Le 28 septembre 1912, Louis-Ferdinand Destouches s’engage pour trois ans au 12e cuirassiers en garnison à Rambouillet. Il y entreprend la rédaction d’un journal qui sera publié pour la première fois en 1963 sous le titre Carnet du cuirassier Destouches. Écrites par un « bleu » anonyme ignorant tout de son avenir, ces notes figurent un témoignage riche d’une sincérité qu’on ne retrouvera nulle part dans les discours de l’auteur.
La rédaction des quelques notes consignées dans le Carnet du cuirassier Destouches a vraisemblablement commencé un an après l’incorporation de Louis-Ferdinand Destouches. De novembre à décembre 1913, le cuirassier y nota ses impressions et ses sentiments. Le style employé laisse penser que le jeune soldat s’est contenté de coucher sur papier des réflexions venues dans le désordre, au gré des jours et des états d’âme. Epuisée par les corvées, les épreuves physiques et les brimades, désespérée par la promiscuité, la brutalité et l’enfermement, en plein hiver, saison propice à la neurasthénie, la recrue tente de consigner, quand l’inspiration ou le besoin le prennent, ce qu’il pense et ressent. Par son existence même, cette esquisse de journal signale l’importance de l’incorporation et des états d’âme qu’elle fit naître. C’est en ce sens que le Carnet peut être lu à la fois comme un témoignage désintéressé et comme le récit d’une expérience initiatique qui marqua son auteur à jamais. Si l’on en croit ses notes, la vie de Louis-Ferdinand Destouches au régiment ne fut qu’une succession de peines et de frustrations. Jamais il n’y est question d’autres sentiments que ceux de la peine et du tourment. L’accablement est certes dû aux misères quotidiennes, mais le jeune cuirassier est également gagné par une désolation beaucoup plus intime : son chagrin provoque en effet une perte de confiance honteuse doublée d’un scepticisme catégorique. Le Carnet du cuirassier Destouches donne à voir une pensée en train de s’éclore, une succession de réflexions qui, à la faveur du doute, s’efforcent d’éradiquer toutes les illusions acquises avant l’incorporation pour ne laisser transparaître que le vrai. La caserne figure alors une étape importante vers la maturité : le jeune soldat s’observe, comme à distance, tantôt condescendant, tantôt méprisant, pour devenir son propre juge et, avec un regard semblable à celui d’un adulte averti, condamner ses « fanfaronnades » et son arrogance d’antan.
En août 1914, quand son régiment partit au combat, le fraîchement promu maréchal des logis plaça dans son paquetage ce petit carnet de moleskine. S’en suivirent les premiers combats et la « bonne blessure ». Évacué dans l’urgence, Destouches lui-même, ou l’un de ses camarades, confia son barda à un aîné, le cuirassier Langlet, qui conserva le document pendant près de quarante ans sans savoir ce qu’était devenu son propriétaire. Ce n’est qu’en 1957, avec la publication de D’un château l’autre, et la notoriété renaissante de Céline, que Maurice Langlet put enfin faire le lien entre le romancier et le cuirassier de Rambouillet. Il confia alors l’objet au directeur du journal Le Havre qui se mit aussitôt en rapport avec un éditeur. Roger Nimier, qui travaillait alors pour le compte de Gaston Gallimard, sembla avoir le premier mesuré l’intérêt éditorial d’un tel texte. Dans une lettre datée d’août 1957, il écrit à Céline : « P.S. J’aimerais que nous parlions du petit carnet, de cuirassier, qu’un monsieur veut vous remettre » (1) . Le contenu du dit carnet ne sera finalement publié qu’une fois le romancier mort, en 1963, soit 50 ans après sa rédaction.
