lundi 28 février 2011

L'ultrafin célinien par Philippe Bordas

Nous reproduisons ici le chapitre que Philippe Bordas a consacré à Louis-Ferdinand Céline dans Forcenés paru chez Fayard en 2008 et ayant pour thème le cyclisme.

Céline vêtu de peaux s'énerve sous le chaume. Il fait froid dans la bicoque. Et le poêle tire mal. Lucette enfourne des blocs de tourbe. Klarskovgaard. Le Danemark. L'hiver. Céline s'est trouvé une planque dans les glaces : passé gelé — oubliés les malfaisants de la rue Girardon, résistants en joie, les vengeurs déchaînés qui veulent ses cheveux. Céline a cassé du juif. Il s'est vidé; il a vomi les pamphlets vite écrits qui ont séché sa plume et bousillé sa vie.

Céline veut rentrer en France et reprendre à zéro. Il a crevé le plafond avec le Voyage. Quand il débarque au Bourget, en costume Poincaré, avec Lucette toujours belle, il veut crever le plancher. Pugilat sous arthrose, Céline veut sa médaille. Il a évité le gibet. Il en rage. Il va se sacrifier à la langue française, une dernière fois.

Céline augmente sa valise des tracts de sa révolution. C'est le brouillon de Féerie pour une autre fois. Céline brise le système à crémaillère; phrase lâche, syntaxe titubée. Il lance la machine du picaro sur la marelle de mots touchés par la peste comme lui. Les verbes et les sujets entrent en quarantaine parmi les points de suspension.

La langue flotte, volatile, calcinée.
Céline renaît au chant nouveau. Ferdinand reprend l'ouvrage de sa mère dentellière, resté sur la commode. Il ajoure et reprise; il déchire, il suture – il ressuscite le monde en aérant le mot.

Quand paraît Féerie pour une autre fois, en 1952, Céline tombe sur le parquet. Il a crevé le plafond, mais personne ne voit le ciel dans sa toile d'araignée. Ferdinand propose un plat trop fin à la France des ruminants. Céline vit dans l'obsession de la légèreté. Derrière l'amour des danseuses, une équation paraît : le grand art est celui du vent. La pesanteur est l'apanage d'un pays qui le déteste encore et qu'il hait aussi – un agglomérat de gésiers. Céline voit partout des hommes lourds qui veulent lester son corps et lapider sa prose.

Il faut relire Féerie dans ce souffle de paranoïa. Le livre souffre de solitude. Il flotte au milieu des oeuvres complètes, tenaillé entre Voyage et la trilogie terminale qui s'achève sur Rigodon.

Féerie est un art poétique et un manifeste où la légèreté est le critérium. Ce critérium prend forme dans une carcasse d'acier et d'aluminium évidée comme le ruban du vieux télégraphiste. Peu ont noté ce détail : un vélo parasite les survivances de phrases. Une machine ultralégère traverse Féerie dans un sifflement. Ce vélo est un personnage. Il a un nom.

L'«Imponder ».

« ... et le vélo au point léger qu'il avancera presque sans moi, du soupçon de l'envie que je l'enfourche!... marque : l'"Imponder"...

«... plus rapide qu'Arlette au sprint! Vous me verrez!... Arlette qu'est une sylphe pédalière!... Trinité-La Butte : sept foulées! une brise... c'est elle! un souffle!... passée! en montée!

« Vous dites : vous aurez une auto! Non! L'auto est ventripoteuse, semi-corbillarde à flapis! je corbillerai pas! L'"Imponder"! Mon vélo! C'est tout! Le malade téléphone ? je vole! les réflexes! Les mollets! poumons de forge! je me soigne en soignant les autres ! d'une visite deux coups! le cycle panacée!

«Parce que n'est-ce pas je renonce à rien!... Vif?... Mort?... pour moi, hé là! nulle importance!... je sors d'ici, Féerie m'emporte!... Vous me revoyez plus qu'en vélo... deux, trois vélos!... Ah, plus de brouettes!... plus de brutalités...

«Mon "Imponder" ? [ ... ] ma fourche, mes deux roues!... des toiles d'araignée... tout le cycle : cinq kilos! Cette fragilité dans l'essor!... »

La fragilité dans l'essor.

Le vélo «ultra fin!» de Céline « caracolant d'une pédale l'autre» est le fantôme d'une écriture en mouvement. Il file, il vole, il ne pèse pas. Céline est le «vieillard ailé», il « traverse tout Paris en vélo, Céline conduit sa révolution en s'inspirant d'un bicycle. D'une bécane naît un style à crever le plafond. La jonction frauduleuse du cycle et de la poésie. Le vélo, les danseuses – les beaux alibis de la prose Ferdinand.

