Extrait de Les idées politiques de Louis-Ferdinand Céline de Jacqueline Morand, 1972 (réédition en 2010 chez Ecriture):
Au-delà de l'antisémitisme : Céline et le mythe national
L'antisémitisme de L.-F. Céline ne peut être apprécié sans tenir compte du style original et turbulent du romancier, style qui évoluera d'ailleurs d'un pamphlet à l'autre. Cette progression du ton célinien est liée à l'évolution de sa pensée qui l'entraîne, après Bagatelles pour un massacre, bien au-delà de l'antisémitisme.
I. - Le ton célinien
A. — Un style
Le style de Céline révélé par les romans est la seule invention dont il se soit réellement enorgueilli. Ce « rythme impétueux et indomptable d'un langage qui prend le siècle aux entrailles (1) » fut mis au service des pamphlets. S'y retrouvent en un même torrent tumultueux, l'argot lyrique, l'usage immodéré des points d'exclamation et de suspension, la fréquence des néologismes, des calembourgs mis au point dans Mort à crédit. Ample, turbulent, sans contrainte ce style qui s'épanouit dans Bagatelles donne en comparaison, selon Léon Daudet, l'aspect d'un « verre d'eau de fleurs d'oranger » à « La France juive » de Drumont et celui d'un « conte de Berquin » au « Juifs, rois de l'époque » de Toussenel. Le polémiste de L'Action française est catégorique :
Il n'existe pas dans notre littérature, depuis Ménippée et les poèmes d'Agrippa d'Aubigné de pareil hurlement de colère répercuté par les échos d'une syntaxe parlée, musclée, gaillarde et nue comme une fille du grand Courbet. (2)
Ce style va se conjuguer à merveille avec deux attitudes que l'écrivain a érigées en systèmes : l'outrance et la provocation. L'outrance, cette complaisance à amplifier, généraliser, à se lancer dans des thèses hasardeuses, à ne pas mesurer ses arguments ou à n'en point chercher. Ne confiait-il pas à Robert Poulet :
Tout se gâte par l'excès de raison, à mesure que la société devient plus rationnelle, plus logique, cartésienne. Les Français surtout ont la rage des explications (3).
Il y a pour Céline une impossibilité à la mesure, à la modération. Pensée trop tumultueuse, préoccupation d'un maniaque du "verbe", le moindre fait banal et quotidien prend avec lui la
mesure d'une épopée. Aux visions hallucinatoires qu'engendre une imagination riche, se mêlent dans l'esprit tourmenté de l'auteur la sollicitation des mots et de leur rythme. Le propos d'André Gide : "Ce n'est pas la réalité que peint Céline, c'est l'hallucination que la réalité provoque » (4) exprime parfaitement ce « ton » célinien. Ces échappées saisissantes dans les domaines de l'inconscient s'épanouissent magnifiquement dans les pamphlets, genre littéraire qui permet le mieux ce laisser-aller à la démesure. Cet étonnant passage de L'Ecole des cadavres illustre bien ce déferlement des hallucinations transcrit exactement par la richesse verbale et le rythme haletant de la phrase :
Toules les vallées ouraliennes, budipestiques, tartariotes, verminent, regorgent littéralement de ces foisons d'opprimés ! Et que ça demande qu'à foncer, déferler irrésistibles, à torrents furieux, renverser les digues, les mots, les prévenances, votre fol boccage ! et vous, l'oiseau cuicuiteur ! noyer tout ! Tous les souks,tous les brousbirs, lotis les khans, toutes les kasbahs, tous les sanhédrins, tous les caravansérails, tous les Comintern de tous les deltas empuants de toutes les véroleries du monde déverseront d'un seul coup toute leur ravagerie truande, toute l'avalanche démocratique de leurs mécréants en famine depuis cinquante siècles sur vos os ! (L'Ecole des cadavres, p. 95)
Il semble alors que l'écrivain se laisse entraîner par le rythme intense du verbe et que la violence du fond procède de la violence de la forme. Ce combattant attaque aveuglément ne connaissant que l'offensive. Il a besoin de panache, de brio, il parade, défie, il ne se soucie d'efficacité mais de rutilance. C'est pourquoi on a pu dire que Céline était le plus mauvais propagandiste qui soit. André Gide l'accusait de faire tout ce qu'il pouvait pour ne pas être pris au sérieux. Les pamphlets sonnent haut et ne sonnent pas juste. Céline s'en est expliqué lui-même, et la phrase est curieuse :
La politique, c'est la colère !... et la colère... est un péché capital oubliez pas ! celui qui est en colère déconne... (Entretiens avec le professeur Y, p. 19)
On ne lira donc pas les pamphlets ligne à ligne, mot à mot. On s'efforcera de s'adapter au « ton » célinien pour saisir sous l'apparence des mots la vérité de l'auteur et de sa pensée. On notera aussi que ce style a évolué d'un pamphlet à l'autre.