À partir de 1932, et ce jusqu’en 1961, dans sa correspondance et dans ses interviews, Céline ne cessa pas un instant de dire sa haine des petits faits vrais. Selon lui, la spécificité et le génie qui le distinguaient des écrivains de sa génération tenaient à une certaine conception de la littérature : la victoire du style et des sensations sur le récit réaliste et psychologique. Dès lors, on comprendra que le romancier n’ait jamais tenu de journal intime. On s’étonnera cependant qu’un écrivain s’étant maintes fois déclaré hostile au récit de sa propre existence ait formulé un ensemble d’énoncés, littéraires et périphériques, dans lesquels il broda largement sur certains épisodes de sa vie. Face à ces nombreux discours mystificateurs, Nimier mesurait sans doute combien le carnet, surgissant des temps anciens de l’anonymat, ferait figure d’îlot de sincérité. Puisque le jeune Destouches n’y était pas encore Céline, puisqu’il n’écrivait, confiait-il, que pour lui et qu’il ne cherchait pas à donner de lui-même une image feinte, ce petit cahier constituait un témoignage unique sur un événement que l’écrivain n’avait jamais cessé d’évoquer et qu’il décrivait bien souvent, dans ses romans et ailleurs, comme un épisode traumatisant. Le carnet apparaissait de ce fait comme un étalon de sincérité, une source sûre qui pourrait être utile aux biographes, aux démystificateurs et aux amateurs de comparaison. C’est probablement cette particularité qui motiva l’édition folio de 1970 (2) dans laquelle le premier chapitre de Casse-pipe, version romancée de l’incorporation, fut publié « suivi du » Carnet. Le travail de lecture comparée devint alors accessible à tous : chacun put mesurer comment Céline procédait pour transfigurer ses propres expériences.
Le carnet de moleskine abandonné sur le champ de bataille contenait trente pages vides. Est-ce à dire que des dernières lignes de décembre 1913 à l’évacuation d’octobre 1914 le jeune Destouches n’eut pas eu le temps d’écrire ? Peut-être aussi n’en a-t-il plus ressenti le besoin ? Quoi qu’il en soit, le Carnet du cuirassier Destouches ne peut pas être considéré comme un témoignage rendant compte de la totalité de l’expérience du jeune Destouches à Rambouillet. Les notes prises en disent plus sur le contexte de rédaction que sur l’année d’incorporation qu’elles prétendent résumer. Soutenir le contraire serait contredire les propos et les faits qui démontrent que le jeune engagé fut aussi heureux et fier d’appartenir à la cavalerie. À ce sujet, François Gibault écrit : « Il a cependant fait silence, dans son Carnet, sur quelques événements, comme s’il ne voulait déjà se souvenir que des épisodes mélancoliques et malheureux. » (3) Et l’avocat spécialiste de Céline de citer les cérémonies auxquelles le soldat prit part, l’uniforme rutilant arboré sur les photographies, le goût de l’indépendance naissante, la satisfaction du cuirassier nommé brigadier le 5 août 1913, puis maréchal des logis…
Charles-Louis ROSEAU
1- Lettres à la N.R.F, 1931-1961, Op. Cit., p. 383.
2- Louis-Ferdinand Céline, Casse-Pipe augmenté du Carnet du cuirassier Destouches, Op. Cit.
3- François Gibault, Céline, 1894-1932 : Le temps des espérances, Op. Cit., p. 130.
La rédaction des quelques notes consignées dans le Carnet du cuirassier Destouches a vraisemblablement commencé un an après l’incorporation de Louis-Ferdinand Destouches. De novembre à décembre 1913, le cuirassier y nota ses impressions et ses sentiments. Le style employé laisse penser que le jeune soldat s’est contenté de coucher sur papier des réflexions venues dans le désordre, au gré des jours et des états d’âme. Epuisée par les corvées, les épreuves physiques et les brimades, désespérée par la promiscuité, la brutalité et l’enfermement, en plein hiver, saison propice à la neurasthénie, la recrue tente de consigner, quand l’inspiration ou le besoin le prennent, ce qu’il pense et ressent. Par son existence même, cette esquisse de journal signale l’importance de l’incorporation et des états d’âme qu’elle fit naître. C’est en ce sens que le Carnet peut être lu à la fois comme un témoignage désintéressé et comme le récit d’une expérience initiatique qui marqua son auteur à jamais. Si l’on en croit ses notes, la vie de Louis-Ferdinand Destouches au régiment ne fut qu’une succession de peines et de frustrations. Jamais il n’y est question d’autres sentiments que ceux de la peine et du tourment. L’accablement est certes dû aux misères quotidiennes, mais le jeune cuirassier est également gagné par une désolation beaucoup plus intime : son chagrin provoque en effet une perte de confiance honteuse doublée d’un scepticisme catégorique. Le Carnet du cuirassier Destouches donne à voir une pensée en train de s’éclore, une succession de réflexions qui, à la faveur du doute, s’efforcent d’éradiquer toutes les illusions acquises avant l’incorporation pour ne laisser transparaître que le vrai. La caserne figure alors une étape importante vers la maturité : le jeune soldat s’observe, comme à distance, tantôt condescendant, tantôt méprisant, pour devenir son propre juge et, avec un regard semblable à celui d’un adulte averti, condamner ses « fanfaronnades » et son arrogance d’antan.
