Frederic Ferney, 18/11/2009 : Lu: Lettres de Céline, Préface d'Henri Godard, Edition établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard .
Il y a les lettres de 1907-1909, celles du grand garçon sage, muni de son certificat d'études, qui écrit à ses parents des collèges où il s'ennuie un peu, en Allemagne, puis en Angleterre, et qui signe: "Votre fils qui vous embrasse de tout son coeur". C'est le même homme qui plus tard, la bave aux lèvres... Que s'est-il passé, mon Dieu, et d'où vient la contamination? Où va-t-il puiser la noirceur de son délire? On invoquera la Grande Guerre, l'Afrique noire, la médecine - cette "merde", dira-t-il plus tard, comme s'il avait fait provisions de cauchemars. Non, rien ne permet d'expliquer vraiment sa fièvre et sa métamorphose.
Dès 1915-1916, une modification est perceptible, dans ses lettres, comme un arrière-goût de méchanceté, une "tâche d'amertume" qui ne cessera d'empirer. Incapable de préserver la bonne distance envers "l'incurable bestialité humaine", Céline a trouvé un bouc émissaire: les juifs. C'est nauséabond mais cela reste, dans ces années-là, comment dire, dans les limites admises de la bêtise à l'époque. L'antisémitisme est une opinion largement partagée dans la petite-bourgeoisie boutiquière. On trouve des propos semblables chez Morand, et même, plus ou moins voilés, chez les grands écrivains catholiques, Bernanos, Claudel ou Mauriac.
Ca vire au délire scatologique, à l'oracle vengeur, à la fulguration nihiliste, dans les années trente et ça n'ira qu'en s'aggravant. Comme s'il avait été mordu. Les lettres qu'il écrit à Elie Faure pendant l'été 1935 marque un tournant: "Quand vous serez à l'agonie, vous me comprendrez entièrement et là seulement. Je parle le langage de l'intimité de choses. Il a fallu que je l'apprenne, que je l'épelle d'abord. J'ai tout jaugé. Rien de ce que je dis n'est gratuit. Je sais. Je ne suis, je demeure un imagier truculent, rien de plus. Je ne veux rien être de plus". C'est par la haine du juif que Céline entre dans la famille des orateurs sacrés, des prophètes de la perdition, des cassandres. C'est un engagement lyrique, une illumination nerveuse, intense, substantielle.
Jamais on n'a été plus loin dans l'invective, la dentelle entremêlée de crachat. Ce qui le perd, au fond, c'est l'amour de la littérature: une tentative désespérée pour comprendre l'histoire comme une pathologie et les hommes, ces "morts-vivants", tous ignobles, à en crever. Oui, Céline ne serait pas si abject s'il n'était pas tant écrivain, avec cette emphase bouffonne, ce ton guignol qui est le sien. Cela va bien au-delà de l'idéologie chez lui. C'est dans sa tripe qu'est le poison; c'est une sommation de l'instinct, un "mauvais sang" comme dirait Rimbaud, toujours enclin à la précision sur les bassesses.
Céline a l'art des jurons. C'est sa patte - on a raison de parler de la patte d'un écrivain, c'est animal. Le meilleur et le pire Céline ne font qu'un. Dur à avaler, n'est-ce pas? Me revient cet aveu abominable dans sa sincérité de Cioran: "Je perçois bien la France par tout ce que j'ai de pourri en moi". Céline n'aurait pas pu écrire cela: ce n'est pas un dépravé, c'est un puriste. On ne peut prétendre qu'il soit responsable des camps, il ne s'est jamais sali à écrire dans les journaux mais il a fait pire: il a exprimé des passions qui ont conduit aux camps. Au moins ne cherche-t-il pas à obtenir sa grâce en confessant ses erreurs: il ne se soumet pas, il revendique, il vocifère de toute ses forces. Il a le génie râleur et rutilant.
De cette correspondance où la hargne domine se détachent les lettres destinées aux femmes qu'il a aimées: Elizabeth Craig - "love love love" -; Lucette Almenzor avec qui il se montre affectueux, paternel; Marie Canavaggia qui reçoit les lettres les plus raffinées. Celles qu'il écrit à son ami Albert Paraz, "mon cher vieux", trahissent une complicité de sectateurs en goguette: on songe parfois à Flaubert qui avait aussi le culte de l'amitié, comme un Ancien. Il appelle Arletty, née à Courbevoie comme lui, sa "payse", sa "pote".
