Les deux premières parties de cet article sont à lire ici.
J’ignore tout de Martin. Sauf qu’il préfère le “je” ouvert de Montaigne au “je” terroriste de Céline, et qu’on se demande ce qu’il pense du “je” de Voltaire, du “je” de Chateaubriand, du “je” de Rimbaud. J’ignore tout du “je” de Martin, sauf qu’il n’a rien compris à la loi du lyrisme, puisqu’il reproche à Céline d’abuser d’un “je” terroriste (p.66) ! Martin connaît bien peu la biographie de Céline puisqu’il traite Céline de paranoïaque (p.68), oubliant que Céline, dès le 3 octobre 1936, dès Mort à crédit, était menacé de mort dans Le Merle blanc. J’ignore tout de Martin(p.70), sauf qu’il s’encolère aujourd’hui sur “le massacre de trois cents Algériens à Paris en 1961”. Il aurait pu avoir une pensée pour les civils français tués le 26 mars 1962 à Alger, au Plateau des Glières, par des soldats arabes aux ordres d’officiers français. Mais Martin a une colère sélective. Sarajevo ou Siegmaringen lui évoquent le nom de tristes camps nazis, Budapest ou Katyn ne lui rappellent aucun goulag soviétique. Martin manie le marteau piqueur à défaut du marteau-faucille: lecture étroite, sélective, bornée, malhonnête. Obsédé par sa propre idéologie, Martin ne voit chez Céline que de l’idéologie. Rien d’autre. Céline pour lui est un politicien, et non un écrivain. Il ne peut donc le mettre sur le même plan que Rabelais, Proust et Kafka, oubliant que Rabelais a pris position pour le gallicanisme, Proust pour Dreyfus, et Kafka contre les procès truqués, et que ce serait réduire leur génie que de les lire seulement sous un angle politique.
Martin préfère les écrits de Primo Levi, pour son “savoir existentiel”, à l’œuvre de Céline (p.77). J’ai lu Si c’est un homme que Primo Levi publia en janvier 1947 au retour du camp de Auschwitz où il fut interné en 1944 . Comparer Céline à Levi, c’est comparer Villon à Camus. Ce sont deux planètes différentes. Levi se veut objectif, impartial, scrupuleux. Il témoigne sans colère sur l’horreur d’un camp, se veut parfois poétique même et humoristique, dénonce la mécanique d’une idéologie, l’atrocité d’un système, la mort-vie d’hommes sans noms devenus matricules. C’est un témoignage. Céline est écrivain lyrique, en rupture de toutes conventions, qui lance un pamphlet volontairement énorme, féroce, contre le Front Populaire, avec Bagatelles, ou contre la guerre, le capitalisme, la misère avec Voyage, pour que les hommes de la classe 14 ne redeviennent pas des matricules en 40, pour qu’ils ne soient pas gazés dans les tranchées ou ensevelis dans la boue des Flandres. Levi s’adresse au raisonnement et à la sensibilité, Céline vise l’émotion et la poésie. Levi décrit les conséquences ultimes de la guerre dans un camp, l’esclavage absolu, où les maîtres délèguent leur pouvoir absolu à des valets. Céline veut dénoncer les responsables de la guerre, les maîtres occultes, ou se lance dans la fresque d’un pays en flammes et sous les bombes. Deux genres, deux tons, deux buts différents.
Notons au passage que Levi , même s’ il en fait des Élus, des saints et des martyrs, s’en prend à un moment, comme Céline, aux “prominents juifs”, “intouchables, haïssables, tyranniques” qui ont pouvoir sur les autres esclaves: “Les prominents juifs constituent un phénomène aussi triste que révélateur. Les souffrances passées, présentes et ataviques s’unissent en eux à la tradition et au culte de la xénophobie pour en faire des monstres asociaux et dénués de toute sensibilité” (Éditions Pocket, p.97). Chez Céline, point d’Elus. Après tout Céline a écrit pour ceux que Levi et les “prominents” appellent “les musulmans”, c’est à dire les faibles, les inadaptés, “les non-hommes en qui l’étincelle divine s’est éteinte” (p.96). Céline n’a jamais fait l’apologie du plus fort. Martin se garde bien de citer L’Hommage à Zola où Céline dénonce tous les états totalitaires.