En août 1914, quand son régiment partit au combat, le fraîchement promu maréchal des logis plaça dans son paquetage ce petit carnet de moleskine. S’en suivirent les premiers combats et la « bonne blessure ». Évacué dans l’urgence, Destouches lui-même, ou l’un de ses camarades, confia son barda à un aîné, le cuirassier Langlet, qui conserva le document pendant près de quarante ans sans savoir ce qu’était devenu son propriétaire. Ce n’est qu’en 1957, avec la publication de D’un château l’autre, et la notoriété renaissante de Céline, que Maurice Langlet put enfin faire le lien entre le romancier et le cuirassier de Rambouillet. Il confia alors l’objet au directeur du journal Le Havre qui se mit aussitôt en rapport avec un éditeur. Roger Nimier, qui travaillait alors pour le compte de Gaston Gallimard, sembla avoir le premier mesuré l’intérêt éditorial d’un tel texte. Dans une lettre datée d’août 1957, il écrit à Céline : « P.S. J’aimerais que nous parlions du petit carnet, de cuirassier, qu’un monsieur veut vous remettre » (1) . Le contenu du dit carnet ne sera finalement publié qu’une fois le romancier mort, en 1963, soit 50 ans après sa rédaction.
À partir de 1932, et ce jusqu’en 1961, dans sa correspondance et dans ses interviews, Céline ne cessa pas un instant de dire sa haine des petits faits vrais. Selon lui, la spécificité et le génie qui le distinguaient des écrivains de sa génération tenaient à une certaine conception de la littérature : la victoire du style et des sensations sur le récit réaliste et psychologique. Dès lors, on comprendra que le romancier n’ait jamais tenu de journal intime. On s’étonnera cependant qu’un écrivain s’étant maintes fois déclaré hostile au récit de sa propre existence ait formulé un ensemble d’énoncés, littéraires et périphériques, dans lesquels il broda largement sur certains épisodes de sa vie. Face à ces nombreux discours mystificateurs, Nimier mesurait sans doute combien le carnet, surgissant des temps anciens de l’anonymat, ferait figure d’îlot de sincérité. Puisque le jeune Destouches n’y était pas encore Céline, puisqu’il n’écrivait, confiait-il, que pour lui et qu’il ne cherchait pas à donner de lui-même une image feinte, ce petit cahier constituait un témoignage unique sur un événement que l’écrivain n’avait jamais cessé d’évoquer et qu’il décrivait bien souvent, dans ses romans et ailleurs, comme un épisode traumatisant. Le carnet apparaissait de ce fait comme un étalon de sincérité, une source sûre qui pourrait être utile aux biographes, aux démystificateurs et aux amateurs de comparaison. C’est probablement cette particularité qui motiva l’édition folio de 1970 (2) dans laquelle le premier chapitre de Casse-pipe, version romancée de l’incorporation, fut publié « suivi du » Carnet. Le travail de lecture comparée devint alors accessible à tous : chacun put mesurer comment Céline procédait pour transfigurer ses propres expériences.
Le carnet de moleskine abandonné sur le champ de bataille contenait trente pages vides. Est-ce à dire que des dernières lignes de décembre 1913 à l’évacuation d’octobre 1914 le jeune Destouches n’eut pas eu le temps d’écrire ? Peut-être aussi n’en a-t-il plus ressenti le besoin ? Quoi qu’il en soit, le Carnet du cuirassier Destouches ne peut pas être considéré comme un témoignage rendant compte de la totalité de l’expérience du jeune Destouches à Rambouillet. Les notes prises en disent plus sur le contexte de rédaction que sur l’année d’incorporation qu’elles prétendent résumer. Soutenir le contraire serait contredire les propos et les faits qui démontrent que le jeune engagé fut aussi heureux et fier d’appartenir à la cavalerie. À ce sujet, François Gibault écrit : « Il a cependant fait silence, dans son Carnet, sur quelques événements, comme s’il ne voulait déjà se souvenir que des épisodes mélancoliques et malheureux. » (3) Et l’avocat spécialiste de Céline de citer les cérémonies auxquelles le soldat prit part, l’uniforme rutilant arboré sur les photographies, le goût de l’indépendance naissante, la satisfaction du cuirassier nommé brigadier le 5 août 1913, puis maréchal des logis…
Charles-Louis ROSEAU
1- Lettres à la N.R.F, 1931-1961, Op. Cit., p. 383.
2- Louis-Ferdinand Céline, Casse-Pipe augmenté du Carnet du cuirassier Destouches, Op. Cit.
3- François Gibault, Céline, 1894-1932 : Le temps des espérances, Op. Cit., p. 130.
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