Voici le texte de l'allocution d'Emile Brami lors du colloque Céline des 4 et 5 février 2011 au Centre Pompidou. Plus une prise de notes qu'un texte écrit, les lecteurs souhaitant approfondir le sujet pourront se reporter aux articles d'Emile Brami des numéros 4 et 6 des Etudes céliniennes.
Céline et le cinéma, c’est une vieille histoire.
Elle commence avec la grand mère Guillou emmenant son petit fils Louis voir les films de Méliès. Ce seront par la suite, dans Voyage au bout de la nuit, les pensionnaires de l’asile d’aliénés que Parapine enferme dans la salle du Tarapout où ils reverront en boucle le même film appliquant les « théories récentes du professeur Baryton sur l’épanouissement des petits crétins par le cinéma ». C’est encore cette séquence de Tovarich, un film de Jacques Deval daté de 1935 où le docteur Destouches fait quelques secondes de figuration.
Il faut aussi se souvenir que les premières œuvres de Céline, si l’on excepte l’insignifiant Des vagues, ont été écrites pour le théâtre donc dialoguées, et que L’église peut être considéré comme l’ébauche d’un scénario de Voyage au bout de la nuit. On oublie souvent que Céline a écrit directement pour le cinéma : Secrets dans l’île, Arletty jeune fille dauphinoise et Scandale aux abysses sont trois textes présentés comme des scénarios de films pour les deux premiers, de dessin animé pour le troisième.
Mais, jusqu’à la fin de sa vie, le grand rêve cinématographique de Céline resta l’adaptation de Voyage. Cette volonté de l’écrivain ayant trouvé un fort écho dans le milieu du cinéma, on s’étonnera que 75 ans après la publication de son premier livre, aucune de ses œuvres n’ait été portée à l’écran.
Pourtant l’idée de filmer Voyage vient quasi immédiatement. Alors que le livre est sorti en octobre 1932, le 4 mars 1933 les éditions Denoël cèdent à Abel Gance les droits d’adaptation. La carrière de Gance bat déjà de l’aile, réaliser ce roman sulfureux qui est aussi un énorme succès de librairie la relancerait peut-être. Le critique Élie Faure, amis commun aux deux hommes, sert d’intermédiaire. Il écrit à Gance le 13 mars :
« Je crois qu'on peut tirer un très beau film de cette orgie littéraire, qui s’accorde assez bien avec votre génie tumultueux. mais il faudra faire appel a tout ce que vous pourrez découvrir en vous de mesure et d’équilibre, justement pour maintenir dans l’ordre bondissant de son cœur et du notre cette épopée multitudinaire. Quels tableaux a brosser : la guerre, l’Afrique, l'Amérique des buildings et des girls, la banlieue sordide, l’asile d’aliénés ! Je voudrais être a votre place. »
La rédaction d’un premier découpage est confié à un journaliste bordelais, Maurice Norman qui, ayant eu vent du projet, a proposé ses services. Le 17 décembre il envoie 22 feuillets dialogués intitulés L’arrivée à New York. Le travail n’est pas fameux, Gance est un esprit brouillon qui brasse en permanence mille projets, il passe rapidement à autre chose. On en restera là.
Après cet échec, Céline se fera son propre démarcheur. le 23 juin 1933 il écrit à Robert Denoël :
« J'ai rencontré à Prague le metteur en scène Youngbans. Il se pourrait qu'il s'entende avec moi pour tenter a Paris la mise en film du Voyage. Il viendra en septembre. »
Youngbans s’appelle en réalité Junghans, on n’entendra plus parler de lui.
Pendant l’été 1934, aux Etats-Unis, tout en essayant de reconquérir Elisabeth Craig, Céline toujours pragmatique essaie de vendre son livre à Hollywood, aidé par Jacques Deval qui travaille sur place, là encore sans succès.
Par la suite, de nombreux réalisateurs parmi les plus connus de l’époque auront à leur tour la velléité de porter Voyage au cinéma. On peut citer parmi les plus connus Julien Duvivier, Pierre Chenal, Claude Autant-Lara. Le nom de Gabin, spécialiste des rôles d’homme du peuple écrasé par la vie, est avancé pour jouer Bardamu. Rien n’abouti.
