jeudi 11 novembre 2010

Du « Voyage au bout de la nuit » à « End of the night »

Plusieurs céliniens se sont demandé s’il y avait lieu de tirer un parallèle entre la chanson End of the night, interprétée par le célèbre groupe américain The Doors, et Voyage au bout de la nuit, roman culte de L.F. Céline (ce qu'affirmait notamment le magazine Lire, en 2008).

La question demeure en effet ouverte pour de nombreux céliniens, et la réponse, si tant est qu'il est possible d'en donner une, n'est pas absolue; un « oui » comme un « non » ne correspondraient pas tout à fait à un contexte dont la portée est, disons le franchement, quasi-mystique. Première approche.
Nombreuses sont les biographies consacrées aux Doors ainsi qu'à leur meneur charismatique, Jim Morrison, mais il demeure difficile de trouver des déclarations orales ou écrites certifiant que telles ou telles paroles ont été tirées d'un livre ou d'un recueil (1). Il faut ainsi se référer à de nombreux sites Internet de même qu'aux quelques livres sérieux (tous ne le sont pas) traitant du sujet pour qu'un début de réponse puisse se profiler.
Avant toute chose, rappelons que Morrison, que l'on surnommait « le Roi Lézard », n'en demeurait pas moins un féru de littérature, lui-même auteur de nombreux poèmes. Fauché à 27 ans par les délires de la génération défonce (2), son nom est trop souvent associé aux excès dont il se fit l'auteur, et qui contribuent à entretenir le mystère autour de sa personne et de ce qu'il créait. Admirateur de Rimbaud - qu'il considérait comme « l'archétype du poète maudit » - tenant Nietzsche comme un modèle dont il épousait la pensée, Morrison n'était pas du genre à écrire des textes qui « sonnent creux »; le rapport entre l'une de ses chanson et un écrivain paraît donc plausible.
Et qu'en est-il alors de End of the night ? Il paraît vraisemblable que le titre soit un hommage au Voyage au bout de la nuit (et à Céline lui-même), cette thèse étant notamment soutenue par Stephen Davis (3), spécialiste mondialement reconnu du rock et auteur d'un ouvrage de référence sur le Roi Lézard. Sur le fond en revanche, c'est à dire les paroles elles-mêmes, une analyse plus détaillée s'impose (4) :

Take the highway to the end of the night
End of the night, end of the night
Take a journey to the bright midnight
End of the night, end of the night

Prends la grand-route au bout de la nuit
Bout de la nuit, bout de la nuit
Pars en voyage au minuit éclatant
Bout de la nuit, bout de la nuit

Realms of bliss, realms of light Some are born to sweet delight Some are born to sweet delight
Some are born to the endless night

End of the night, end of the night

End of the night, end of the night


Royaumes de béatitude, royaumes de lumière
Certains sont nés pour les doux plaisirs
Certains sont nés pour les doux plaisirs
Certains sont nés pour la nuit interminable
Bout de la nuit, bout de la nuit
Bout de la nuit, bout de la nuit

La première strophe pourrait être une référence directe au roman de Céline, notamment parce que la la notion de voyager y est évidente, mais également parce qu'elle rappelle étrangement la Chanson des Gardes Suisses (version Céline...) que l'on trouve au début de son ouvrage (Notre vie est un voyage – Dans l'hiver et dans la Nuit – Nous cherchons notre passage – Dans le Ciel où rien ne luit).
Le cas de la seconde strophe est un peu différent, et beaucoup plus clair, puisque trois phrases sur six ont été reprises presque à l'identique du poème Auguries of innocence, du britannique William Blake (1757-1827); seule la première fait exception et semble évoquer les stupéfiants.
Nous voilà donc face à un texte aux multiples références, et aux multiples sens. Alors, est-il vain de vouloir se convaincre que End of the night ait un lien quelconque avec le « Voyage » ou Céline lui-même ? Probablement pas, si l'on tient compte de la vision nietzschéenne que Morrisson avait de l'existence, de son rapport à la poésie, de sa façon bien à lui de provoquer pour dire les choses. Il eut été trop simple d'attendre de lui une déclaration, une preuve, ou un début de piste. Le mystère aura été l'un de ses crédos, jusqu'à sa mort prématurée.
Notons enfin que – par métaphore ou comparaison directe – Morrison aurait pu être Bardamu (ou le contraire) par le refus de certaines convention, par la volonté d'aller chercher autre chose, ailleurs, et parce que sa vie fut le fait de nombreuses rencontres, bonnes ou mauvaises.
Alors, célinien Jim Morrison ? Une chose est certaine : il ne nous coûte rien d'y croire. D'ailleurs, de sa tombe du Père-Lachaise (situé à quelques kilomètres de Meudon...) il se dit peut-être qu'il a réussi son pari, celui de faire parler ses textes au delà des mots, comme d'autres le firent avant lui…

Alexandre JUNOD
Le Petit Célinien, 11 novembre 2010

1. Une anecdote raconte que Morrison, encore étudiant, demandait parfois à ses amis de prendre un livre au hasard dans sa (très riche) bibliothèque, et d'en lire un passage; le but pour lui était de reconnaître de quel ouvrage il s'agissait. On dit qu'il ne s'est jamais trompé.
2. Bien que les circonstances de sa mort fassent encore débat aujourd'hui, il paraît vraisemblable que celle-ci soit le fait d'abus de drogues, ou d'alcool.
3. Jim Morrison, Vie, mort, légende, traduit de l'anglais par Cécile Pournin, Flammarion, 2005.
4. Ici, deux strophes seulement sont reproduites, la troisième et dernière n'étant que l'exacte reproduction de la seconde.

4 commentaires:

  1. article interessant....Celine a revolutionné la litterature, Morrisson a amené la poésie dans le rock'n'roll...pas des "tiédes", tous les 2...marrant quand méme, Céline buveur d'eau et Jim M. outre les drogues, grand amateur de boissons fortes !

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  2. Parez-nous plutôt de l'influence de Céline sur Brassens ! Ce serait plus intéressant. Pas la peine daller chercher dans l'expression "bout de la nuit" les vraies rivières des influences. "Voyage... bout de la nuit", c'est déjà dans un vers de Hugo... Chacun sa culture, certes... mais tout de même... tout de même...

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  3. Concernant Brassens, un lecteur nous avait soumis l'hypothèse du gorille :
    http://lepetitcelinien.blogspot.com/2009/09/le-gorille-de-brassens-inspire-par.html

    Je vous propose aussi cette citation de Brassens que vous connaissez déjà surement (tiré du Dictionnaire Alméras) :

    "Je n'admire pas forcément des gens admirables. Selon les circonstances ça peut être Camus ou le balayeur du coin. Mais le plus grand écrivain du siècle, pour moi, c'est Céline." (Paris-Presse, 1967)

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  4. Morrison a lu le Voyage en anglais sous le titre de "Journey To The End Of The Night" en 64 ou 65, il ne fait aucun doute, pour ceux qui connaissent l'œuvre et les références de Morrison, que ce texte en est directement inspiré. C'est le désespoir existentiel de Bardamu (et à plus forte raison de Céline) qui est ici habilement mis en parallèle avec le fatalisme des vers de Blake.

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