"La troisième balise, je vais la choisir en fonction de mon métier: Louis-Ferdinand Céline. Pourquoi lui? J'ai eu des tas de chocs littéraires dans ma vie, mais je pense que Céline est vraiment l'écrivain qui m'a le plus télescopé."
D'abord par le courage, ou l'inconscience, qu'il a eu dans sa démesure. Maintenant, personne ne sourcille plus. Mais à l'époque, cela a été un coup de tonnerre dans les Lettres: il y avait les pro-céliniens et les anti-céliniens. C'était nettement tranché. Il y avait ceux qui le conspuaient, qui le vouait aux gémonies, et puis ceux qui voyaient se lever une aube nouvelle. Moi, j'étais de ceux-là.
C'est vers seize ans que j'ai rencontré un type formidable, un peu fou, un peu démesuré, très célinien d'ailleurs, qui m'a fait découvrir Céline. C'est lui qui, un jour, m'a mis «Le voyage» entre les mains, et qui m'a dit: «Lis-le. Tu verras, on n'avait jamais écrit ça auparavant. Cela doit chambouler ta vie». Et effectivement, ça a chamboulé ma vie.
Il y a quelque chose de très curieux... J'ai habité Paris pendant une quinzaine d'années, et chaque jour qui passait, j'avais envie d'aller voir Céline. Il habitait Meudon, et moi je vivais également dans la banlieue ouest. J'avais vraiment envie de m'armer de courage, et d'aller sonner à sa porte. Et puis je pensais: «Je vais lui dire quoi? Que je l'admire?... Il y en a d'autres qui doivent le lui dire! Il va voir un petit jeune homme timide, qui va bredouiller, il va me prendre pour un connard! J'irai plus tard».
Et j'attendais toujours, jusqu'au jour où on a annoncé sa mort. Alors je me suis senti frustré, un peu cocu. Maintenant, je me demande ce que cela m'aurait apporté. J'aurais peut-être été déçu, il aurait peut-être dit des choses qui aurait un peu mutilé ce que sa littérature m'a donné. C'est-à-dire beaucoup: une espèce de notion de l'écriture, mais aussi de la vie, de la dérision universelle. La vie, il y a une certaine façon de la voir, sans se prendre au sérieux: comme dans Céline.
Qu'est-ce qui vous a encore frappé chez Céline, au point de le considérer comme une balise aujourd'hui ?
Avant même son style, c'est l'outrance. C'est ce bonhomme qui se met à écrire au goudron sur les murs, en caractères d'affiche! Rien ne lui résiste: c'est un vociférateur, un imprécateur! Et puis, dans un deuxième temps, il se passe un phénomène qui est vachement étrange: c'est le charme. C'est gros, c'est énorme, et puis brusquement, lisez-le, lisez-le bien, enfoncez-vous dans la lecture, vous entendrez, il y a une musique qui naît de ces petites phrases courtes, de ces petites phrases tronquées, une musique qui vous emporte. Il y a un sortilège: vous découvrez un grand littérateur, un type qui a une vraie puissance évocatrice, un type qui sait vous investir d'une façon fabuleuse. Là, chapeau! Vous vous sentez infiniment petit, et vous vous demandez qui peut faire mieux.
Vous disiez que le jeune Frédéric Dard n'osait pas aller sonner chez Céline. Comment le Frédéric Dard reconnu, respecté, réagit-il face à de jeunes inconnus qui viennent le voir parce qu'il représente pour eux une forme de modèle ?
Oh, vous savez, quand cela m'arrive, c'est la gêne qui l'emporte. Je leur dis: «Vous vous méprenez, vous me grandissez, vous me faites plus beau et plus talentueux que je ne suis!» Restez calmes, quoi! Gardez votre raison. J'ai envie leur dire: «Restez chez vous, ça n'en vaut pas le coup!»
Cette pudeur, elle sera toujours en vous? Vous n'aurez jamais l'impression d'être un grand écrivain? Tout le monde ou presque le reconnaît pourtant!
Mais non, enfin, tant mieux... J'ai l'impression d'un immense malentendu qui se propage, et je me demande ce qui s'est passé pour que ce malentendu perdure ainsi, et même, qu'il s'affirme! Non, je ne sais pas... Non, je ne comprendrai jamais! Mon cas est quelque chose qui m'échappe. C'est une bienveillance d'En-haut, je crois!
Source
Propos recueillis par Bernard Léchot
05.12.94
>>> Frédéric Dard (1921~2000), alias San-Antonio, documentaire :
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