Il m'arrive de dire que j'ai une double dette envers Céline. La découverte d'une œuvre grandiose, bien entendu, mais aussi le bonheur d'avoir rencontré, grâce à lui, des êtres d'exception comme Arletty, Pierre Monnier, Éliane Bonabel, Pierre Duverger, Pol Vandromme, et le cher Paul Chambrillon pour lequel j'avais une affection toute particulière.
Je le connaissais depuis la fin des années 70, à l'époque où je m'occupais de feue
La Revue célinienne. Je l'avais alors contacté par l'intermédiaire d'André Clergeat qui avait été, chez Pacific, le second éditeur d'un disque 33 tours consacré à Céline dont Paul avait assuré la réalisation. Le début d'une longue correspondance allait commencer.
La première fois que je le rencontrai, c'était à Bruxelles ; il y était venu pour la première d'une pièce de Félicien Marceau. Il travaillait alors pour l'hebdomadaire
Valeurs actuelles auquel il donna une chronique dramatique pendant des années avant d'être remercié pour des raisons assez mesquines par Raymond Bourgine. Tout de suite, je fus séduit par sa cordialité, sa culture foisonnante et sa verve très parazienne. Né trois ans avant le décès d'Albert Paraz, je n'ai hélas jamais connu l'inoubliable auteur du
Gala des vaches, mais j'imagine que Paul Chambrillon, qui fut d'ailleurs son ami, avait une personnalité fort proche de la sienne. Même admiration inconditionnelle pour Céline, même curiosité intellectuelle, même sens de la formule, même anticonformisme, même verve surtout, tellement roborative. Grand connaisseur de l'œuvre célinienne, Paul considérait qu'elle forme un tout et qu'il est complètement insane de vouloir en dissocier ce qu'on appelle improprement les « pamphlets ». Et, à l'instar de Pierre Monnier, il n'avait de cesse d'expliquer ce qui avait conduit Céline à se jeter dans la bagarre, alors qu'il n'avait strictement aucun intérêt à le faire.
Paul mesurait aussi la difficulté d'expliquer un contexte difficilement compréhensible aujourd'hui, faute d'avoir les repères nécessaires. Il était aussi de ceux qui considèrent
Bagatelles pour un massacre comme un incontestable chef-d'œuvre.
Amoureux du théâtre, il suivait avec intérêt les diverses tentatives d'adapter Céline à la scène. Et l’on sait qu'il fit beaucoup pour faire connaître l'initiative de Jean Rougerie qui adapta (et joua) les
Entretiens avec le professeur Y. Il fut aussi un spectateur enthousiaste des mises en scène de Claude Duneton (
Les Beaux draps), de François Joxe (
L'Église), et de Daniel Ivernel (
Voyage au bout de la nuit), pour n'en citer que quelques-unes.
Une de ses dernières grandes joies aura été de réaliser cette
Anthologie Céline qui constitue, en quelque sorte, son testament spirituel. La réalisation n'en fut pas chose aisée, les heurts avec l'éditeur n'étant pas rares, mais Paul tint bon. Même si l'œuvre finale ne correspond pas en tous points à ce qu'il avait rêvé, il n'en était pas moins très fier. Ce double CD regroupe tous les enregistrements qu'il réalisa de et sur Céline. On sait que c'est notamment grâce à lui qu’on dispose de l’enregistrement de ce document extraordinaire que sont
Règlement et
À nœud coulant chantés par Céline lui-même.
Ces dernières années, Paul était assez désabusé. Ses problèmes de santé et l'évolution d'un monde qu'il ne reconnaissait plus l'avaient de toute évidence fort affecté. Mais ses capacités d'enthousiasme demeuraient intactes : ainsi, peu de temps avant sa mort, il avait relu avec bonheur les souvenirs d'Henri Rochefort, et rêvait d'une réédition de ce texte méconnu. C'est lui aussi qui me fit découvrir des livres alors peu répandus, comme les souvenirs de Viel-Castel ou ce
Voyage de Shakespeare (de Léon Daudet) qu'il prisait beaucoup.
Il faudrait aussi évoquer son grand talent de raconteur d'histoires. Nul mieux que lui n'était capable de narrer avec brio telle ou telle mésaventure survenue à l'un de ses confrères dont il imitait les intonations avec un talent consommé. C'était aussi un grand amoureux de la vie : sa passion pour la bonne chère était à la mesure de celle qu'il avait pour le théâtre. Il aimait venir en Belgique, et à Bruxelles en particulier. C'était pour lui une vraie joie que de savourer la bonne cuisine belge, après avoir été applaudir José Géal et ses marionnettes de Toone. C'est que Paul aimait la vraie culture populaire et tout ce qui s'y rattache.
Il faudrait surtout parler de sa fidélité en amitié. Il ne se passait pas une semaine sans qu'il ne me téléphonât pour me faire part de l'une ou l'autre de ses découvertes, ou tout simplement pour me donner de ses nouvelles. La dernière fois que je le vis, c'était à Paris, lors de la
Journée Céline. Très fatigué, il avait néanmoins tenu à venir, comme toutes les fois précédentes, et je me souviendrai toujours de l'attroupement qui s'était naturellement créé autour de lui. Le cher Paul racontait quelque histoire devant un public conquis. Grand séducteur, parfois irascible et toujours sûr d'avoir raison, Paul avait ce qu'on appelle un caractère entier. Il fallait l'aimer ou le détester pour ce qu'il était : un grand bonhomme tout d'une pièce, terriblement attachant ou exaspérant, selon que l'on apprécie ou non les grands vivants.
, février 2001.