Dans sa rubrique "Célébrations nationales 2011" le site des Archives de France met en ligne un texte d'Henri Godard, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne :
Doit-on, peut-on célébrer Céline ? Les objections sont trop évidentes. Il a été l’homme d’un antisémitisme virulent qui, s’il n’était pas directement meurtrier, était d’une extrême violence verbale et il a été condamné en justice pour cela. Mais il est aussi l’auteur d’une œuvre romanesque dont il est devenu commun de dire qu’avec celle de Proust elle domine le roman français de la première moitié du XXe siècle. Œuvres de même ampleur (quatre volumes chacune dans la Bibliothèque de la Pléiade), opposées par bien des points mais qui toutes deux, rejetant la production de leur temps tout en s’enracinant dans la tradition antérieure, ont apporté à la littérature française quelque chose de radicalement nouveau.
Céline n’a réalisé que tard son désir d’écriture, publiant à trente-huit ans sous ce pseudonyme son premier roman, Voyage au bout de la nuit. Rien dans son milieu ne l’y prédestinait. Fils unique d’une mère qui tenait un petit commerce et d’un père employé subalterne dans une compagnie d’assurances, ses parents lui avaient fait quitter l’école après le certificat d’études. Le dur apprentissage de la vie dans la condition de commis au temps de la Belle Époque joint à des lectures d’autodidacte n’avait pas conduit Louis Destouches plus loin qu’un engagement de trois ans dans la cavalerie lorsque, en août 1914, la guerre vient bouleverser sa vie et les projets d’avenir de ses parents. L’expérience du front ne dure que trois mois, mais elle a suffi à ouvrir les yeux au jeune homme de vingt ans qui jusqu’alors ne s’était guère affranchi de la vision que ses parents se faisaient de la société et de la vie. Cette révélation de la guerre s’achève inopinément sur un fait d’héroïsme qui, soldé par de sérieuses blessures, fait de lui, décoré et réformé, un homme nouveau. Le voilà en quête d’expériences les plus diverses possible qui, sur trois continents, complèteront sa formation. Il est médecin dans un dispensaire de la région parisienne lorsqu’il entreprend, en trois ans de travail nocturne, de dire dans un roman qui ne ressemblera à aucun autre ce que la vie lui a appris. Le livre fait l’effet d’une bombe. Il atteint des dizaines de milliers de lecteurs, les uns horrifiés de sa brutalité, les autres y trouvant exprimée, avec soulagement si ce n’est un sentiment de vengeance, la révolte qu’ils ne savaient pas toujours enfouie au plus profond d’eux-mêmes.
Du jour au lendemain écrivain reconnu, Céline met pourtant quatre ans à écrire un second roman, Mort à crédit, dans lequel il approfondit les intuitions que lui avait procurées le premier. Mais l’accueil est une déception. Ce semi-échec, joint à la découverte des réalités de l’URSS pendant l’été de 1936, cristallisa des sentiments peu à peu renforcés au cours des années précédentes, mais jusqu’alors encore sans virulence. L’année suivante, avec l’aggravation de la menace de guerre dont il imputait la responsabilité aux juifs, Céline devint dans Bagatelles pour un massacre la voix la plus tonitruante de l’antisémitisme. Dans un second pamphlet, en 1938, il va jusqu’à prôner, toujours sur fond d’antisémitisme, une alliance avec Hitler. Après ces deux livres, il ne pouvait, la guerre venue, que se retrouver du côté des vainqueurs de la guerre. Mais sa personnalité incontrôlable fait que les lettres qu’il envoie pour qu’ils les publient aux journaux collaborationnistes y détonnent tantôt par leurs critiques, tantôt par leurs outrances. Il se tient soigneusement à l’écart de la collaboration officielle. Cela n’empêche pas que, figure majeure de l’antisémitisme, il doive fuir Paris à l’approche de la Libération. Son but est de gagner le Danemark où il a entreposé ce qu’il a pu de ses droits d’auteur. Mais la situation militaire de cette partie de l’Europe en 1944-1945 l’obligera à parcourir en zigzag pendant neuf mois une Allemagne devenue tout entière champ de bataille. Ce spectacle était fait pour lui. Son imagination en fera la matière de ses derniers romans, D’un château l’autre, Nord et Rigodon. Entre-temps, il aura vécu au Danemark dix-huit mois de détention puis quatre ans d’un exil difficile. Condamné en France par contumace puis amnistié comme ancien combattant mutilé, il s’installe à son retour dans une villa de Meudon d’où il ne sort guère, consacrant tout son temps à écrire ses derniers romans, qui finiront par lui rendre un public.