Dans son appendice à Si c’est un homme, qui date de 1976, Levi est net dans son engagement politique: “Les camps soviétiques n’en demeurent pas moins de déplorables exemples d’illégalité et d’inhumanité. Ils n’ont rien à voir avec le socialisme soviétique; sans doute faut-il y voir une subsistance barbare de l’absolutisme tsariste, dont les gouvernements soviétiques n’ont pas su ou pas voulu se libérer. Quand on lit les Souvenirs de la maison des morts, écrits par Dostoïevski en 1862, on y reconnaît sans peine, dans ses grandes lignes, l’univers concentrationnaire décrit cent ans plus tard par Soljenitsyne. Mais il est possible, facile même, d’imaginer un socialisme sans camps, comme il a du reste été réalisé dans plusieurs endroits du monde. Un nazisme sans Léger n’est pas concevable” (p. 203). Opinion partisane que des millions de Russes ne partagent pas. Entre un camp soviétique et un camp allemand, Céline ne faisait pas différence. Sans doute pour cela, Céline ne fut conduit au cimetière de Meudon que par une petit groupe d’amis, la plupart anonymes, tandis que Primo Levi fut accompagné au cimetière par la délégation du Comité central du Parti communiste.
Martin adore Bach et Monk, c’est un musicologue. Joyce, Michaux, Proust, Perec, Duras, Pinget, Saraute et Simon (p.82) lui offrent de la vraie, de la pure, de la grande musique. Pas Céline ! Martin entend plus de paroles de haine que de musique dans Rigodon où il entend “au pire une fanfare militaire, au mieux un opéra Wagnérien - souvent un disque rayé”(p.85). Joyce en anglais, moi je veux bien, Proust, bien évidemment. Mais la musique du nouveau roman, celle de Duras, à côté de Céline, c’est du pipo chinois à deux trous. Préférer l’harmonica de Perec au grand piano de Céline, c’est préférer n’importe quel joueur de piano-bar à Thélonius Monk. Chacun ses goûts. Question d’oreille. Il y a des passages que je saute dans Bagatelles, et ce sont justement ceux, ai-je appris, qui ne sont pas de la main, du style même de Céline ! Mais pour Martin, la “lecture esthétique de Céline est une lecture d’allégeance et d’inféodation au système célinien”. Et il ajoute en note: “je ne parle pas ici des inconditionnels de Céline, antisémites notoires et déclarés, qui à la faveur de la réhabilitation littéraire, souhaitent une réhabilitation politique”. Martin ne donne malheureusement aucun nom. Je ne connais aucun célinien qui souhaite une réhabilitation politique de Céline, étant donné qu’il a toujours méprisé la politique, défendu l’individu contre les sectes et les clans, les partis et les lobbies. C’est le fil d’Ariane entre Semmelweis, L’Eglise, Mea Culpa, Hommage à Zola et la suite pour ceux qui n’auraient pas compris Voyage au bout de la nuit. S’il est descendu un moment dans l’arène politique, ce fut pour crier au danger, quand on offrait les spectateurs au Minotaure au nom d’ idéologies. Céline n’a jamais attendu d’un système politique quelconque le bonheur des individus.