De façon étonnante, alors que l’on a jamais tourné autant que pendant la période de l’occupation, que Céline est à l’apogée de sa gloire, aucun projet n’est à signaler entre 1940 et 1945.
Il faudra attendre le retour d’exil et le succès de D’un château l’autre pour voir apparaître d’autres tentatives. On parle d’une adaptation par Jean Anouilh, Claude Autant-Lara manifeste de nouveau son intérêt pour Voyage et commande même la musique du film à Jean-Claude Descaves, le petit fils de Lucien Descaves qui avait défendu le livre pour le prix Goncourt. Roger Nimier avance le nom de Louis Malle.
Après la disparition de Céline, tout ce qui compte dans le cinéma se mettra sur les rangs, Claude Berry, Jean-Claude Rassam, Clément, Téchine, Corneau, Vadim, Malle, Godard, Milos Forman, Pialat qui se distinguait en voulant mettre en scène Mort à crédit. Trois noms émergent toutefois de la foule des candidats : Michel Audiard, Sergio Leone et Jean-François Stévenin qui, chacun à sa manière, semblent vouloir aller plus loin que le simple effet d’annonce.
Audiard, qui ne cesse de clamer son admiration pour Céline, est celui qui fera le plus de bruit médiatique. En 1964, il déclare dans la presse qu’il rédigera l’adaptation et les dialogues de Voyage, que Fellini le mettra en scène avec Belmondo dans le rôle de Bardamu, Shirley mac Laine sera Molly, le financement, un milliard d’ancien francs, une somme énorme pour l’époque, a été réuni, et madame Destouches a donné son accord. Le projet n’avance pas, mais Audiard ne cessera d’y revenir, du moins en paroles.
Sergio Leone est un autre grand admirateur de Céline, dans des entretiens accordés à Noël Simsolo il dit :
« Céline vous marque jusqu’a la mort. J’ai souvent pensé en faire un film. Mais je ne sais pas s’il serait raisonnable de toucher un tel chef-d’œuvre. Quand j’aime un auteur, j’étouffe d’un sentiment de pudeur. Je suis aussi un auteur, en tant que cinéaste. Spontanément, je trahirai l’œuvre de base de Céline. J’en ferai quelque chose d’autre. et je ne sais pas s’il faut le faire. »
Jean-François Stévenin, enfin, fait partie des originaux qui veulent adapter un autre livre que Voyage au bout de la nuit, il rêve de mettre en scène Nord. Il raconte volontiers le film tel qu’il l’imagine : « Une histoire sans chronologie, comme un rêve éveillé, un film sur la fatigue, l’épuisement dit-il. Mais à ce jour il n’a pas écrit de scénario ».
Ces trois projets, malgré leur sérieux apparent, n’étaient pas destinés à aboutir, tant ils étaient pour leurs auteurs des fantasmes destinés à nourrir leur création personnelle.
Les deux dernières tentatives connues se sont elles aussi soldées par des échecs.
François Dupeyron, réalisateur de La chambre des officiers, film assez proche de ce que Céline a pu écrire sur la grande guerre déclarait en décembre 2004 :
« Je travaille seul depuis six mois a l’adaptation du Voyage au bout de la nuit de Céline, avec l’impression d’avoir en permanence une peau de banane sous la semelle. Il est inouï, ce livre : vous découvrez des choses à la dixième lecture, mais vous pouvez aussi rester un mois bloqué sur une scène. Si j’arrive a tourner le Voyage… je ne sais pas si je parviendrais ensuite a réaliser d’autres films. »
En avril 2005, le magazine Le point annonçait que la première version du scénario était terminée. Puis, sans autre explication que « Je n’y suis pas arrivé parce que je n’y suis pas arrivé », Dupeyron abandonne le projet.
Yann Moix, auréolé du succès de Podium, se lance à son tour dans l’aventure, mais en voulant plus s’inspirer du livre que réellement l’adapter, et surtout il envisage de le transposer dans notre époque :
« Je ne prends qu’une partie du roman : la guerre de 14, l’arrivée a New York, l’Afrique. Et, je piquerai ici ou là dans l’ensemble de l’œuvre de Céline. Mais ça se passera de nos jours. Mon Bardamu est un médecin humanitaire, sa guerre se livrera contre le terrorisme dans les tours du World Trade Center le 11 septembre. D’ailleurs cela s’appellera Un voyage au bout de la nuit. »
A son tour, comme ses prédécesseurs, sans donner d’explication a son échec, Moix abandonne.