Il n’avait jamais cessé, de livre en livre, d’aller toujours plus loin dans les voies ouvertes par son premier roman à la recherche d’un style. Si, son œuvre achevée, il apparaît comme irremplaçable, c’est d’abord pour cette invention d’une manière entièrement nouvelle et inimitable d’écrire le français. Le recours au français populaire n’avait été qu’un point de départ. La rupture qui s’ensuit avec la phrase grammaticale avait peu à peu débouché sur un nouveau rapport au temps et au sens. Ce style à son tour était le seul qui pouvait donner une expression littéraire aux deux guerres qui ont imposé leurs stigmates à l’Europe de cette première moitié du XXe siècle. Celle de 1914-1918, après l’ouverture éclatante de Voyage au bout de la nuit, imprègne de manière diffuse toute la première moitié de l’œuvre. Celle de 1939-1945 est, à travers le phénomène nouveau des bombardements, la dominante des quatre derniers romans. Quelle autre œuvre, dans la littérature mondiale, est autant que celle-ci à la hauteur de ce moment de l’histoire ?
Sous ce double aspect, de styliste et de romancier capable de donner un visage à son époque, Céline, cinquante ans après sa mort, émerge comme un des grands créateurs de son temps. Or ce temps est celui où la création artistique est devenue une valeur que nous reconnaissons, même là où elle ne coïncide pas avec nos valeurs morales, voire les contredit. En commémorant Céline, nous nous inscrivons dans la ligne de cette reconnaissance, qui est l’un des acquis du XXe siècle.
Henri GODARD
Doit-on, peut-on célébrer Céline ? Les objections sont trop évidentes. Il a été l’homme d’un antisémitisme virulent qui, s’il n’était pas directement meurtrier, était d’une extrême violence verbale et il a été condamné en justice pour cela. Mais il est aussi l’auteur d’une œuvre romanesque dont il est devenu commun de dire qu’avec celle de Proust elle domine le roman français de la première moitié du XXe siècle. Œuvres de même ampleur (quatre volumes chacune dans la Bibliothèque de la Pléiade), opposées par bien des points mais qui toutes deux, rejetant la production de leur temps tout en s’enracinant dans la tradition antérieure, ont apporté à la littérature française quelque chose de radicalement nouveau.
Céline n’a réalisé que tard son désir d’écriture, publiant à trente-huit ans sous ce pseudonyme son premier roman, Voyage au bout de la nuit. Rien dans son milieu ne l’y prédestinait. Fils unique d’une mère qui tenait un petit commerce et d’un père employé subalterne dans une compagnie d’assurances, ses parents lui avaient fait quitter l’école après le certificat d’études. Le dur apprentissage de la vie dans la condition de commis au temps de la Belle Époque joint à des lectures d’autodidacte n’avait pas conduit Louis Destouches plus loin qu’un engagement de trois ans dans la cavalerie lorsque, en août 1914, la guerre vient bouleverser sa vie et les projets d’avenir de ses parents. L’expérience du front ne dure que trois mois, mais elle a suffi à ouvrir les yeux au jeune homme de vingt ans qui jusqu’alors ne s’était guère affranchi de la vision que ses parents se faisaient de la société et de la vie. Cette révélation de la guerre s’achève inopinément sur un fait d’héroïsme qui, soldé par de sérieuses blessures, fait de lui, décoré et réformé, un homme nouveau. Le voilà en quête d’expériences les plus diverses possible qui, sur trois continents, complèteront sa formation. Il est médecin dans un dispensaire de la région parisienne lorsqu’il entreprend, en trois ans de travail nocturne, de dire dans un roman qui ne ressemblera à aucun autre ce que la vie lui a appris. Le livre fait l’effet d’une bombe. Il atteint des dizaines de milliers de lecteurs, les uns horrifiés de sa brutalité, les autres y trouvant exprimée, avec soulagement si ce n’est un sentiment de vengeance, la révolte qu’ils ne savaient pas toujours enfouie au plus profond d’eux-mêmes.