B. — L'évolution à travers les pamphlets
Avec le premier manifeste antisémite de Céline Bagatelles pour un massacre, une remarque s'impose : Bagatelles se rattache au genre romanesque, fait la transition entre les romans Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit et les deux réels pamphlets L'Ecole des cadavres et Les Beaux Draps. Les critères du roman : personnages et construction, se retrouvent dans Bagatelles pour un massacre. Les personnages, à part Ferdinand, sont au nombre de trois, trois copains pratiquant la discussion avec autant de plaisir que Céline : un médecin juif Léo Gutman, le cousin Gustin Sabayotte et le peintre Popol. A la suite des démarches vaines de Gutman, qui a des relations, pour faire monter les ballets de Ferdinand, ce dernier décide de partir en croisade contre les Juifs. Il essaye de convaincre Popol à sa cause, puis Gustin Sabayotte. Devant son cousin, Ferdinand monologue l'espace de 150 pages. Gustin réplique, ne réussissant qu'à exciter davantage son irrascible vis à vis. Le livre se termine par un nouvel entretien avec Gutman et 20 pages sur la Russie. La construction est insolite sans doute, mais n'en existe pas moins.
Dans Bagatelles pour un massacre l'antisémitisme n'a qu'une place secondaire. Il y a trois thèmes dans l'ouvrage : le thème de la décadence, l'antisémitisme et ce que l'on pourrait appeler le populisme. Le thème de la décadence entraîne les deux autres. Ayant décidé que les Juifs étaient responsables et profitaient de la décadence de la France, Céline les prend à partie mais il paraît érronné de faire de l'antisémitisme le thème principal du livre. Enfin, les armes employées pour soutenir la polémique sont fréquemment l'ironie et le sarcasme. Il s'agit d'une discussion entre deux compères qui feront assaut d'humour, parade fanfaronne, pour briller l'un auprès de l'autre.
Dans L'Ecole des cadavres, le ton est différent. Il s'agit réellement d'un pamphlet. Une déconcertante introduction, vaguement romancée, ouvre le livre mais tout le reste est du domaine de l'invective. Parfois même une sorte de double de Céline intervient pour le rappeler à l'ordre :
Mais alors, dites donc ferdinand, vous allez pas terminer ce genre prétentieux ? Ces effets captieux ? Ces paradoxes imprécatoires ? Ce phrasouillis vétilleux ? Où que vous partez en zig-zag ? Vous allez pas aboutir ? Abrégez un peu vos facondes. (L'Ecole des cadavres, p.211)
Les thèmes de l'Ecole des cadavres se ramènent à trois principaux : le pacifisme, l'antisémitisme, et le rapprochement franco-allemand. C'est le pacifisme qui, dans ce pamphlet entraîne l'antisémitisme. Sentant la menace de la guerre, quasi inéluctable, Céline écrit sous l'empire de la peur et de la colère. L'ironie et le sarcasme de Bagatelles font place à des invectives beaucoup plus violentes parce qu'angoissées. Il n'y a aucun souci d'humour, aucune concession au burlesque.
Les Beaux Draps sont aussi un pamphlet, mises à part les quelques pages finales. Le thème des Beaux Draps c'est l'espoir de Céline en une possible rénovation nationale. L'écrivain exprime son amertume devant la situation de la France, mais manifeste pour la première fois une certaine confiance en un redressement national dont le racisme serait l'un des moyens. Ecrits par un Céline amer et douloureux après la défaite, Les Beaux Draps témoignent d'une modération dans le ton, style plus classique, invectives accompagnées de conseils et de voeux, insolites dans l'ensemble de l'oeuvre.
Cette progression dans le ton des pamphlets se relie à une progression dans les thèses. Il y a une évolution dans l'antisémitisme de Céline qui devrait permettre d'en apprécier le sens réel et la portée.
Notes
(1) Robert Poulet, Entretiens familiers avec L.-F. Céline, Plon, 1958, p. 8.
(2) L'Action française, 10 février 1938.
(3) Robert Poulet, Entretiens familiers avec L.-F. Céline, Plon, 1958.
(4) André Gide, NRF, avril 1938.
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