Il faut donc constater que malgré le nombre de tentatives et les talents réels ou supposés qui s’y sont essayés, les livres de Céline résistent au cinéma, alors que de nombreux textes réputés inadaptables, La recherche du temps perdu, Under the Volcano, Lolita ont été portés à l’écran avec des bonheurs divers.
Des études universitaires ont été menées pour savoir quels textes de Céline se prêteraient le mieux à un traitement cinématographique.
En 1978, Annie Gillain est la première à se poser la question. Au terme de sa réflexion, elle opte pour Féerie pour une autre fois, car Céline y aurait fait le choix de : « L’abandon de la narration propre au roman classique en envisageant son texte comme une parodie du cinéma et de son fonctionnement auprès du public. »
Dans sa communication de 1979 au Colloque de paris, Christine Sautermeister penche pour Casse pipe qu’elle associe à ce qu’elle appelle les « œuvres de caserne », qui ont fait naitre dans l’entre deux guerre un genre très prisé alors, le vaudeville militaire, qui transposé au cinéma a donné des films comme Tire-au-flanc de Renoir (1927), Les gaités de l’escadron de Maurice Tourneur (1932) ou encore Les dégourdis de la 11 eme de Christian Jaque (1937), car, selon elle, le texte : « fourmille de descriptions faisant fonction de véritables indications scéniques, sur les jeux de physionomie, les gestes, les déplacements et même les groupements de personnages » ou de scènes burlesque dignes des Marx Brothers.
Olivier Rucheton en 1991 après avoir complété les travaux des deux auteurs précédents, penche pour Casse pipe dans son mémoire de DEA Approche cinématographique de Casse pipe de Louis-Ferdinand Céline.
Enfin Corinne Chuat en 2002 voit dans Féerie une « tentative de roman multimédiatique ».
On constatera que les chercheurs retiennent deux romans que personne n’a songé à adapter, que les textes présentés par Céline comme des pièces de théâtre, des arguments de ballets, ou même des scénarios ne sont jamais évoqués, pas plus que Voyage, Mort à crédit ou Nord les seuls textes que les cinéastes envisagent d’adapter.
On peut expliquer ce curieux hiatus par le fait qu’après le demi-échec de Mort à crédit Céline prend conscience que la masse ne sait plus ou ne veut plus lire, car le roman, désacralisé, ramené par le marché de l’état d’objet d’art à celui de produit de consommation, est désormais en concurrence directe avec le cinéma. Céline se voit alors contraint d’inventer une forme d’écriture qui puisse entrer en compétition avec l’image. Il lui faut, pour tenter de toucher le lecteur directement « au nerf » comme le fait le cinéma, transformer son style de façon radicale et bousculer les schémas habituels de la narration héritée du roman classique. « Vous écrirez télégraphique ou vous n’écrirez plus du tout ! » prophétisera-t-il un peu plus tard dans la préface de Guignol’s band.
C’est ainsi que Céline abandonne au cinéma la fonction narrative et illustrative jusque-là dévolue au roman. Puisqu’il ne peut plus raconter d’histoires imaginaires, il fait désormais mine d’emprunter à la réalité, parle en son propre nom et simplifie à l’extrême la trame de ses récits : c’est ainsi que l’on peut résumer l’argument de Féerie II à un bombardement de Montmartre par l’aviation alliée en 1944. Il choisit aussi de montrer ses personnages de l’extérieur, supprimant tout commentaire et toute investigation psychologique, les limitant, comme des acteurs de cinéma, à ce que l’on peut voir d’eux : leur enveloppe physique, leurs actes et leurs gestes. Ramenés a la matérialité des corps, ils apparaitront dans les mêmes situations, répétant souvent les mêmes mots. Après Casse-pipe, les dialogues seront réduits au minimum, parfois inexistants. En revanche, avec l’emploi de plus en plus fréquent de l’onomatopée, se met en place un véritable bruitage, une bande son, qui vient « habiller » le récit, à l’exemple des chansons de Féerie I, des brrroum, les vrrrac et les vrang de Féerie II, ou des brangg !… et crrrt !… de Rigodon. Céline se rattacherait ainsi non pas au cinéma muet mais au film sonorisé qui en fut l’apogée, dont le chef-d’œuvre reste Les temps modernes de Chaplin, mélange d’empathie pour les personnages, de sentimentalisme outrancier, de violence et de condamnation du machinisme déshumanisé qui n’est pas sans évoquer certains passages de Mort à crédit.
