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dimanche 16 janvier 2011

Montherlant-Céline : Match Nul ? Par Alain Jamot

Vous avez vu Montherlant pour son élection (à l’Académie) ?
Ça va bien pour lui, il doit être content. Lui c’est Chateaubriand qui le gêne.
Le drapé antique. Il n’y arrive pas, ça l’embête.”
(Céline, sur Montherlant)

C’est de la littérature, aussi artificielle et aussi désuète que celle de Paul Alexis ou de Paul Lombard, écrivain au style “artisse” de la fin du XIXème siècle, et qui ne sera plus lue dans cinquante ans.
(Montherlant, sur Céline) Dictionnaire Céline, Philippe Alméras.


Mettre en vis à vis, dans un article, Montherlant et Céline, c’est un peu fouiller l’arrière-boutique un tantinet poussiéreuse de la littérature de droite d’il y a bien longtemps, celle du siècle dernier. L’aristo et le prolo, le gars de Neuilly et celui de Courbevoie, l’attentiste et le collabo, le spécialiste de la posture et la brute incapable de masquer ses sentiments et ses haines… Ont-ils quelque chose de commun, ces deux-là, à part finalement le succès, les manuels de littérature et la couverture blanche de Gallimard ?

Quand j’ai découvert les deux coupables, il y a bien longtemps, alors que je sortais de l’enfance pour aborder les rivages un peu pénibles de l’adolescence, et que je ne connaissais de la littérature (en gros) que Bob Morane, Jules Vernes et Oui-Oui, je m’imaginais que j’allais tomber avec eux sur des types sulfureux, des serial-writers fascistoïdes, des nazillons graphomanes, des suppôts du Mal (c’est à peu près ainsi que mes profs de lettres seventies les présentaient, eux qui se délectaient de Barthes ou de Rouge, dans ma lointaine banlieue).

Eh ben non, c’était tout le contraire ! Montherlant et Céline, y faisaient rien qu’à raconter des histoires de losers, de célibataires, de grabataires, de nanas encore turlupinées par Jésus avant de prendre la position horizontale, des histoires de misère, de dispensaire, de tuberculeux crachant leurs derniers instants dans des taudis et des galetas insalubres ! Bonjour la douche froide ! C’était donc ça, les méchants écrivains fascistes ? Je me disais bien qu’ils avaient dû se calmer avec l’âge (pour rentrer dans la Pléiade, mieux vaut éviter de rewriter Mein Kampf ou Je suis partout), mais qu’en fouillant dans leur production des années d’avant-guerre, ce serait bien le diable si je ne trouvais pas des trucs croustillants… Rien, nada !

Avec eux (mais ça décrivait bien aussi Drieu La Rochelle), je découvrais que l’écrivain de droite était avant tout un triste sire, un scribe consciencieux du tragique de la déliquescence franchouille, de la décadence, du lent glissement de la patrie de Pagnol, du pastis et des charentaises vers le néant intergalactique de la fin de l’Histoire…

Point de militants nationalistes et mystiques dans leurs bouquins, oh non, pas de héros guerriers triomphants en route vers le Walhalla, non non, mais de pauvres hères au quintal, analysés, scrutés, quantifiés, dans leurs sinistres et pathétiques habitudes de cocus de l’Histoire… des types humains pas très loin des héros de polars qui déferleraient sur l’Hexagone deux ou trois décennies plus tard.

Mais comment tout cela avait-il pu commencer, et d’où leur venait alors cette réputation sulfureuse ? En fait, le truc à la base, qui les rapprochait, c’était quoi ? C’était la guerre, la vraie, la Grande Guerre, celle de 14.

La guerre, la vraie.
Quand elle arrive, nos deux pieds nickelés ne se dégonflent pas : Céline suit le 12e régiment de Cuirassiers où il s’est engagé en 1912, Montherlant arrive enfin à se faire incorporer en 17. Les deux sont blessés, et finissent comme auxiliaires, Céline à Londres, Montherlant en France, à l’État-Major.

Montherlant, complètement shooté à Barrès, voit des morts partout et commencera, avec La Relève du matin, à broder sur le thème du sacrifice qui ne sert à rien, du héros qui meurt pour sauver un monde qui n’en vaut pas la peine.

Céline hallucine pour sa part sur le massacre, la boucherie, tout ce qui ressemble à un képi lui file de l’urticaire et se découvre pacifiste.