Lucette est la fille d'un fanatique cycliste; pour voir passer le Tour de France, il l'installe dans les arbres. En 1943, elle se rend à la mairie du dix-huitième, sur le vélo de Féerie, pour épouser Louis-Ferdinand. Céline aime une femme ailée, il ne l'aime qu'en fée. « je veux jamais qu'elle manque de vélo... c'est ses sortes d'ailes le vélo... pas qu'elle se trouve une seconde sans aile. Oh! J'ai prévu... C'est notre luxe!»

L'« Imponder », la danse, Lucette. Le cycle, l'envol, l'amour. Vélo, vole, love. Les obsessions de Céline finissent en anagramme d'escampette. Lorsqu'il décide son style aérien, son métro émotif, Céline justifie le nom du vélo : « Les rails émotifs!... impondérables ! » L'« Imponder » est une mécanique de son sang.

Je ne sais plus dans quel livre je l'avais lu. L'un des frères Pélissier, amoureux de Voyage au bout de la nuit, avait offert à Céline son vélo dentelé. Serge Laget, grand archiviste à L'Équipe, m'a mis sur le chemin. Il est l'ami du docteur Puyfoulhou, le médecin de Lucette. Natif du Cantal, comme Antonin Magne et les frères Pélissier, le docteur Puyfoulhou ignore cette Histoire de vélo. Il promet d'appeler Lucette.

Lucette a quatre-vingt-quinze ans.
Quelques semaines plus tard, le docteur rappelle : « J'ai eu Lucette! Vous aviez raison. Elle ne se souvient pas exactement de l'année, c'était en 33, peut-être en 37 ou en 38 : Louis a reçu la visite à Montmartre, rue Girardon, de Charles Pélissier, "très bel homme" et d'une femme "splendide et insupportable". Pélissier a offert à Louis son vélo de course. Il l'accrochait à un clou, au plafond du salon. Il a été volé en 1944, avec les manuscrits. Il me semble avoir vu une gravure ou un dessin de Gen Paul qui confirmerait la chose. Derrière Le Vigan, Gen Paul et Marcel Aymé, les amis de Montmartre, il me semble qu'on distingue un vélo suspendu. »

Quand paraît le Voyage en 1932, Charles est au sommet. Il a gagné huit étapes du Tour deux ans plus tôt. Un mètre quatre-vingt-huit, quatre-vingt-deux kilos, c'est un Weissmuller métissé de Valentino. Il pédale en gants couleur « beurre frais ».

Le vélo de Pélissier Charles était crocheté au plafond du salon de la rue Girardon; comme les pages manuscrites que Céline suspendait sur des fils, avec les pinces à linge, au fond du capharnaüm de Meudon. Serge Perrault, le danseur ami de Céline et Lucette, confirme le tableau. Le vélo de Charles est le fantôme de Féerie pour une autre fois.

Le spade de Pélissier est le chevau-léger du moderne style célinien.

Le 29 mai 1943, Céline à court d'argent prend le vélo et file rue La Boétie, chez le marchand de tableaux Étienne Bignou; il transporte les huit cent seize pages manuscrites de Voyage au bout de la nuit et celles de Mort à crédit, qu'il cède contre dix mille francs et un petit Renoir.

Quand je vais m'entraîner dans la vallée de Chevreuse, je passe la porte de Vanves; je file sur Meudon. J'escalade la Route des Gardes en danseuse pour honorer Lucette. Elle demeure à mi-pente dans une bâtisse énorme. Je n'ose pas m'arrêter.

Philippe BORDAS

Philippe Bordas, Forcenés, Fayard, 2008.

2 commentaires:

  1. Excellent. Magnifique. Bravo.
    Un souvenir : Roger Lécuyer, épicier-poète-chansonnier, de la rue de Bucci, dans le VIe, possédait un billet de Céline datant de l'Occupation : "La Pipe a oublié la confiture, je te la renvoie à vélo, si tu peux y ajouter des oeufs..." Montmartre-Odéon à vélo... 4 km 5 aller... 4 km 5 retour... pour de la confiture...
    Mazet

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  2. Je suis un petit cousin de Roger Lécuyer et recherche des informations sur lui et sur la période de la péniche La Malamoa avec H. Mahé (période dont ma mère, qui est allé sur cette péniche avec R. Lécuyer, m'avait parlé). Si ce n'est pas trop indiscret, pouvez-vous me dire d'où vous vient cette anecdote (qui figure, abrégée, dans la livre D'un Céline l'autre) ?

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