Par les formes syncopées qu’adopte Céline, l’écriture devient celle de la juxtaposition plus que de la continuité, s’éloignant de la littérature pour se rapprocher du cinéma. Les descriptions se limitent à planter des décors où la couleur n’apparait que rarement : Céline tourne en noir et blanc.
A partir de la trilogie de l’exil, la construction en flash-back des romans chroniques est empruntée à la grammaire narrative du cinéma. Le découpage en séquences se fait par le va-et-vient permanent entre l’Allemagne, où se déroule l’action, et le point fixe du pavillon de Meudon qui abrite le narrateur. Ce dernier, faisant fonction de voix-off, intervient périodiquement afin de recadrer le récit, le rendre plus compréhensible et lui conférer une apparente réalité, puisque, cette voix ne cesse de le répéter, c’est un témoin qui parle. Après Mort à crédit, l’évolution stylistique de Céline, les événements qu’il choisit de raconter, le regard qu’il porte sur eux et l’image qu’il en donne le font balancer, s’il fallait trouver une référence cinématographique, entre la fiction sonorisée inspirée de faits réels (Féerie I et II) et le documentaire commenté (D’un château l’autre, Nord, Rigodon)
Mais, quel serait alors l’intérêt d’adapter Féerie comme le pensent Gillain et Chuat ou Casse-pipe comme le suggèrent Sautermeister et Rucheton ? Ainsi qu’ils le démontrent, ces livres ne sont pas écrits comme des films, ils sont, par les choix esthétiques qui les sous-tendent, déjà des films, conçus pour fonctionner comme une projection dès la lecture. Gide l’avait deviné très tôt en écrivant : « Céline ne décrit pas la réalité, mais l’hallucination qu’elle provoque », une hallucination provoquée par la réalité, voila qui pourrait être une bonne définition du cinéma et du processus qu’il induit dans l’esprit du spectateur. Adapter les romans qui suivent Mort a crédit et sa révolution stylistique ne pourrait aboutir qu’à un pléonasme du texte original.
Au bout du compte, « les professionnels de la profession » dont parle Jean-Luc Godard, ne se trompaient pas : ne serait donc possible au cinéma que Voyage au bout de la nuit première et seule œuvre de Céline se rattachant encore, quoi qu’on en pense, à une forme d’écriture romanesque classique. Cependant, aucune des tentatives n’a abouti. Les raisons qui reviennent le plus souvent pour expliquer ces échecs répétés sont :
*le cout élevé de la production d’un film en costumes.
*la difficulté d’écrire un scenario ne trahissant pas un texte majeur de la littérature contemporaine.
*la nécessité de confier la réalisation à un metteur en scène qui, du point de vue artistique, pourrait se mesurer à Céline (c’est ainsi qu’Audiard envisageait de confier la réalisation du scenario qu’il voulait écrire à partir de Voyage a Fellini).
Or ces obstacles semblent levés ou n’existent pas encore lorsqu’en mars 1933 Abel Gance décide de porter le roman au cinéma :
*le livre est contemporain de la période où il sera tourné et, sauf pour quelques scènes de guerre, il n’est pas nécessaire de recourir a une reconstitution ruineuse.
*on peut envisager une adaptation de Voyage au bout de la nuit qui n’est à cette date qu’un roman à succès parmi d’autres, la postérité ne lui ayant pas encore donne la dimension qu’il prendra, ni la révérence respectueuse qui l’entourera par la suite.
*enfin, Gance est encore reconnu comme l’un des plus grands réalisateurs de son temps. Si parmi tous les projets suscités par Voyage au bout de la nuit un seul aurait du aboutir, c’était bien celui-là.