La différence fondamentale entre eux deux se trouve déjà là, bien évidente : Montherlant suit la guerre par les journaux, assiste aux messes d’enterrement de ses potes de Sainte-Croix de Neuilly, intrigue pour enfin endosser un uniforme et se rendre utile. Et ne pas passer pour un lâche après… Céline, on ne lui demande pas son avis, allez hop le proldu, au front ! En première ligne ! Et il se bat, est blessé. Céline y va à fond, en prend plein la gueule, ne s’économise pas. Montherlant se balade en semi-touriste, malgré lui, s’engage du bout des lèvres. On retrouvera sans cesse cette opposition entre eux, dans leur vie, dans leurs livres, dans leur style.

Pour les deux hommes, c’est la douche écossaise, l’électrochoc qui les sort de la programmation sociale : et tous deux, après la guerre, vont aller découvrir le monde, car à quoi bon survivre au suicide de l’Europe si c’est pour rester enkystés dans la médiocrité ?

Voyages voyages…
Céline rame, se marie et décroche son doctorat de médecine, Montherlant compte les crânes à l’Ossuaire de Douaumont. Tout cela aura vite une fin : twenties encore remuantes, chacun va foutre le camp parce qu’il n’y a que ça à faire.

Montherlant racle les fonds de tiroirs de sa mamie et réussit à se faire publier à compte d’auteur, puis un éditeur le remarque : let’s go ! Le pognon semble arriver assez facilement, bref il se débrouille et en route : c’est le Sud, l’Espagne, l’Algérie. Loin, mais pas trop. Les colonies et les espingouins, on connaît, on prend pas trop de risque pour le rapatriement.

Pour l’illuminé de Courbevoie, c’est une autre chanson : dès 1916, l’Afrique, puis avec la SDN les États-Unis, Cuba, le Canada, l’Angleterre. Céline bosse, rencontre des gens, se tape des greluches, rumine, observe, commence à gueuler.

Mine de rien, les deux rigolos inventent à leur façon on the road again et Katmandou quarante ans avant les autres, et repèrent déjà que la France bat de l’aile, qu’elle ne se relèvera jamais plus du grand abattoir de 14, que les colonies sont un enfer pour les autochtones et les petits blancs.

En politique, y savent pas trop où ils en sont, mais ça commence déjà à mijoter tout autour d’eux : la peur du bolchevique mine la bourgeoisie européenne, le couteau entre les dents alimente les fantasmes des rentiers et des parlementaires.

Bref, c’est le générique d’Amicalement vôtre : Montherlant/Brett Sinclair se la coule douce, découvre le sport et l’ambiance mecs sur le stade, vit dans les quartiers bourgeois et publie déjà beaucoup ; Céline/Danny Wilde bourlingue, travaille, écrit une vague nouvelle et a définitivement cessé d’être un prolo. Tout les sépare, tout les éloigne l’un de l’autre. Et puis arrivent les années trente…

Les grandes manœuvres
Céline, toujours fauche-man, a repéré qu’Eugène Dabit cartonne avec Hôtel du Nord et s’imagine qu’on peut se faire des couilles en or en écrivant de la prose prolétaire : l’innocent ! Un vrai réflexe de midinette ! Résultat, il pond Voyage au bout de la nuit ! Et ne se rend même pas compte qu’il vient de violer la langue française et de créer une brèche dans le ronron académique.

Denoël chope l’ovni au vol juste devant Gallimard, et c’est l’entrée en fanfare : il rate le Goncourt de peu (mais reçoit le Renaudot), avec un premier roman qui deviendra l’un des plus célèbres livres français.

Il en prend déjà plein la gueule : quoi, pas de grandes périodes classiques, pas de beau style, mais des mots crados, de la misère et encore de la misère, du désespoir, des pauvres comme s’il en pleuvait, et pas de rédemption, pas de lendemains qui chantent ?

Céline s’en fout, touche du pognon, se balade, écrit beaucoup. Et, au fil des années, commence à déraper : il fréquente Léon Daudet, se grise de succès, se passionne pour la politique et l’hygiène sociale, se croit tout permis, prend un premier râteau avec Mort à crédit et publie en 1937 Bagatelles pour un massacre : quel con ! Il a déjà commis un premier pamphlet contre les cocos de retour d’une virée en URSS, sans grand retentissement. Mais là, il est servi : l’antisémitisme est à la mode, on en redemande, et ça va lui coûter sa crédibilité. Comment un type aussi intelligent, un écrivain aussi doué a-t-il pu se laisser embarquer dans ce délire quasi-psychiatrique, ces élucubrations racialistes à la mords-moi-le-nœud ? Gide le ridiculise dans la NRF. Il s’en moque, et l’année suivante, rebelote : L’Ecole des cadavres !