Doit-on vouer Rousseau, Hugo, Vallès, aux gémonies sous prétexte que les responsables du Goulag les donnaient à enseigner dans leurs écoles ? Faut-il être catholique et intégriste pour admirer la prose de Léon Bloy, franc-maçon et anti-curé pour apprécier les contes de Voltaire, royaliste et mystique pour lire les romans de Balzac ? Le fanatisme ordinaire du lecteur en littérature, c’est quand il assigne une mission politique à la littérature. Les franquistes ne pourraient-ils aimer Picasso, et les républicains admirer Dali ? Martin reproche aux livres de Céline d’être “fermés” , de ne pas laisser la parole au lecteur. Est-ce que Guernica est une “peinture ouverte” ou seulement une peinture communiste ? Quand je regarde Guernica de Picasso, je ne pense pas tant aux martyrs de ce village, mais à tous les malheureux qui eurent à subir un bombardement. Je ne limite pas le génie de Picasso au bombardement d’un village, aux nazis, à une date, un lieu. Picasso n’est pas le peintre du Souvenir, mais de tous les Souvenirs, sinon il n’est pas le génie que l’on dit. On peut regarder Guernica en pensant à Dresde ou Hiroshima, à tous les bombardements à venir. L’histoire ne commence pas en 1933 et ne s’achève pas en 1945. Que les avions fussent rouges ou noirs, Picasso a peint l’horreur, le malheur de tous les civils innocents. Les descriptions de bombardements dans Féerie ou dans la trilogie offrent au lecteur le même sentiment universel. Que les civils soient parisiens ou allemands, ce sont avant tout des victimes.
Martin lit de travers. Son antiracisme l’aveugle au point de ne voir que racisme chez Céline, et ne ne pas comprendre que l’enjeu esthétique l’a poussé au délire politique. Le facteur noir qui culbute la bonne ne fait pas rire Martin. Il ne nous fait pas rire davantage. C’est la métaphore du verlan et du rap qui culbutent la chanson française. Quand Céline lance goguenard “Mon mémorial sera au bachot”, Martin traduit littéralement: “Son mémorial: aux victimes de Sigmaringen” (p.99). C’est nier contre l’évidence que dans la trilogie allemande, une fois de plus, Céline se moque de l’homo politicus à chaque page. Martin dévoile son jeu, sa bêtise, et sa haine, quand il résume sa position (p. 116) . Pour lui, défendre Céline c’est “dire “l’émotion” pour la xénophobie; le “style” pour la rhétorique du “martyr collabo”, la “petite musique” pour la vocifération”. Martin traduit le poétique et célinien “au commencement était l’émotion” par un vulgaire et actuel “chacun dit ce qu’il ressent” (p.128). C’est dire la bassesse de son niveau de lecture. Toutes distorsions accomplies, en dernier argument, Martin recourt et revient, avec autant d’insistance que d’uchronisme, à la comparaison Céline - Le Pen - Hitler (p.131) Il y avait d’autres moyens de se moquer des pirouettes, triple axels, contorsions des Kristeva, Sollers, Zagdanski. Amateur de Céline = électeur de Le Pen = nostalgique d’Hitler ! Quelle salade russe ! Amateur d’Aragon = électeur du Da Hue = nostalgique de Staline ? On n’en sortira donc jamais ?
On retourne avec Martin dans le manichéisme des Isvestia des années trente. Une marche encore plus bas quelques pages plus loin, et Martin nous dit préférer le comique de Guy Bedos à celui de Céline(p.156). Martin s’inquiète de voir Céline fêté tous les ans par un livre. Rassurons-le. Céline est beaucoup moins lu que Camus. Il n’a pas de station de métro à son nom comme le camarade Aragon, ni de lycée comme Simone Signoret, ni de rue à Meudon ou de plaque à Montmartre, et pas le moindre cul de sac à Courbevoie non plus. Céline reste un auteur maudit. Les optimistes se satisferont des scénarios et préchi-précha ronronnants. L’argot a disparu au profit du verlan. La langue française a raté une renaissance. Contre Céline ? “N’importe quoi contre Céline ! “ La phrase date de l’Occupation. Rien de très nouveau du côté de Martin.
Eric MAZET
Le Bulletin célinien n° 176, mai 1997, pp. 13-22.
