La Croix, 26/11/2009 : Le «Malin» se glisse sans cesse dans ces « Lettres », acerbe, sournois, violent et doté de cet humour ravageur qui, loin d'atténuer le malheur, l'accentue.
Ce n’est certes pas le cœur léger que l’on plonge dans les lettres de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961). Et c’est l’âme accablée que l’on en ressort après mille six-cents pages, comme d’une odyssée de la déréliction, du malheur, du non-sens de vivre. Une épreuve, vraiment, que cette lecture! Un parcours d’enfer. Une dérive sur une barcasse peu sûre où l’on est entraîné, ballotté, de la rive d’une enfance gentille à celle où attend, morne et sinistre, faux en main, la haine d’avoir existé.
Céline ne croyait pas en Dieu, encore moins à toute forme d’espérance. Mais sur l’existence de Lucifer, il avait un doute («Nous nous évitons»). À lire ces centaines de lettres, on comprend mieux pourquoi : le «Malin» s’y glisse sans cesse, acerbe, sournois, violent et doté de cet humour ravageur qui, loin d’atténuer le malheur, l’accentue. Si Satan avait écrit, se dit-on, il aurait écrit ainsi. Il aurait eu ces mots-là. Cela dépasse bien la personne de Louis Destouches, médecin et écrivain : cela le traverse, passe par lui.
Cette édition des «Lettres» de Céline, explique Henri Godard, dans la préface, ne peut être considérée comme «la correspondance» de l’auteur du Voyage au bout de la nuit. D’abord, on est loin de disposer encore de toutes les lettres en circulation, éparpillées. Ensuite, les répétitions d’une lettre à l’autre surabondent et il a fallu faire un tri, pour ne pas accabler plus encore le lecteur…
La nouveauté, par rapport aux éditions «ciblées» antérieures correspondant aux échanges avec tel ou tel personnage, ce sont les lettres de l’enfance, pour la période 1907-1909. Le jeune Louis Destouches est envoyé par ses parents en «séjour linguistique» prolongé en Allemagne (deux fois) et en Angleterre. Il y apprendra deux langues et manifestera à ses parents une reconnaissance disciplinée dans laquelle on ne sent guère «poindre» l’anarchiste révolté qui suivra…
À sa mère il écrit, en 1909, à 15 ans : «Je tâcherai par ma conduite et mon application de vous rendre le plus heureux possible afin de pouvoir vous rendre les sacrifices énormes que vous vous imposez pour moi depuis ma naissance, et surtout depuis deux ans, afin de me donner une arme pour plus tard et dont je vous assure j’userai toujours pour votre bonheur et votre bien-être à tous deux.» Édifiant, irréprochable petit Louis!
Édifiant soldat (mais piètre cavalier…), ensuite, que ce jeune homme engagé en 1912, suivi de très près par ses parents qui entretiennent une correspondance nourrie avec ses chefs, jusqu’au général. Et ces braves officiers, dont certaines lettres sont publiées dans l’ouvrage, d’attirer gentiment l’attention des parents sur la nécessité de ne pas être «trop gentils» avec leur fils, de le laisser s’épanouir par lui-même car il souffre, dit l’un d’eux, d’être «un peu faible de caractère»…
La guerre suivra. Deux ans d’une guerre impitoyable qui marquera Céline physiquement (blessure au bras et troubles à l’oreille), lui vaudra une invalidité à soixante-quinze pour cent, une Médaille militaire qu’il brandira fièrement (hargneusement) jusqu’à la fin de ses jours. Surtout, les traces des horreurs seront pour lui comme la véritable initiation à la vie après ce cocon familial, pauvre, touchant, limité.
La guerre dont, en 1930, il explique à un correspondant : «Je ne m’en remettrai pas» et qui lui a mis dans la mémoire «mille pages de cauchemars en réserve». Comme si la guerre lui avait appris la vie en même temps que la mort, l’ouvrant à l’horreur définitive de l’humaine condition. Comme il l’écrira en 1934 à Elie Faure, c’est de cette terrible expérience que vient sa seule conviction (elle est négative) : «Je suis anarchiste depuis toujours (…) je ne crois pas aux hommes.» Et de là qu’il tirera aussi un «pacifisme» si virulent qu’il l’aveuglera face au nazisme.
Et tout le reste s’ensuivrait. L’antisémitisme forcené, maladif, pathologique, ignoble qui le hantera, même un peu atténué après la Seconde Guerre mondiale. Un antisémitisme à plusieurs entrées, si l’on ose dire, y compris autobiographiques. Nommé dans un dispensaire médical à Clichy, il finira par démissionner au bout de dix ans, après la nomination d’un médecin chef juif, le docteur Ichok, un Lituanien.
Guerre mondiale, conflit privé : «Ils sont aux commandes partout.» D’abord dans son esprit où il fait une «fixation» que rien n’extirpera. Aucune culpabilité pour les horreurs répandues dans ses pamphlets de 1937 (Bagatelles pour un massacre) et 1939 (L’École des cadavres) réédités en 1941 et 1943. Pas un mot de compassion, jusqu’à sa mort. Pas une ligne de regret, de remords, de reconnaissance d’une erreur sauf d’avoir cru au «pacifisme» des hitlériens.
La haine recuite s’étendra à bien des amis, aux éditeurs, aux Gallimard, à Jean Paulhan, patron de la NRF, qui pourtant le défendit courageusement et qui, dans une lettre de rupture, écrira sobrement en 1955 : «Somme toute, je vous aimais bien. Pourquoi diable avoir un aussi mauvais caractère?» Pourquoi diable? Serait-ce le secret du diable, justement?
