dimanche 27 juin 2010

Jean Ferré et Louis-Ferdinand Céline

Jean Ferré est mort à Saint-Germain-en-Laye le 10 octobre 2006. Il avait 77 ans. La dernière fois que je l’ai vu, c’était en juin 2006, à la « Fête de la Courtoisie », organisée par la radio du même nom qu’il fonda en 1987 et dont il présidait le comité éditorial.

Je fus frappé par son état de délabrement physique. Très amaigri, il parlait d’une voix difficilement audible et semblait avoir perdu toute la force qu’il avait encore l’année précédente dans les mêmes circonstances.
Comme il était à côté de François Gibault qui dédicaçait ses livres à son stand, nous avons bien entendu évoqué l’auteur du Voyage au bout de la nuit que Jean Ferré eut la chance de rencontrer à plusieurs reprises dans les années cinquante.
D’autres que moi ont évoqué les mille et une facettes de Jean Ferré : le jeune et talentueux journaliste scientifique, l’amateur d’art spécialiste de Watteau, le défenseur de l’Algérie française, le radioamateur passionné (dès 1949 !) qui créa, près de quarante ans plus tard, une radio libre, véritable espace de liberté. Radio Courtoisie parvient, comme on sait, à faire cohabiter des personnalités d’opinions diverses et parfois même opposées : gaullistes, nationalistes, libéraux de stricte obédience, monarchistes, etc. C’est le miracle de cette radio et de cette formule originale, créée par Jean Ferré, que sont les « libres journaux », fièrement indépendants les uns des autres.
En guise d’hommage au disparu, je voudrais évoquer, quant à moi, le fondateur de C’est-à-dire, mensuel d’actualité qu’il lança en 1956. Sur le plan formel, il préfigurait ce qu’on appelle aujourd’hui les « news magazine » : Le Point, Valeurs actuelles, L’Express, Le Nouvel Obs (ex-France Observateur), etc. À l’époque, les deux derniers cités existaient déjà mais avaient la présentation de quotidiens, format tabloïd. Aucun rapport avec la présentation qu’ils ont adoptée depuis.
Avec son aîné Jean Dauven, Jean Ferré avait réuni des collaborateurs aussi brillants que Jean Lousteau, Pierre-Antoine Cousteau, Pierre Fontaine, Lucien Rebatet ou Stephen Hecquet. Aussi, quand Céline fit, avec D’un château l’autre, son grand retour en 1957, c’est peu dire qu’il ne fit pas l’unanimité au sein de la rédaction, certains lui reprochant de présenter, sous une forme caricaturale, la colonie française exilée à Sigmaringen en 1944. Jean Ferré se souvenait des bagarres homériques entre pro et anti Céline. Comme le fougueux Albert Paraz faisait partie de l’équipe, c’est lui qui eut gain de cause et, au grand dam de certains, le nouveau livre de Céline reçut un accueil enthousiaste dans le journal. Ainsi, Paraz fit paraître, en juillet 1957, une longue interview de Céline, présentée comme un dialogue téléphonique, qui permit à l’écrivain de répondre à ses détracteurs ¹. Il arrivait d’ailleurs à Paraz de venir du Midi, où une grave tuberculose l’avait exilé, pour venir imposer à Paris la tenue de conférences de rédaction sur Céline ! « À la fin, j’en avais un peu marre », me confiait en souriant Jean Ferré, qui, s’il admirait Céline, ne souhaitait cependant pas qu’on en parlât tout le temps dans sa revue.
Il évoquait volontiers sa première visite à Meudon : « Céline était aux prises avec un intrus, un admirateur qui souhaitait obtenir une dédicace. Visiblement, Céline hésitait. L’autre, bonne bouille éplorée, présentait un vieil exemplaire du Voyage au bout de la nuit, en insistant. “ Il est bien sale ”, opposait Céline… Le brave homme crut bon d’argumenter : “ Je l’ai acheté l’année même de sa publication. Il date de 1932. J’en garde la nostalgie ”… Alors Céline écrivit rageusement sur la page poussiéreuse : “ Nostalgie, piège à cons…”… » Et Jean Ferré concluait ironiquement : « Vous comprendrez que je ne puisse plus entendre parler de nostalgie sans qu’une voix intérieure n’articule les trois mots suivants ».
Il se souvenait aussi des confidences que Céline fit à celui qui, quoique directeur, était le plus jeune de l’équipe rédactionnelle puisque Ferré n’avait même pas trente ans à l’époque. L’auteur du Voyage se disait bien davantage intéressé par ce que disaient ses ennemis que par ses défenseurs : « Il est très instructif d’écouter ses ennemis. Je dois beaucoup à la vie de les avoir écoutés. Il faut toujours faire attention à ses ennemis. » À ceux qui se trouvaient naguère dans son « camp », il reconnaissait même du talent mais déplorait qu’ils fussent sectaires, les qualifiant de « résistantialistes à l’envers, obsédés par la politique et se foutant du style ». Albert Paraz, qui n’appartenait certes pas à cette catégorie, mourut peu de temps après la sortie de D’un château l’autre. Céline saluera son courage et notera que, même à l’article de la mort, il trouvait encore la force de « pourfendre les ministres ».
Le parallèle peut assurément être établi avec Jean Ferré qui se savait, lui aussi, très malade et remettait à plus tard une indispensable opération chirurgicale pour se consacrer pleinement à cette radio qui était devenue toute sa vie.