J’ignore tout de Martin. Sauf qu’il préfère le “je” ouvert de Montaigne au “je” terroriste de Céline, et qu’on se demande ce qu’il pense du “je” de Voltaire, du “je” de Chateaubriand, du “je” de Rimbaud. J’ignore tout du “je” de Martin, sauf qu’il n’a rien compris à la loi du lyrisme, puisqu’il reproche à Céline d’abuser d’un “je” terroriste (p.66) ! Martin connaît bien peu la biographie de Céline puisqu’il traite Céline de paranoïaque (p.68), oubliant que Céline, dès le 3 octobre 1936, dès Mort à crédit, était menacé de mort dans Le Merle blanc. J’ignore tout de Martin(p.70), sauf qu’il s’encolère aujourd’hui sur “le massacre de trois cents Algériens à Paris en 1961”. Il aurait pu avoir une pensée pour les civils français tués le 26 mars 1962 à Alger, au Plateau des Glières, par des soldats arabes aux ordres d’officiers français. Mais Martin a une colère sélective. Sarajevo ou Siegmaringen lui évoquent le nom de tristes camps nazis, Budapest ou Katyn ne lui rappellent aucun goulag soviétique. Martin manie le marteau piqueur à défaut du marteau-faucille: lecture étroite, sélective, bornée, malhonnête. Obsédé par sa propre idéologie, Martin ne voit chez Céline que de l’idéologie. Rien d’autre. Céline pour lui est un politicien, et non un écrivain. Il ne peut donc le mettre sur le même plan que Rabelais, Proust et Kafka, oubliant que Rabelais a pris position pour le gallicanisme, Proust pour Dreyfus, et Kafka contre les procès truqués, et que ce serait réduire leur génie que de les lire seulement sous un angle politique.
Martin préfère les écrits de Primo Levi, pour son “savoir existentiel”, à l’œuvre de Céline (p.77). J’ai lu Si c’est un homme que Primo Levi publia en janvier 1947 au retour du camp de Auschwitz où il fut interné en 1944 . Comparer Céline à Levi, c’est comparer Villon à Camus. Ce sont deux planètes différentes. Levi se veut objectif, impartial, scrupuleux. Il témoigne sans colère sur l’horreur d’un camp, se veut parfois poétique même et humoristique, dénonce la mécanique d’une idéologie, l’atrocité d’un système, la mort-vie d’hommes sans noms devenus matricules. C’est un témoignage. Céline est écrivain lyrique, en rupture de toutes conventions, qui lance un pamphlet volontairement énorme, féroce, contre le Front Populaire, avec Bagatelles, ou contre la guerre, le capitalisme, la misère avec Voyage, pour que les hommes de la classe 14 ne redeviennent pas des matricules en 40, pour qu’ils ne soient pas gazés dans les tranchées ou ensevelis dans la boue des Flandres. Levi s’adresse au raisonnement et à la sensibilité, Céline vise l’émotion et la poésie. Levi décrit les conséquences ultimes de la guerre dans un camp, l’esclavage absolu, où les maîtres délèguent leur pouvoir absolu à des valets. Céline veut dénoncer les responsables de la guerre, les maîtres occultes, ou se lance dans la fresque d’un pays en flammes et sous les bombes. Deux genres, deux tons, deux buts différents.
Notons au passage que Levi , même s’ il en fait des Élus, des saints et des martyrs, s’en prend à un moment, comme Céline, aux “prominents juifs”, “intouchables, haïssables, tyranniques” qui ont pouvoir sur les autres esclaves: “Les prominents juifs constituent un phénomène aussi triste que révélateur. Les souffrances passées, présentes et ataviques s’unissent en eux à la tradition et au culte de la xénophobie pour en faire des monstres asociaux et dénués de toute sensibilité” (Éditions Pocket, p.97). Chez Céline, point d’Elus. Après tout Céline a écrit pour ceux que Levi et les “prominents” appellent “les musulmans”, c’est à dire les faibles, les inadaptés, “les non-hommes en qui l’étincelle divine s’est éteinte” (p.96). Céline n’a jamais fait l’apologie du plus fort. Martin se garde bien de citer L’Hommage à Zola où Céline dénonce tous les états totalitaires.
