Impossible de lire Céline sans éprouver des sentiments mêlés d’admiration et de répulsion à l’égard d’une œuvre tantôt si sensible, tantôt si insensible au malheur des hommes. Si "Voyage au bout de la nuit" (1932) apparaît de plus en plus comme une œuvre capitale de la littérature française du XXe siècle, avec "A la recherche du temps perdu", son auteur s’est laissé envahir ensuite par un délire raciste ahurissant. Dont témoignent "Bagatelles pour un massacre", "L’Ecole des cadavres" et "Les Beaux Draps", toujours interdits de réimpression par sa veuve, âgée de 96 ans, qui craignant la polémique, souhaite mourir en paix. Ensuite, ils finiront par rejoindre le reste de l’œuvre dans la Bibliothèque de la Pléiade où paraît aujourd’hui un copieux choix de lettres.
Henri Godard, qui sait tout de Céline dont il a établi les quatre précédents volumes parus dans la Pléiade, estime que sa correspondance peut, mieux que les romans, aider à serrer de plus près l’énigme qu’il résume d’une phrase parfaite : "De quel désastre obscur faut-il que son œuvre nous parvienne, pour contenir, à côté de tant de pages qui répondent à l’idée que nous nous faisons d’une littérature pour notre temps, tant d’autres qui sont la négation même du lien que la création littéraire cherche à établir entre les hommes ?" Autrement dit, son antisémitisme qui, de latent, modéré, partagé par d’innombrables Français, a littéralement explosé à l’arrivée de Léon Blum à la tête du gouvernement de Front populaire en 1936. Parasité par de fumeuses théories biologiques, il s’était convaincu que l’internationale juive pousserait à une nouvelle guerre.
Or, il avait été confronté à vingt ans à l’horreur boueuse, absurde, sanglante de la guerre de 1914-18, et en était revenu pacifiste. "Voyage" en témoigne. Aussi quelle surprise de découvrir à travers les lettres de ses jeunes années un enfant affectueux et respectueux de ses parents, conscient des sacrifices financiers qu’ils consentent pour l’envoyer en stage linguistique en Allemagne et en Angleterre afin de le préparer à une carrière commerciale. Eux-mêmes, lui petit employé, elle commerçante du Passage Choiseul à Paris, le chouchoutent, et se font même un sang d’encre pendant son service militaire. Mobilisé en 1914, leur fiston tient les propos patriotiques les plus conventionnels et ne décrit les horreurs de la guerre que pour mieux s’exhorter à écraser l’ennemi de la façon la plus impitoyable. Tout le contraire, donc, de ce qu’il écrira dans le "Voyage" !
La plupart des lettres du présent volume ont déjà paru ci et là, leur réunion dans un ordre chronologique permet toutefois de mieux accompagner Céline de 1907 (il a treize ans) à sa mort en 1961. Elles éclairent ses relations avec les femmes aimées, dont l’écrivaine anversoise Evelyne Pollet, avec son éditeur d’origine liégeoise Robert Denoël, avec des écrivains ou critiques littéraires, tels Brasillach, Rebatet, Robert Poulet Roger Nimier. Pour le détail de sa vie, voir la biographie d’un ton très juste d’Yves Buin.
En juin 1944, Céline s’enfuit à Baden Baden avec sa femme Lucette et son chat Bébert; rejoint, après quelques pérégrinations, les Français de la Collaboration à Sigmaringen; passe au Danemark, où il restera six ans, dont trois en prison, et où, râlant et geignant, il se défend contre les accusations de collaboration dont on l’accable en France, laquelle réclame son extradition que le Danemark refuse : il n’a ni écrit dans les journaux ni parlé à la radio, il n’a occupé aucun poste, il n’a dénoncé personne, ses livres étaient interdits par les Nazis en Allemagne, etc. En 1948, il proclame son revirement à l’égard des Juifs : "Imaginez qu’ils me sont devenus sympathiques depuis que j’ai vu les Aryens à l’œuvre [ ] Ah j’étais fait pour m’entendre avec les Youtres. Eux seuls sont curieux, mystiques messianiques à ma manière" (lettre à Albert Paraz).
Son avocat danois, Thorvald Mikkelsen, me semble avoir défini Céline de la plus juste façon dans une lettre à un ami : "Tu sais que cet homme est un antisémite virulent et, de façon générale, un anti-tout, mais je veux néanmoins l’aider Nous le devons non seulement à notre pays mais aussi à cet écrivain en réalité complètement piqué mais d’un immense talent".
Complètement piqué mais d’un immense talent, Céline aura publié en 1932 un livre tournant dans la littérature du XXe siècle : "Voyage au bout de la nuit" dont Bernanos écrivit : "M. Céline scandalise. A ceci, rien à dire, puisque Dieu l’a visiblement fait pour cela. Car il y a scandale et scandale. Le plus redoutable de tous, celui qui coûte encore le plus de sang et de larmes à notre espèce, c’est de lui masquer sa misère". Aujourd’hui, Paul Yonnet, auteur d’ouvrages savants dans la Bibliothèque des sciences humaines de Gallimard, lui fait écho : "Le Voyage est un grand livre sur les pauvres, la vie des pauvres, la vie pas toujours tragique mais douloureuse, remplie de peines et de plus ou moins grandes indignités, des pauvres".
Et parce qu’il a été bouleversé par ce roman à quinze ans, il a conçu un passionnant "Testament de Céline", qui le confronte à Zola, Gide, France, Maurras, Bernanos, Malraux, Nerval, et d’autres, pour parvenir à cette conclusion : inscrit dans la tradition avec laquelle il rompt, Céline apparaît comme un écrivain fécondant avec ardeur les héritages.
De son côté, Philippe Destruel offre une étude thématique de l’imaginaire anthropologique chez Céline : pornographie et somatique, logorrhée et silence, scientisme et anti-progressisme, anti-humanisme, etc.
Jacques FRANCK
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