Mais Céline joue d’emblée de malchance.
Son livre tombe pendant ce que le critique Pierre Jeancolas définit comme « les années médiocres » du cinéma français et qu’il situe entre 1933 et 1935. Les impératifs techniques liés a l’arrivée du parlant font qu’on ne peut plus déplacer les cameras, il faut travailler en plans fixes autour de micros volumineux, peu sensibles, qui, pour des raisons de câblage, doivent être aussi proches que possible des cabines d’enregistrement. C’est pourquoi l’essentiel de la production se réduit à la quasi-captation de pièces de théâtre filmées du point de vue du spectateur assis au milieu du septième rang. Comment imaginer filmer les errances de Bardamu, cet autre « homme aux semelles de vent », à travers un objectif immobile ?
Nous l’avons vu, l’écriture du scenario est confiée a un inconnu, Maurice Norman, qui tire du chapitre de l’arrivée à New York quelques pages médiocres.
Et, surtout, Gance a été artistiquement tué par l’arrivée du cinéma parlant auquel il ne s’habituera jamais vraiment, sa filmographie se réduisant dès lors à une triste dégringolade avec, pour aveu d’impuissance, la sempiternelle reprise de son Napoléon muet dont il donnera trois versions plus ou moins remontées, plus ou moins sonorisées, avec ou sans orchestre philharmonique.
Il faut s’y résoudre, nous ne verrons sans doute jamais (et heureusement) Voyage au bout de la nuit au cinéma. Il n’en reste pas moins, que, depuis Gance, annoncer pour un réalisateur qu’il s’apprête a adapter Céline est une garantie de respectabilité, une médaille qu’il peut s’accrocher à peu de frais. C’est se retrouver immédiatement mis au niveau, assimilé au chef-d’œuvre que l’on prétend mettre en scène.
Cependant, malgré - ou à cause - de l’échec, Céline continuerait de hanter ceux qui voulaient le porter à l’écran, leur servant par la suite de source d’inspiration et l’on retrouverait des traces indirectes de Voyage dans leurs films.
On pourrait citer : la scène du médecin avorteur que joue Pierre Blanchar dans Un carnet de bal (1937) de Julien Duvivier. La scène du café de La Traversée de Paris (1956) de Claude autant-Lara et sa célèbre réplique : « salauds de pauvres ! ». Certaines séquences du médiocre Les chinois à Paris de Jean Yann qui paraissent directement recopiées de passages de Rigodon.
Ce ne sont là que quelques choix personnels, donc discutables. Chacun pourra à son tour, en s’amusant à ce petit jeu cinéphilique, retrouver au gré de ses lectures et de ses goûts, la séquence ou le film qui lui parait prendre source dans tel ou tel roman de Céline. Voici, pour exemple, l’opinion d’un autre admirateur de Céline, Jacques Tardi :
« […] on peut considérer que le film a été fait, et que l’on retrouve des adaptations du Voyage au bout de la nuit dans de multiples séquences de plusieurs petits films. Si l’on regarde bien certains films, l’influence de Céline est perceptible. Dans Panique de Duvivier, il y a une place avec des forains et un "stand des nations", comme dans le Voyage au bout de la nuit. Dans Les portes de la nuit, il y a des scènes qui se passent en banlieue, on retrouve la mesquinerie des gens… Idem dans Pépé le moko et Carnet de bal, qui ont des ambiances très céliniennes. Si l’on met bout a bout ces extraits de film, on retrouve l’œuvre de Céline. »
C’est sans doute pourquoi Sergio Leone a pu dire : « J’ai fait Il était une fois l’Amérique, je n’ai plus besoin de tourner Voyage au bout de la nuit ».