De ces lettres, je retiens aussi celle-ci, écrite aux Editions de la Nrf peu avant le 14 avril 1932: "Monsieur, Je vous remets mon manuscrit du "Voyage au bout de la nuit" (5 ans de boulot). Je vous serais particulièrement obligé de me faire savoir le plus tôt possible si vous êtes désireux de l'éditer... Il s'agit d'une manière de symphonie littéraire, émotive, plutôt que d'un véritable roman. L'écueil du genre, c'est l'ennui. Je ne crois pas que mon machin soit ennuyeux. Au point de vue émotif, ce récit est assez voisin de ce qu'on obtient ou devrait obtenir avec de la musique... C'est de la grande fresque, du populisme lyrique, du communisme avec une âme, coquin donc, vivant... 700 pages de voyages à travers le monde, les hommes et la nuit, et l'amour, l'amour surtout que je traque, abîme, et qui ressort de là, pénible, dégonflé, vaincu... Du crime, du délire, du dostoïevskysme, il y a de tout dans mon machin, pour s'instruire et pour s'amuser". Et il conclut: "C'est du pain pour un siècle entier de littérature. C'est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l'Heureux éditeur qui saura retenir cette oeuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine... (Les points de suspension sont de Céline). Orgueil et dérision.
Le plus souvent, la colère l'emporte, dans ces lettres. Je sais, il y a de justes colères qui viennent au secours de la justice; la sienne provient d'un narcissisme blessé, d'un désir non pas de justice mais de vengeance. Egaré entre des vérités irrespirables et des mensonges qu'il croit salutaires, il ne croit pas qu'un procès, même médiocre, vaut mieux qu'un lynchage. Il est bon de relire Agrippa d'Aubigné, autre ambassadeur des litiges (lui aussi croyait aux "races", par exemple les Catholiques et les Protestants) après avoir lu Céline. Juste pour changer d'air.
Il y a les lettres de 1907-1909, celles du grand garçon sage, muni de son certificat d'études, qui écrit à ses parents des collèges où il s'ennuie un peu, en Allemagne, puis en Angleterre, et qui signe: "Votre fils qui vous embrasse de tout son coeur". C'est le même homme qui plus tard, la bave aux lèvres... Que s'est-il passé, mon Dieu, et d'où vient la contamination? Où va-t-il puiser la noirceur de son délire? On invoquera la Grande Guerre, l'Afrique noire, la médecine - cette "merde", dira-t-il plus tard, comme s'il avait fait provisions de cauchemars. Non, rien ne permet d'expliquer vraiment sa fièvre et sa métamorphose.
Dès 1915-1916, une modification est perceptible, dans ses lettres, comme un arrière-goût de méchanceté, une "tâche d'amertume" qui ne cessera d'empirer. Incapable de préserver la bonne distance envers "l'incurable bestialité humaine", Céline a trouvé un bouc émissaire: les juifs. C'est nauséabond mais cela reste, dans ces années-là, comment dire, dans les limites admises de la bêtise à l'époque. L'antisémitisme est une opinion largement partagée dans la petite-bourgeoisie boutiquière. On trouve des propos semblables chez Morand, et même, plus ou moins voilés, chez les grands écrivains catholiques, Bernanos, Claudel ou Mauriac.
Ca vire au délire scatologique, à l'oracle vengeur, à la fulguration nihiliste, dans les années trente et ça n'ira qu'en s'aggravant. Comme s'il avait été mordu. Les lettres qu'il écrit à Elie Faure pendant l'été 1935 marque un tournant: "Quand vous serez à l'agonie, vous me comprendrez entièrement et là seulement. Je parle le langage de l'intimité de choses. Il a fallu que je l'apprenne, que je l'épelle d'abord. J'ai tout jaugé. Rien de ce que je dis n'est gratuit. Je sais. Je ne suis, je demeure un imagier truculent, rien de plus. Je ne veux rien être de plus". C'est par la haine du juif que Céline entre dans la famille des orateurs sacrés, des prophètes de la perdition, des cassandres. C'est un engagement lyrique, une illumination nerveuse, intense, substantielle.
Jamais on n'a été plus loin dans l'invective, la dentelle entremêlée de crachat. Ce qui le perd, au fond, c'est l'amour de la littérature: une tentative désespérée pour comprendre l'histoire comme une pathologie et les hommes, ces "morts-vivants", tous ignobles, à en crever. Oui, Céline ne serait pas si abject s'il n'était pas tant écrivain, avec cette emphase bouffonne, ce ton guignol qui est le sien. Cela va bien au-delà de l'idéologie chez lui. C'est dans sa tripe qu'est le poison; c'est une sommation de l'instinct, un "mauvais sang" comme dirait Rimbaud, toujours enclin à la précision sur les bassesses.
Céline a l'art des jurons. C'est sa patte - on a raison de parler de la patte d'un écrivain, c'est animal. Le meilleur et le pire Céline ne font qu'un. Dur à avaler, n'est-ce pas? Me revient cet aveu abominable dans sa sincérité de Cioran: "Je perçois bien la France par tout ce que j'ai de pourri en moi". Céline n'aurait pas pu écrire cela: ce n'est pas un dépravé, c'est un puriste. On ne peut prétendre qu'il soit responsable des camps, il ne s'est jamais sali à écrire dans les journaux mais il a fait pire: il a exprimé des passions qui ont conduit aux camps. Au moins ne cherche-t-il pas à obtenir sa grâce en confessant ses erreurs: il ne se soumet pas, il revendique, il vocifère de toute ses forces. Il a le génie râleur et rutilant.
De cette correspondance où la hargne domine se détachent les lettres destinées aux femmes qu'il a aimées: Elizabeth Craig - "love love love" -; Lucette Almenzor avec qui il se montre affectueux, paternel; Marie Canavaggia qui reçoit les lettres les plus raffinées. Celles qu'il écrit à son ami Albert Paraz, "mon cher vieux", trahissent une complicité de sectateurs en goguette: on songe parfois à Flaubert qui avait aussi le culte de l'amitié, comme un Ancien. Il appelle Arletty, née à Courbevoie comme lui, sa "payse", sa "pote".
De ces lettres, je retiens aussi celle-ci, écrite aux Editions de la Nrf peu avant le 14 avril 1932: "Monsieur, Je vous remets mon manuscrit du "Voyage au bout de la nuit" (5 ans de boulot). Je vous serais particulièrement obligé de me faire savoir le plus tôt possible si vous êtes désireux de l'éditer... Il s'agit d'une manière de symphonie littéraire, émotive, plutôt que d'un véritable roman. L'écueil du genre, c'est l'ennui. Je ne crois pas que mon machin soit ennuyeux. Au point de vue émotif, ce récit est assez voisin de ce qu'on obtient ou devrait obtenir avec de la musique... C'est de la grande fresque, du populisme lyrique, du communisme avec une âme, coquin donc, vivant... 700 pages de voyages à travers le monde, les hommes et la nuit, et l'amour, l'amour surtout que je traque, abîme, et qui ressort de là, pénible, dégonflé, vaincu... Du crime, du délire, du dostoïevskysme, il y a de tout dans mon machin, pour s'instruire et pour s'amuser". Et il conclut: "C'est du pain pour un siècle entier de littérature. C'est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l'Heureux éditeur qui saura retenir cette oeuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine... (Les points de suspension sont de Céline). Orgueil et dérision.
Le plus souvent, la colère l'emporte, dans ces lettres. Je sais, il y a de justes colères qui viennent au secours de la justice; la sienne provient d'un narcissisme blessé, d'un désir non pas de justice mais de vengeance. Egaré entre des vérités irrespirables et des mensonges qu'il croit salutaires, il ne croit pas qu'un procès, même médiocre, vaut mieux qu'un lynchage. Il est bon de relire Agrippa d'Aubigné, autre ambassadeur des litiges (lui aussi croyait aux "races", par exemple les Catholiques et les Protestants) après avoir lu Céline. Juste pour changer d'air.
Frédéric Ferney
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