Marc LAUDELOUT


Note
1. Albert Paraz, « Une interview de Céline », C’est-à-dire, n° 8, juillet 1957. Repris dans Céline et l’actualité littéraire, 1957-1961, Cahiers de la nrf, Gallimard, 1993, pp. 43-59. C’est aussi dans l’hebdomadaire C’est-à-dire que parut l’hommage de Céline à Paraz, en octobre 1957 :
«
La mort apporte avec elle un grand bien : le Silence ! Eh, foutre, que ce n’est pas l’avis des survivants ! « Les grandes douleurs sont muettes », j’entends une de ces bacchanales autour du pauvre Paraz qui me fait penser qu’elles sont là bien petites. Les anciens mobilisaient leurs pleureuses, maintenant, on les filme, on enregistre leurs clameurs. De quoi s’agit-il ? Sottise ? Hystérie ? Publicité ? au choix !
Si les morts pouvaient nous entendre, voudraient-ils entendre rien d’autre qu’ “Au revoir ! à bientôt ! ”. Tout le reste est indécent. »
À noter que le volume cité reproduit cette lettre de Céline mais indique erronément comme dernière phrase : « Tout le monde est indécent » (
op. cit., p. 81). Voir l’Album Céline (Gallimard, 1977, page 243, où ce document est reproduit en fac-similé.
Sur les relations, parfois tumultueuses, de Paraz avec la direction de
C’est-à-dire, il faut lire la biographie de Jacques Aboucaya, Paraz le rebelle (L’Age d’homme, 2002) qui reproduit des extraits de la correspondance entre Paraz et Jean Dauven. Ainsi, le 22 juin 1957, Paraz s’indigne que le mensuel n’ait encore rien publié sur D’un château l’autre sorti au début du mois : « Tous les journaux parlent de Céline. On en est même à compter ceux qui n’en parlent pas. Il y aura finalement C’est-à-dire si vous ne sortez pas de votre torpeur. Vous pouvez au contraire très bien rattraper l’affaire, aucun journal n’ayant donné de Céline une image exacte. Vous pourriez faire une revue de presse à ce sujet et citer largement, presque intégralement Bernard de Fallois dans Arts (…). Vous pourriez lui demander un texte plus complet, à lui ou à d’autres, à Boudon [NDLR : patronyme d’Alphonse Boudard] ou à moi. J’imagine en première page la photo intégrale du cuirassier Destouches de L’Illustré National de 1914. Vous pourriez demander à Céline ses impressions. »

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