Mais, si toutes les tentatives cinématographiques ont échoué, nous avons pourtant été tout près de voir une adaptation de Voyage au bout de la nuit. Jacques Tardi, après avoir donné sa remarquable interprétation de Brouillard au pont de Tolbiac de Léo Malet s’est attaqué à l’illustration de trois livres de Céline : Voyage au bout de la nuit (1988), Casse pipe (1989) et Mort à crédit (1991) publiés chez Futuropolis. Issu d’un milieu de petits commerçants proche de celui où naquit Louis Destouches, grand amateur de l’écriture de Céline, obsédé par la guerre de 14, capable comme personne de reconstituer en trois traits l’ambiance cafardeuse de la banlieue de l’entre deux guerre, Tardi semblait être celui qui pouvait le mieux réaliser cette transposition infiniment délicate, tant son empathie avec les personnages inventés par Céline est grande. Pourtant, Tardi n’a pas osé adapter le texte et faire parler les personnages, se contentant d’illustrer de façon qu’il qualifie lui même de « redondante » les trois ouvrages sur lesquels il a choisi de travailler. Nous continuerons de penser que Tardi a eu tort d’avoir reculé, de ne pas avoir réalisé sa propre mise en scène de Voyage au bout de la nuit en bande dessinée. Il aurait certainement trahi Céline, déplu à nombre de ses admirateurs, et contrairement à ce qu’il en pense, le résultat n’aurait pas été « nettement moins bon que l’original », il aurait été autre. En effet et par définition, toute adaptation d’un texte, si grand qu’il soit, ne doit-elle pas être une trahison assumée ?
De tous les échecs rapportés ici, celui qui laisse le plus de regrets est certainement ce dernier. On ne peut que rêver à l’extraordinaire adaptation que Tardi aurait pu faire de Voyage au bout de la nuit de Céline.
Émile BRAMI
Céline et le cinéma, c’est une vieille histoire.
Elle commence avec la grand mère Guillou emmenant son petit fils Louis voir les films de Méliès. Ce seront par la suite, dans Voyage au bout de la nuit, les pensionnaires de l’asile d’aliénés que Parapine enferme dans la salle du Tarapout où ils reverront en boucle le même film appliquant les « théories récentes du professeur Baryton sur l’épanouissement des petits crétins par le cinéma ». C’est encore cette séquence de Tovarich, un film de Jacques Deval daté de 1935 où le docteur Destouches fait quelques secondes de figuration.
Il faut aussi se souvenir que les premières œuvres de Céline, si l’on excepte l’insignifiant Des vagues, ont été écrites pour le théâtre donc dialoguées, et que L’église peut être considéré comme l’ébauche d’un scénario de Voyage au bout de la nuit. On oublie souvent que Céline a écrit directement pour le cinéma : Secrets dans l’île, Arletty jeune fille dauphinoise et Scandale aux abysses sont trois textes présentés comme des scénarios de films pour les deux premiers, de dessin animé pour le troisième.
Mais, jusqu’à la fin de sa vie, le grand rêve cinématographique de Céline resta l’adaptation de Voyage. Cette volonté de l’écrivain ayant trouvé un fort écho dans le milieu du cinéma, on s’étonnera que 75 ans après la publication de son premier livre, aucune de ses œuvres n’ait été portée à l’écran.
Pourtant l’idée de filmer Voyage vient quasi immédiatement. Alors que le livre est sorti en octobre 1932, le 4 mars 1933 les éditions Denoël cèdent à Abel Gance les droits d’adaptation. La carrière de Gance bat déjà de l’aile, réaliser ce roman sulfureux qui est aussi un énorme succès de librairie la relancerait peut-être. Le critique Élie Faure, amis commun aux deux hommes, sert d’intermédiaire. Il écrit à Gance le 13 mars :
« Je crois qu'on peut tirer un très beau film de cette orgie littéraire, qui s’accorde assez bien avec votre génie tumultueux. mais il faudra faire appel a tout ce que vous pourrez découvrir en vous de mesure et d’équilibre, justement pour maintenir dans l’ordre bondissant de son cœur et du notre cette épopée multitudinaire. Quels tableaux a brosser : la guerre, l’Afrique, l'Amérique des buildings et des girls, la banlieue sordide, l’asile d’aliénés ! Je voudrais être a votre place. »
La rédaction d’un premier découpage est confié à un journaliste bordelais, Maurice Norman qui, ayant eu vent du projet, a proposé ses services. Le 17 décembre il envoie 22 feuillets dialogués intitulés L’arrivée à New York. Le travail n’est pas fameux, Gance est un esprit brouillon qui brasse en permanence mille projets, il passe rapidement à autre chose. On en restera là.