Du jour au lendemain écrivain reconnu, Céline met pourtant quatre ans à écrire un second roman, Mort à crédit, dans lequel il approfondit les intuitions que lui avait procurées le premier. Mais l’accueil est une déception. Ce semi-échec, joint à la découverte des réalités de l’URSS pendant l’été de 1936, cristallisa des sentiments peu à peu renforcés au cours des années précédentes, mais jusqu’alors encore sans virulence. L’année suivante, avec l’aggravation de la menace de guerre dont il imputait la responsabilité aux juifs, Céline devint dans Bagatelles pour un massacre la voix la plus tonitruante de l’antisémitisme. Dans un second pamphlet, en 1938, il va jusqu’à prôner, toujours sur fond d’antisémitisme, une alliance avec Hitler. Après ces deux livres, il ne pouvait, la guerre venue, que se retrouver du côté des vainqueurs de la guerre. Mais sa personnalité incontrôlable fait que les lettres qu’il envoie pour qu’ils les publient aux journaux collaborationnistes y détonnent tantôt par leurs critiques, tantôt par leurs outrances. Il se tient soigneusement à l’écart de la collaboration officielle. Cela n’empêche pas que, figure majeure de l’antisémitisme, il doive fuir Paris à l’approche de la Libération. Son but est de gagner le Danemark où il a entreposé ce qu’il a pu de ses droits d’auteur. Mais la situation militaire de cette partie de l’Europe en 1944-1945 l’obligera à parcourir en zigzag pendant neuf mois une Allemagne devenue tout entière champ de bataille. Ce spectacle était fait pour lui. Son imagination en fera la matière de ses derniers romans, D’un château l’autre, Nord et Rigodon. Entre-temps, il aura vécu au Danemark dix-huit mois de détention puis quatre ans d’un exil difficile. Condamné en France par contumace puis amnistié comme ancien combattant mutilé, il s’installe à son retour dans une villa de Meudon d’où il ne sort guère, consacrant tout son temps à écrire ses derniers romans, qui finiront par lui rendre un public.
Il n’avait jamais cessé, de livre en livre, d’aller toujours plus loin dans les voies ouvertes par son premier roman à la recherche d’un style. Si, son œuvre achevée, il apparaît comme irremplaçable, c’est d’abord pour cette invention d’une manière entièrement nouvelle et inimitable d’écrire le français. Le recours au français populaire n’avait été qu’un point de départ. La rupture qui s’ensuit avec la phrase grammaticale avait peu à peu débouché sur un nouveau rapport au temps et au sens. Ce style à son tour était le seul qui pouvait donner une expression littéraire aux deux guerres qui ont imposé leurs stigmates à l’Europe de cette première moitié du XXe siècle. Celle de 1914-1918, après l’ouverture éclatante de Voyage au bout de la nuit, imprègne de manière diffuse toute la première moitié de l’œuvre. Celle de 1939-1945 est, à travers le phénomène nouveau des bombardements, la dominante des quatre derniers romans. Quelle autre œuvre, dans la littérature mondiale, est autant que celle-ci à la hauteur de ce moment de l’histoire ?
Sous ce double aspect, de styliste et de romancier capable de donner un visage à son époque, Céline, cinquante ans après sa mort, émerge comme un des grands créateurs de son temps. Or ce temps est celui où la création artistique est devenue une valeur que nous reconnaissons, même là où elle ne coïncide pas avec nos valeurs morales, voire les contredit. En commémorant Céline, nous nous inscrivons dans la ligne de cette reconnaissance, qui est l’un des acquis du XXe siècle.
Henri GODARD
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