Ce n’est certes pas le cœur léger que l’on plonge dans les lettres de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961). Et c’est l’âme accablée que l’on en ressort après mille six-cents pages, comme d’une odyssée de la déréliction, du malheur, du non-sens de vivre. Une épreuve, vraiment, que cette lecture! Un parcours d’enfer. Une dérive sur une barcasse peu sûre où l’on est entraîné, ballotté, de la rive d’une enfance gentille à celle où attend, morne et sinistre, faux en main, la haine d’avoir existé.
Céline ne croyait pas en Dieu, encore moins à toute forme d’espérance. Mais sur l’existence de Lucifer, il avait un doute («Nous nous évitons»). À lire ces centaines de lettres, on comprend mieux pourquoi : le «Malin» s’y glisse sans cesse, acerbe, sournois, violent et doté de cet humour ravageur qui, loin d’atténuer le malheur, l’accentue. Si Satan avait écrit, se dit-on, il aurait écrit ainsi. Il aurait eu ces mots-là. Cela dépasse bien la personne de Louis Destouches, médecin et écrivain : cela le traverse, passe par lui.
Cette édition des «Lettres» de Céline, explique Henri Godard, dans la préface, ne peut être considérée comme «la correspondance» de l’auteur du Voyage au bout de la nuit. D’abord, on est loin de disposer encore de toutes les lettres en circulation, éparpillées. Ensuite, les répétitions d’une lettre à l’autre surabondent et il a fallu faire un tri, pour ne pas accabler plus encore le lecteur…
La nouveauté, par rapport aux éditions «ciblées» antérieures correspondant aux échanges avec tel ou tel personnage, ce sont les lettres de l’enfance, pour la période 1907-1909. Le jeune Louis Destouches est envoyé par ses parents en «séjour linguistique» prolongé en Allemagne (deux fois) et en Angleterre. Il y apprendra deux langues et manifestera à ses parents une reconnaissance disciplinée dans laquelle on ne sent guère «poindre» l’anarchiste révolté qui suivra…
À sa mère il écrit, en 1909, à 15 ans : «Je tâcherai par ma conduite et mon application de vous rendre le plus heureux possible afin de pouvoir vous rendre les sacrifices énormes que vous vous imposez pour moi depuis ma naissance, et surtout depuis deux ans, afin de me donner une arme pour plus tard et dont je vous assure j’userai toujours pour votre bonheur et votre bien-être à tous deux.» Édifiant, irréprochable petit Louis!
Édifiant soldat (mais piètre cavalier…), ensuite, que ce jeune homme engagé en 1912, suivi de très près par ses parents qui entretiennent une correspondance nourrie avec ses chefs, jusqu’au général. Et ces braves officiers, dont certaines lettres sont publiées dans l’ouvrage, d’attirer gentiment l’attention des parents sur la nécessité de ne pas être «trop gentils» avec leur fils, de le laisser s’épanouir par lui-même car il souffre, dit l’un d’eux, d’être «un peu faible de caractère»…
La guerre suivra. Deux ans d’une guerre impitoyable qui marquera Céline physiquement (blessure au bras et troubles à l’oreille), lui vaudra une invalidité à soixante-quinze pour cent, une Médaille militaire qu’il brandira fièrement (hargneusement) jusqu’à la fin de ses jours. Surtout, les traces des horreurs seront pour lui comme la véritable initiation à la vie après ce cocon familial, pauvre, touchant, limité.
La guerre dont, en 1930, il explique à un correspondant : «Je ne m’en remettrai pas» et qui lui a mis dans la mémoire «mille pages de cauchemars en réserve». Comme si la guerre lui avait appris la vie en même temps que la mort, l’ouvrant à l’horreur définitive de l’humaine condition. Comme il l’écrira en 1934 à Elie Faure, c’est de cette terrible expérience que vient sa seule conviction (elle est négative) : «Je suis anarchiste depuis toujours (…) je ne crois pas aux hommes.» Et de là qu’il tirera aussi un «pacifisme» si virulent qu’il l’aveuglera face au nazisme.
Et tout le reste s’ensuivrait. L’antisémitisme forcené, maladif, pathologique, ignoble qui le hantera, même un peu atténué après la Seconde Guerre mondiale. Un antisémitisme à plusieurs entrées, si l’on ose dire, y compris autobiographiques. Nommé dans un dispensaire médical à Clichy, il finira par démissionner au bout de dix ans, après la nomination d’un médecin chef juif, le docteur Ichok, un Lituanien.
Guerre mondiale, conflit privé : «Ils sont aux commandes partout.» D’abord dans son esprit où il fait une «fixation» que rien n’extirpera. Aucune culpabilité pour les horreurs répandues dans ses pamphlets de 1937 (Bagatelles pour un massacre) et 1939 (L’École des cadavres) réédités en 1941 et 1943. Pas un mot de compassion, jusqu’à sa mort. Pas une ligne de regret, de remords, de reconnaissance d’une erreur sauf d’avoir cru au «pacifisme» des hitlériens.
La haine recuite s’étendra à bien des amis, aux éditeurs, aux Gallimard, à Jean Paulhan, patron de la NRF, qui pourtant le défendit courageusement et qui, dans une lettre de rupture, écrira sobrement en 1955 : «Somme toute, je vous aimais bien. Pourquoi diable avoir un aussi mauvais caractère?» Pourquoi diable? Serait-ce le secret du diable, justement?
Bruno Frappat
C'est fascinant! Je crois lire une critique de Voyage au bout de la nuit... 77 ans plus tard... que demander de plu?
RépondreSupprimerPierre L.