Fin des haricots : la malédiction Céline s’installe, Gringoire, Je suis partout, l’Action française applaudissent, la gauche rejette notre héros dans les ténèbres, et lui, of course, se radicalise. On ne parlera désormais plus que de cela pour l’éternité, de ces deux opuscules gueulards et maladroits même si le style atteint parfois des sommets, où la haine du Juif se mêle au pacifisme, la peur de la guerre à la haine du fric. Pour le beauf de base, l’affaire est entendue : Céline, c’est de la littérature antisémite, et qui se vend bien, en plus… En 1939, les deux pamphlets sont pourtant interdits.

Pendant ce temps-là, Montherlant arrête ses rêveries sur le sport et la morale antique, et décide de surfer sur la misère lui aussi, mais plutôt celle de sa classe avec Les Célibataires, où deux noblaillons dépensent des trésors d’imagination pour ne rien foutre et vivre leur vie de parasites sociaux. Carton ! Il décide alors d’explorer aussi la misère sexuelle, et pond quatre tomes des Jeunes filles, où un Casanova froussard et cultivé fait la leçon à une Solange encore travaillée par le catholicisme : re-carton. Pour l’époque, ça sent bon l’érotisme, la provoc, la petite culotte, le crucifix et les grandes envolées élitistes. Étrange mélange, mais blockbuster de l’édition, en un temps où les curés faisaient encore recette et ne jouaient pas devant des salles vides.

Montherlant s’en met plein les fouilles à son tour, publie de nombreux petits ouvrages à tirages limités (genre L’Eventail de fer) chez des éditeurs obscurs, et se fait encore plein de pognon dessus ! Il a tout compris du business littéraire, et ne prend pas de risques idiots comme Céline : il surfe sur les fantasmes de l’époque, s’invente un personnage de pacotille, mélange d’antique, de préfasciste et de conservateur mais s’arrête avant l’erreur fatale. Il sent son public, lui donne ce qu’il souhaite, et parfois écrit pour lui-même, dans de petits essais confidentiels.

Alors Montherlant poltron et Céline courageux ? Pas si simple… Montherlant avance masqué, ses journées sont souvent des journées composées exclusivement de drague et d’écriture, et il ne veut pas trop attirer l’attention sur le penchant qu’il partage avec André Gide. Il sait aussi que si la politique peut faire parler de vous et vous lancer, elle peut aussi vous griller à vie en cas de dérapage et vous tailler un costard dont vous ne parviendrez plus à vous défaire, ad vitam aeternam… Et puis, si Montherlant, comme tous les auteurs, est vaniteux et exhibitionniste, il connaît via sa famille les rouages du monde, il sait en jouer. Alors que Céline, gros balourd génial et emporté, s’étonne des retours de flammes et des cabales. Assoiffé de reconnaissance, artistique, sociale, Céline veut tout, les gonzesses, le pognon, les gros titres et les gros tirages tout en restant lui-même, et en se permettant de délirer si bon lui semble. Oh coco, ça marche pas comme ça, et les écrivains et la politique, ça colle rarement, ils se font avoir presque à chaque fois…

Montherlant, malgré ses airs de Grand d’Espagne, calcule tout, prévoit presque tout, et avouera même avoir préféré retourner à son écritoire le 6 février 1934 plutôt que d’aller voir où en était le match Camelots du Roy/Préfecture de Police !

L’apocalypse
À partir de 1940, leur différence fondamentale s’affirme encore davantage. Céline boit des coups avec Brasillach, sert la louche d’Otto Abetz (Montherlant… aussi), torche des articulets pronazis, s’inquiète des progrès de la Résistance et se fout de la gueule de Pétain.

Montherlant publie Le Solstice d’été, vision Collège Stanislas de la victoire d’Hitler, pontifie un max mais décline très astucieusement tout appel du pied trop pressant de la Révolution Nationale. Toujours la prudence…

À partir de la Libération, où Montherlant s’en sort après une bonne remontrance, il décide de se lancer dans le théâtre, l’opérette pied-noir revue façon Grand Siècle, et nous débite La Reine morte et Le Maître de Santiago ! Du beau boulot, du sublime au kilomètre, mais ça reste du toc, du chiqué, du bois peint, du faux marbre. Le militant de droite qui se pique de culture s’extasie, et s’en sert comme rempart contre Sartre et Ionesco. On a les émotions, et les références, qu’on peut…

Céline court sous les bombes avec le chat Bébert et sa dulcinée dans Berlin, claque du bec avec Le Vigan en Poméranie et finit dans une geôle au Danemark. Et à l’époque, le Danemark, c’est pas encore l’État providence, les blondes sublimes à la poitrine opulente et à la morale sexuelle élastique : point de porno, mais plutôt la grisaille, le froid, la faim, le protestantisme. L’horreur, quoi…

Céline dépérit, commence ses correspondances fleuves, et finit par rentrer en France sur une astuce légale. Le voilà parti pour la misère, encore et encore, la gueulante aigrie, la paranoïa comme raison d’être, les falzars tenus par des bouts de ficelle, la pleurnicherie incessante, le fantasme des Chinois déferlant sur l’Occident, l’Apocalypse à Meudon, le discours répétitif et saoulant d’un vieillard complètement largué et méchant comme une teigne, avec des grabataires comme clients de son cabinet médical et du bordel dans toute la maisonnée.