Dans son appendice à Si c’est un homme, qui date de 1976, Levi est net dans son engagement politique: “Les camps soviétiques n’en demeurent pas moins de déplorables exemples d’illégalité et d’inhumanité. Ils n’ont rien à voir avec le socialisme soviétique; sans doute faut-il y voir une subsistance barbare de l’absolutisme tsariste, dont les gouvernements soviétiques n’ont pas su ou pas voulu se libérer. Quand on lit les Souvenirs de la maison des morts, écrits par Dostoïevski en 1862, on y reconnaît sans peine, dans ses grandes lignes, l’univers concentrationnaire décrit cent ans plus tard par Soljenitsyne. Mais il est possible, facile même, d’imaginer un socialisme sans camps, comme il a du reste été réalisé dans plusieurs endroits du monde. Un nazisme sans Léger n’est pas concevable” (p. 203). Opinion partisane que des millions de Russes ne partagent pas. Entre un camp soviétique et un camp allemand, Céline ne faisait pas différence. Sans doute pour cela, Céline ne fut conduit au cimetière de Meudon que par une petit groupe d’amis, la plupart anonymes, tandis que Primo Levi fut accompagné au cimetière par la délégation du Comité central du Parti communiste.
Martin adore Bach et Monk, c’est un musicologue. Joyce, Michaux, Proust, Perec, Duras, Pinget, Saraute et Simon (p.82) lui offrent de la vraie, de la pure, de la grande musique. Pas Céline ! Martin entend plus de paroles de haine que de musique dans Rigodon où il entend “au pire une fanfare militaire, au mieux un opéra Wagnérien - souvent un disque rayé”(p.85). Joyce en anglais, moi je veux bien, Proust, bien évidemment. Mais la musique du nouveau roman, celle de Duras, à côté de Céline, c’est du pipo chinois à deux trous. Préférer l’harmonica de Perec au grand piano de Céline, c’est préférer n’importe quel joueur de piano-bar à Thélonius Monk. Chacun ses goûts. Question d’oreille. Il y a des passages que je saute dans Bagatelles, et ce sont justement ceux, ai-je appris, qui ne sont pas de la main, du style même de Céline ! Mais pour Martin, la “lecture esthétique de Céline est une lecture d’allégeance et d’inféodation au système célinien”. Et il ajoute en note: “je ne parle pas ici des inconditionnels de Céline, antisémites notoires et déclarés, qui à la faveur de la réhabilitation littéraire, souhaitent une réhabilitation politique”. Martin ne donne malheureusement aucun nom. Je ne connais aucun célinien qui souhaite une réhabilitation politique de Céline, étant donné qu’il a toujours méprisé la politique, défendu l’individu contre les sectes et les clans, les partis et les lobbies. C’est le fil d’Ariane entre Semmelweis, L’Eglise, Mea Culpa, Hommage à Zola et la suite pour ceux qui n’auraient pas compris Voyage au bout de la nuit. S’il est descendu un moment dans l’arène politique, ce fut pour crier au danger, quand on offrait les spectateurs au Minotaure au nom d’ idéologies. Céline n’a jamais attendu d’un système politique quelconque le bonheur des individus.
