La République des Livres, 29/12/2009 : Il serait temps de s'aviser qu'un écrivain est un bloc. Rien à jeter. Ses lettres font œuvre comme le reste. Céline n'y échappe pas. L'épistolier en lui n'est pas seulement abondant : il est nombreux, multiple. Il suffit d'observer les signatures au bas des milliers de mots reproduits dans le fort volume (2080 pages, 59 euros, Gallimard) de cette Pléiade timbrée : « Louis », « Destouches », « Louis Destouches », « L d T », « L. Destouches », « L.D. », « L. des Touches », « Louis Des Touches », « Louis F. Destouches (Céline), « Destouches-Céline »,« L.F. Céline », « Louis F.C. », « LFD », « Ferdinand », « Ton pote Ferd », « Dr Destouches », « Louis Ferdinand », « Dest ». Important, la signature. Elle ne fait qu'augmenter le mystère profond de ces hommes réunis en un. Le cas Céline, Henri Godard, minutieux éditeur avec Jean-Paul Louis de Lettres (2 080 pages, 59 euros), cette Pléiade épistolière, le résume remarquablement dès l'incipit de sa préface : « De quel désastre obscur faut-il que son œuvre nous parvienne, pour contenir, à côté de tant de pages qui répondent à l'idée que nous nous faisons d'une littérature pour notre temps, tant d'autres qui sont la négation même du lien que la création littéraire cherche à établir entre les hommes ? » On ne saurait mieux dire le double mouvement dialectique d'attraction/répulsion que provoque son œuvre complète.
Ce recueil de correspondances couvrant le spectre 1907-1961, on passe effectivement par les différents stades de l'amusement, de l'admiration, de la fascination, du dégoût et du doute face aux différentes explosions de « l'antinomie célinienne ». Céline n'écrivait pas ses lettres comme Gide les rédigeait. Il ne les plaçait pas dans la perspective d'une Pléiade à venir aussitôt l'encre sèche. Elles n'entraient pas dans un projet littéraire. Rien de moins prémédité. Des lettres, ni plus ni moins. Brèves pour la plupart, sauf dans les moments d'exil durant lesquels il est privé de la conversation de vive voix et de téléphonages. C'est le cas pendant la première guerre, puis lors de ses voyages au long cours, enfin à l'occasion de ses retraites forcées au Danemark. On le sait, cet écrivain-là ne fut jamais essayiste. Qu'on n'attende pas de lui qu'il théorise sur sa création, et encore moins sur celle des autres. Il écrit pour informer, s'informer, questionner et surtout réagir tel un moteur à explosions. Qui sont ses correspondants ? La famille (papa, maman), les traducteurs (John Marks), les critiques (André Rousseaux, Claude Jamet, Robert Brasillach…), les journalistes collabos (Lucien Combelle, Pierre Costantini, Henri-Robert Petit, Henri Poulain, Alphonse de Chateaubriant), l'Occupant (Karl Epting), les confidents (Marie Canavaggia, Milton Hindus, Albert Paraz, Gen Paul, Roger Nimier), son avocat (Albert Naud) sans oublier, bien sûr, son éditeur Gaston Gallimard qui fut le destinataire de son ultime lettre, celle dans laquelle il annonçait l'arrivée du manuscrit de Rigodon. Le lendemain, il était terrassé par une congestion cérébrale. Ce recueil a ceci de passionnant qu'il permet d'observer plusieurs phénomènes qu'une biographie ne peut mettre en lumière. D'abord, la permanence d'un thème, obsessionnel : la mort, la mort, la mort… Puis la recherche permanente du point limite, de manière à savoir en toutes circonstances jusqu'où aller trop loin puisque le propre d'un tabou est d'être transgressé. Enfin, le dernier mais pas le moindre, l'évolution de son style. Et là, on entre vraiment dans la fabrique. Toutes ses voix intérieures se font entendre. Il n'est pas de circonstance personnelle, littéraire, politique qui ne les fasse résonner chacune dans son registre approprié. A partir de 1932, c'est Céline qui signe mais c'est Bardamu qui tient la plume, avec ce qu'il faut de désabusé dans le ton. Normal : l'un est l'autre. Jusqu'en 1936, l'écriture des lettres est aussi classique et provocatrice que celle du Voyage au bout de la nuit.C'est à peine si l'on sent la diatribe antisémite affleurer ça et là. Il en est encore à séduire la feuille de papier, et, à l'occasion, à la faire marrer, voire à la branler. Bientôt, il lui crachera à la gueule. Dès l'avènement du juif Léon Blum à la présidence du Conseil, à la faveur du Front populaire, c'est un fleuve de haine et de vomissures dans un déferlement d'invention langagière, qui atteindra son paroxysme sous l'Occupation ; au passage, on remarquera l'habileté avec laquelle Céline, qui assurera n'avoir jamais publié d'article dans la presse sous la botte, ce qui n'est pas faux formellement, jouera sur l'ambiguïté qui consista à composer ce qu'Henri Godard désigne fort justement comme « des lettres quasi ouvertes » adressées personnellement à des rédacteurs en chef de feuilles collaborationnistes qui se sont empressés de les y publier en bonne place. Ainsi, l'écriture de l'épistolier est-elle en parfaite harmonie avec celle du romancier. Pas de hiatus. Preuve si besoin est qu'il serait vain et dérisoire de persister à séparer le dieu Céline du diable Destouches.
Si les lettres de jeunesse de la période 1907-1915 nous étaient inconnues, la plupart des autres nous sont bien connues grâce à diverses publications plus ou moins confidentielles, à des revues ou des travaux universitaires, pour ne rien dire des biographies. Mais cela ne gâte en rien l'immense intérêt de cette réunion car elle offre une continuité saisissante des révoltes au jour le jour du bonhomme Céline. D'autant que, contrairement à nombre d'épistoliers littéraires, il ne s'écoutait pas écrire. Quelle que soit la longueur, c'est presque toujours dense, précis, drôle ou accablant. On n'y trouvera guère de notes de blanchisserie. Henri Godard remarque, au passage, que les pamphlets (Bagatelles pour un massacre, L'Ecole des cadavres, Les Beaux draps) sont « toujours interdits de réimpression » ce qui laisserait à croire qu'une loi l'en empêche ; en réalité, Lucette Destouches, sa veuve, âgée de 96 ans, est la première à s'y opposer car elle entend finir ses jours en paix sans avoir à affronter l'inévitable scandale qui entourera cette édition. Après elle, le déluge, lequel prendra certainement la forme d'un volume de la Pléiade dans laquelle les textes maudits, qu'on peut facilement lire sur la Toile en toute liberté, paraîtront enchâssés parmi des textes moins inflammables, précédés d'un avertissement contextualisant la chose et suivis d'un appareil de notes conséquent. En ce sens, la publication de la correspondance complète est un chevau-léger de l'ultime charge à venir de l'ancien cuirassé Destouches. Ca risque d'être hénaurme et violent. Mais comme l'a répondu l'intéressé à un correspondant qui lui reprochait l'usage immodéré de « merde » dans ses textes : « Chie pas juste qui veut ».
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