Il engueule Gaston Gallimard, pleure sans cesse pour un à-valoir ou une réédition pendant que ce dernier signe de confortables chèques à Montherlant, qui est quasiment sacré Trésor National Vivant et entre à l’Académie.

Alors ça finit comme un mélo : Céline meurt angoissé, aigri, cradingue sans jamais avoir triché. Et Montherlant se flingue douze ans après, ne supportant plus de devenir aveugle… et son masque se fendille définitivement.

Résultat des courses
Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Littérairement, Céline gagne haut la main. Avec Proust (et Joyce), il a propulsé l’écriture hors des remugles bourgeois et des ânonnements bécasses des profs de lettres. La littérature, avec lui, ça gueule, ça souffre, ça pète, ça picole, ça frôle les grands parcours Deleuze/Guattari : on se déterritorialise pour replanter sa casbah ailleurs, plus loin, toujours plus loin, on va de ligne de fuite en ligne de fuite, on s’immerge dans le devenir perpétuel, dans le devenir-animal, le devenir-Bébert, le devenir-totalitaire, on prend tous les risques, on explose la syntaxe, on déverse un proto-argot, on se ramasse, et on parvient même à faire sortir des écrasements historiques et sociaux des trésors de tendresse. Eh oui, comme tous les grands énervés, Céline sait aussi fondre de tendresse et d’amour pour sa meuf, son chat, ses amis, mais aussi ses pauvres, ses patients, ses prolos, ceux qui sentent la soupe, qui puent de la gueule, qui crèvent de la vérole, de la tuberculose ou du cancer, tous ceux pour qui le Front Populaire fut alors une miraculeuse épiphanie.

Céline écrivain de droite ? Oui, mais d’une droite métaphysique, ontologique, pour qui le surgissement de l’Être ne peut s’accompagner que d’un désespoir intégral et glaçant, d’une droite pour laquelle il n’y a pas de rédemption possible, et dont la parousie ne peut s’imaginer que comme une explosion vitaliste sans retour, un festival au lance-flammes…

Montherlant, lui, avec son beau style, ses gros tirages d’antan et ses postures agaçantes, était en fait un homme du passé. L’aboutissement plutôt que le commencement de quelque chose. Tout sonne un peu vieillot chez lui et surtout son style, un peu irréel, encore intéressant, parfois saisissant ou touchant, mais si loin, si loin… Montherlant héros d’une droite faussement moderne, qui se fait un film sur l’Ancien Régime, qui se prend le chou sur des arguties catholiques proprement inintelligibles aujourd’hui pour le Français moyen, ou qui ronchonne encore sur la perte de l’Algérie Française.

Montherlant qui a aussi sûrement agi pour la décrédibilisation de l’écrivain en tant qu’artiste et intellectuel utile et légitime à droite que Sartre et BHL à gauche, c’est dire !

Céline anticipe notre chaos quotidien, nous file une toolbox stylistique pour nous en sortir. Montherlant nous ouvre son musée, et nous explique que quand même, avant, c’était mieux…

Bukowski révérait Céline, et en fera un quasi-personnage dans son dernier roman.

Montherlant, même Le Figaro n’en parle plus !

Restent les livres, au-delà des hommes et des parcours. Mais combien les lisent encore vraiment, ces deux-là ?

Alain JAMOT
surlering.fr, 27/10/2009.
Repris sur le site montherlant.be


2 commentaires:

  1. "Bukowski révérait Céline." : c'est vrai que Bukowski aimait beaucoup Céline, mais principalement le Voyage, il a dit de tout le reste de sa production(je cite de mémoire), qu'il voulait "trop leur en mettre plein la vue".
    Mais même je ne comprend pas bien l'intérêt de l'auteur à parler de Bukowski et de son roman Pulp, à moins qu'il ne s'agisse d'une sorte d'argument d'autorité pour prouver le succès de Céline.

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  2. article décapant, bien fichu...on adhére ou pas avec l'auteur mais ça reste épatant...

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