Doit-on vouer Rousseau, Hugo, Vallès, aux gémonies sous prétexte que les responsables du Goulag les donnaient à enseigner dans leurs écoles ? Faut-il être catholique et intégriste pour admirer la prose de Léon Bloy, franc-maçon et anti-curé pour apprécier les contes de Voltaire, royaliste et mystique pour lire les romans de Balzac ? Le fanatisme ordinaire du lecteur en littérature, c’est quand il assigne une mission politique à la littérature. Les franquistes ne pourraient-ils aimer Picasso, et les républicains admirer Dali ? Martin reproche aux livres de Céline d’être “fermés” , de ne pas laisser la parole au lecteur. Est-ce que Guernica est une “peinture ouverte” ou seulement une peinture communiste ? Quand je regarde Guernica de Picasso, je ne pense pas tant aux martyrs de ce village, mais à tous les malheureux qui eurent à subir un bombardement. Je ne limite pas le génie de Picasso au bombardement d’un village, aux nazis, à une date, un lieu. Picasso n’est pas le peintre du Souvenir, mais de tous les Souvenirs, sinon il n’est pas le génie que l’on dit. On peut regarder Guernica en pensant à Dresde ou Hiroshima, à tous les bombardements à venir. L’histoire ne commence pas en 1933 et ne s’achève pas en 1945. Que les avions fussent rouges ou noirs, Picasso a peint l’horreur, le malheur de tous les civils innocents. Les descriptions de bombardements dans Féerie ou dans la trilogie offrent au lecteur le même sentiment universel. Que les civils soient parisiens ou allemands, ce sont avant tout des victimes.
Martin lit de travers. Son antiracisme l’aveugle au point de ne voir que racisme chez Céline, et ne ne pas comprendre que l’enjeu esthétique l’a poussé au délire politique. Le facteur noir qui culbute la bonne ne fait pas rire Martin. Il ne nous fait pas rire davantage. C’est la métaphore du verlan et du rap qui culbutent la chanson française. Quand Céline lance goguenard “Mon mémorial sera au bachot”, Martin traduit littéralement: “Son mémorial: aux victimes de Sigmaringen” (p.99). C’est nier contre l’évidence que dans la trilogie allemande, une fois de plus, Céline se moque de l’homo politicus à chaque page. Martin dévoile son jeu, sa bêtise, et sa haine, quand il résume sa position (p. 116) . Pour lui, défendre Céline c’est “dire “l’émotion” pour la xénophobie; le “style” pour la rhétorique du “martyr collabo”, la “petite musique” pour la vocifération”. Martin traduit le poétique et célinien “au commencement était l’émotion” par un vulgaire et actuel “chacun dit ce qu’il ressent” (p.128). C’est dire la bassesse de son niveau de lecture. Toutes distorsions accomplies, en dernier argument, Martin recourt et revient, avec autant d’insistance que d’uchronisme, à la comparaison Céline - Le Pen - Hitler (p.131) Il y avait d’autres moyens de se moquer des pirouettes, triple axels, contorsions des Kristeva, Sollers, Zagdanski. Amateur de Céline = électeur de Le Pen = nostalgique d’Hitler ! Quelle salade russe ! Amateur d’Aragon = électeur du Da Hue = nostalgique de Staline ? On n’en sortira donc jamais ?
On retourne avec Martin dans le manichéisme des Isvestia des années trente. Une marche encore plus bas quelques pages plus loin, et Martin nous dit préférer le comique de Guy Bedos à celui de Céline(p.156). Martin s’inquiète de voir Céline fêté tous les ans par un livre. Rassurons-le. Céline est beaucoup moins lu que Camus. Il n’a pas de station de métro à son nom comme le camarade Aragon, ni de lycée comme Simone Signoret, ni de rue à Meudon ou de plaque à Montmartre, et pas le moindre cul de sac à Courbevoie non plus. Céline reste un auteur maudit. Les optimistes se satisferont des scénarios et préchi-précha ronronnants. L’argot a disparu au profit du verlan. La langue française a raté une renaissance. Contre Céline ? “N’importe quoi contre Céline ! “ La phrase date de l’Occupation. Rien de très nouveau du côté de Martin.
Eric MAZET
Le Bulletin célinien n° 176, mai 1997, pp. 13-22.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire