Le Nouvel Observateur, 3/12/2009 : Avant d'être l'auteur de «Voyage au bout de la nuit», le jeune Céline fut un fils affectueux, un cuirassier combatif un futur médecin et, déjà, un écrivain.
Qui l'aurait cru ? Le jeune Céline, dans ses lettres à ses parents, est un modèle de gentillesse, d'affection, de reconnaissance. A 20 ans, c'est un cuirassier enthousiaste, patriote, désireux d'être un combattant exemplaire dans la boucherie de 1914. Louis Destouches (c'est son nom) découvre peu à peu l'horreur :
« Il y a des villages dont on ne peut approcher, tellement l'odeur qui s'en échappe est violente, il n'y a pas un puits où il n'y ait un cadavre. »
Ca ne fait rien, il faut tuer de l'Allemand, et surtout prendre soin de la jument qui vous sauve la vie par intermittence. « L'Allemagne est à terre il ne reste plus qu'à la tuer, à la traquer jusqu'à la dernière extrémité. » Céline n'a encore aucune idée de l'écrivain qu'il sera, mais son talent d'épistolier prouve qu'un écrivain l'est bien avant de l'être officiellement. Le ton est là, et surtout le courage. Drôle de France transformée en charnier : « Certains endroits sont de véritables lacs où émergent les cadavres des hommes et des chevaux. » Le voilà brusquement devant d'« énormes trous d'obus où rentrerait bien un autobus », ou devant « des fosses pour les cadavres, la plupart du temps; enterrés sans même une croix ».
Les atrocités se multiplient, ainsi de ces civils sans défense tués à coups de lance, une grand-mère de 78 ans, un bébé de 15 jours, une mère enceinte dont un soldat allemand a ouvert le ventre. « On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté », dira, beaucoup plus tard, l'auteur de « Voyage au bout de la nuit ». Pour l'instant, c'est le choc : Louis est blessé, il a peur de perdre son bras droit, il décrit froidement des « douleurs intolérables », mais continue d'écrire à ses « chers Parents », qui d'ailleurs veillent sur lui en écrivant sans relâche aux responsables militaires. Voyez cette lettre tracée avec application : « Je fais une tentative de la main gauche, qui me reporte au temps de l'école maternelle. » Il sauvera son bras droit, mais, dix-huit ans plus tard, n'obtiendra pas le Goncourt pour son premier livre. « Le caractère anarchique du style peut les effrayer beaucoup. Autrefois, les Goncourt étaient anarchistes, mais ils ont vieilli, ce ne sont plus que de vieilles femelles conservatrices. » Ce jeune Destouches a décidément bien changé.
Les lettres les plus étonnantes viennent d'Afrique, en 1916. Céline est employé dans une compagnie forestière à Bikobimbo. Il écrit toujours à ses « chers Parents » :
« Je ne suis pas un homme de devoir. Je devais remonter vers la forêt, mais la mer est si belle qu'elle me retient indûment sur ses bords... La brise m'arrive du large, saccadée, rageuse et saupoudre de sable doré les mille petites fleurs roses et blanches qui se secouent aussitôt, toutes ensemble, en petites fleurs soigneuses de leurs corolles. »
De là, il s'enfonce à travers l'épaisse forêt, dans une solitude d'aventurier (« je suis profondément insociable, je peux entrer dans n'importe quel rôle du jour au lendemain »), luttant contre l'avachissement et la fièvre. Le meilleur moyen pour se maintenir en forme, dit-il, est de lire d'un bout à l'autre un bouquin de médecine coloniale, ce qui lui permet d'envoyer à son « cher Papa » la description de symptômes horribles. Et puis il marche : « Je n'ai encore rencontré personne, et, si les cartes sont justes, je ne rencontrerai personne avant quinze jours. » Ce jeune homme de 22 ans, aucun doute, sera un jour médecin et écrivain, même système nerveux très sensible.
Et puis il y a les moments lourds :
« Le soir, lorsque sous la grande voûte des branches j'ai fait mon campement, que tous mes porteurs dorment, que je fais cuire mon morceau de singe journalier sur un petit feu récalcitrant de bois humide, une sorte de pudeur craintive m'envahit, j'ai peur de la grande caverne que forment les arbres, je cherche en vain les étoiles, les mille cris d'animaux que l'écho grossit encore me semblent protester contre ma présence. Et je vous confesse que, dans ces moments-là, j'évite de heurter avec mon unique cuiller les parois de mon unique casserole, de peur de faire du bruit. »
Comme on sait, les livres de Louis-Ferdinand Céline n'en finissent pas de faire du bruit.
Qui l'aurait cru ? Le jeune Céline, dans ses lettres à ses parents, est un modèle de gentillesse, d'affection, de reconnaissance. A 20 ans, c'est un cuirassier enthousiaste, patriote, désireux d'être un combattant exemplaire dans la boucherie de 1914. Louis Destouches (c'est son nom) découvre peu à peu l'horreur :
« Il y a des villages dont on ne peut approcher, tellement l'odeur qui s'en échappe est violente, il n'y a pas un puits où il n'y ait un cadavre. »
Ca ne fait rien, il faut tuer de l'Allemand, et surtout prendre soin de la jument qui vous sauve la vie par intermittence. « L'Allemagne est à terre il ne reste plus qu'à la tuer, à la traquer jusqu'à la dernière extrémité. » Céline n'a encore aucune idée de l'écrivain qu'il sera, mais son talent d'épistolier prouve qu'un écrivain l'est bien avant de l'être officiellement. Le ton est là, et surtout le courage. Drôle de France transformée en charnier : « Certains endroits sont de véritables lacs où émergent les cadavres des hommes et des chevaux. » Le voilà brusquement devant d'« énormes trous d'obus où rentrerait bien un autobus », ou devant « des fosses pour les cadavres, la plupart du temps; enterrés sans même une croix ».
Les atrocités se multiplient, ainsi de ces civils sans défense tués à coups de lance, une grand-mère de 78 ans, un bébé de 15 jours, une mère enceinte dont un soldat allemand a ouvert le ventre. « On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté », dira, beaucoup plus tard, l'auteur de « Voyage au bout de la nuit ». Pour l'instant, c'est le choc : Louis est blessé, il a peur de perdre son bras droit, il décrit froidement des « douleurs intolérables », mais continue d'écrire à ses « chers Parents », qui d'ailleurs veillent sur lui en écrivant sans relâche aux responsables militaires. Voyez cette lettre tracée avec application : « Je fais une tentative de la main gauche, qui me reporte au temps de l'école maternelle. » Il sauvera son bras droit, mais, dix-huit ans plus tard, n'obtiendra pas le Goncourt pour son premier livre. « Le caractère anarchique du style peut les effrayer beaucoup. Autrefois, les Goncourt étaient anarchistes, mais ils ont vieilli, ce ne sont plus que de vieilles femelles conservatrices. » Ce jeune Destouches a décidément bien changé.
Les lettres les plus étonnantes viennent d'Afrique, en 1916. Céline est employé dans une compagnie forestière à Bikobimbo. Il écrit toujours à ses « chers Parents » :
« Je ne suis pas un homme de devoir. Je devais remonter vers la forêt, mais la mer est si belle qu'elle me retient indûment sur ses bords... La brise m'arrive du large, saccadée, rageuse et saupoudre de sable doré les mille petites fleurs roses et blanches qui se secouent aussitôt, toutes ensemble, en petites fleurs soigneuses de leurs corolles. »
De là, il s'enfonce à travers l'épaisse forêt, dans une solitude d'aventurier (« je suis profondément insociable, je peux entrer dans n'importe quel rôle du jour au lendemain »), luttant contre l'avachissement et la fièvre. Le meilleur moyen pour se maintenir en forme, dit-il, est de lire d'un bout à l'autre un bouquin de médecine coloniale, ce qui lui permet d'envoyer à son « cher Papa » la description de symptômes horribles. Et puis il marche : « Je n'ai encore rencontré personne, et, si les cartes sont justes, je ne rencontrerai personne avant quinze jours. » Ce jeune homme de 22 ans, aucun doute, sera un jour médecin et écrivain, même système nerveux très sensible.
Et puis il y a les moments lourds :
« Le soir, lorsque sous la grande voûte des branches j'ai fait mon campement, que tous mes porteurs dorment, que je fais cuire mon morceau de singe journalier sur un petit feu récalcitrant de bois humide, une sorte de pudeur craintive m'envahit, j'ai peur de la grande caverne que forment les arbres, je cherche en vain les étoiles, les mille cris d'animaux que l'écho grossit encore me semblent protester contre ma présence. Et je vous confesse que, dans ces moments-là, j'évite de heurter avec mon unique cuiller les parois de mon unique casserole, de peur de faire du bruit. »
Comme on sait, les livres de Louis-Ferdinand Céline n'en finissent pas de faire du bruit.
Philipe Sollers
« Devenir Céline (1912-1919) », Gallimard, 2009.
(*) Les Editions Ecriture rassemblent, dans « Céline » tous les textes consacrés par Philippe Sollers à l'auteur de «Voyage au bout de la nuit.»
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