Après cet échec, Céline se fera son propre démarcheur. le 23 juin 1933 il écrit à Robert Denoël :
« J'ai rencontré à Prague le metteur en scène Youngbans. Il se pourrait qu'il s'entende avec moi pour tenter a Paris la mise en film du Voyage. Il viendra en septembre. »
Youngbans s’appelle en réalité Junghans, on n’entendra plus parler de lui.
Pendant l’été 1934, aux Etats-Unis, tout en essayant de reconquérir Elisabeth Craig, Céline toujours pragmatique essaie de vendre son livre à Hollywood, aidé par Jacques Deval qui travaille sur place, là encore sans succès.
Par la suite, de nombreux réalisateurs parmi les plus connus de l’époque auront à leur tour la velléité de porter Voyage au cinéma. On peut citer parmi les plus connus Julien Duvivier, Pierre Chenal, Claude Autant-Lara. Le nom de Gabin, spécialiste des rôles d’homme du peuple écrasé par la vie, est avancé pour jouer Bardamu. Rien n’abouti.
De façon étonnante, alors que l’on a jamais tourné autant que pendant la période de l’occupation, que Céline est à l’apogée de sa gloire, aucun projet n’est à signaler entre 1940 et 1945.
Il faudra attendre le retour d’exil et le succès de D’un château l’autre pour voir apparaître d’autres tentatives. On parle d’une adaptation par Jean Anouilh, Claude Autant-Lara manifeste de nouveau son intérêt pour Voyage et commande même la musique du film à Jean-Claude Descaves, le petit fils de Lucien Descaves qui avait défendu le livre pour le prix Goncourt. Roger Nimier avance le nom de Louis Malle.
Après la disparition de Céline, tout ce qui compte dans le cinéma se mettra sur les rangs, Claude Berry, Jean-Claude Rassam, Clément, Téchine, Corneau, Vadim, Malle, Godard, Milos Forman, Pialat qui se distinguait en voulant mettre en scène Mort à crédit. Trois noms émergent toutefois de la foule des candidats : Michel Audiard, Sergio Leone et Jean-François Stévenin qui, chacun à sa manière, semblent vouloir aller plus loin que le simple effet d’annonce.
Audiard, qui ne cesse de clamer son admiration pour Céline, est celui qui fera le plus de bruit médiatique. En 1964, il déclare dans la presse qu’il rédigera l’adaptation et les dialogues de Voyage, que Fellini le mettra en scène avec Belmondo dans le rôle de Bardamu, Shirley mac Laine sera Molly, le financement, un milliard d’ancien francs, une somme énorme pour l’époque, a été réuni, et madame Destouches a donné son accord. Le projet n’avance pas, mais Audiard ne cessera d’y revenir, du moins en paroles.
Sergio Leone est un autre grand admirateur de Céline, dans des entretiens accordés à Noël Simsolo il dit :
« Céline vous marque jusqu’a la mort. J’ai souvent pensé en faire un film. Mais je ne sais pas s’il serait raisonnable de toucher un tel chef-d’œuvre. Quand j’aime un auteur, j’étouffe d’un sentiment de pudeur. Je suis aussi un auteur, en tant que cinéaste. Spontanément, je trahirai l’œuvre de base de Céline. J’en ferai quelque chose d’autre. et je ne sais pas s’il faut le faire. »
Jean-François Stévenin, enfin, fait partie des originaux qui veulent adapter un autre livre que Voyage au bout de la nuit, il rêve de mettre en scène Nord. Il raconte volontiers le film tel qu’il l’imagine : « Une histoire sans chronologie, comme un rêve éveillé, un film sur la fatigue, l’épuisement dit-il. Mais à ce jour il n’a pas écrit de scénario ».
Ces trois projets, malgré leur sérieux apparent, n’étaient pas destinés à aboutir, tant ils étaient pour leurs auteurs des fantasmes destinés à nourrir leur création personnelle.
Les deux dernières tentatives connues se sont elles aussi soldées par des échecs.
François Dupeyron, réalisateur de La chambre des officiers, film assez proche de ce que Céline a pu écrire sur la grande guerre déclarait en décembre 2004 :
« Je travaille seul depuis six mois a l’adaptation du Voyage au bout de la nuit de Céline, avec l’impression d’avoir en permanence une peau de banane sous la semelle. Il est inouï, ce livre : vous découvrez des choses à la dixième lecture, mais vous pouvez aussi rester un mois bloqué sur une scène. Si j’arrive a tourner le Voyage… je ne sais pas si je parviendrais ensuite a réaliser d’autres films. »
En avril 2005, le magazine Le point annonçait que la première version du scénario était terminée. Puis, sans autre explication que « Je n’y suis pas arrivé parce que je n’y suis pas arrivé », Dupeyron abandonne le projet.
Yann Moix, auréolé du succès de Podium, se lance à son tour dans l’aventure, mais en voulant plus s’inspirer du livre que réellement l’adapter, et surtout il envisage de le transposer dans notre époque :
« Je ne prends qu’une partie du roman : la guerre de 14, l’arrivée a New York, l’Afrique. Et, je piquerai ici ou là dans l’ensemble de l’œuvre de Céline. Mais ça se passera de nos jours. Mon Bardamu est un médecin humanitaire, sa guerre se livrera contre le terrorisme dans les tours du World Trade Center le 11 septembre. D’ailleurs cela s’appellera Un voyage au bout de la nuit. »
A son tour, comme ses prédécesseurs, sans donner d’explication a son échec, Moix abandonne.
Il faut donc constater que malgré le nombre de tentatives et les talents réels ou supposés qui s’y sont essayés, les livres de Céline résistent au cinéma, alors que de nombreux textes réputés inadaptables, La recherche du temps perdu, Under the Volcano, Lolita ont été portés à l’écran avec des bonheurs divers.
Des études universitaires ont été menées pour savoir quels textes de Céline se prêteraient le mieux à un traitement cinématographique.
En 1978, Annie Gillain est la première à se poser la question. Au terme de sa réflexion, elle opte pour Féerie pour une autre fois, car Céline y aurait fait le choix de : « L’abandon de la narration propre au roman classique en envisageant son texte comme une parodie du cinéma et de son fonctionnement auprès du public. »
Dans sa communication de 1979 au Colloque de paris, Christine Sautermeister penche pour Casse pipe qu’elle associe à ce qu’elle appelle les « œuvres de caserne », qui ont fait naitre dans l’entre deux guerre un genre très prisé alors, le vaudeville militaire, qui transposé au cinéma a donné des films comme Tire-au-flanc de Renoir (1927), Les gaités de l’escadron de Maurice Tourneur (1932) ou encore Les dégourdis de la 11 eme de Christian Jaque (1937), car, selon elle, le texte : « fourmille de descriptions faisant fonction de véritables indications scéniques, sur les jeux de physionomie, les gestes, les déplacements et même les groupements de personnages » ou de scènes burlesque dignes des Marx Brothers.
Olivier Rucheton en 1991 après avoir complété les travaux des deux auteurs précédents, penche pour Casse pipe dans son mémoire de DEA Approche cinématographique de Casse pipe de Louis-Ferdinand Céline.
Enfin Corinne Chuat en 2002 voit dans Féerie une « tentative de roman multimédiatique ».
On constatera que les chercheurs retiennent deux romans que personne n’a songé à adapter, que les textes présentés par Céline comme des pièces de théâtre, des arguments de ballets, ou même des scénarios ne sont jamais évoqués, pas plus que Voyage, Mort à crédit ou Nord les seuls textes que les cinéastes envisagent d’adapter.
On peut expliquer ce curieux hiatus par le fait qu’après le demi-échec de Mort à crédit Céline prend conscience que la masse ne sait plus ou ne veut plus lire, car le roman, désacralisé, ramené par le marché de l’état d’objet d’art à celui de produit de consommation, est désormais en concurrence directe avec le cinéma. Céline se voit alors contraint d’inventer une forme d’écriture qui puisse entrer en compétition avec l’image. Il lui faut, pour tenter de toucher le lecteur directement « au nerf » comme le fait le cinéma, transformer son style de façon radicale et bousculer les schémas habituels de la narration héritée du roman classique. « Vous écrirez télégraphique ou vous n’écrirez plus du tout ! » prophétisera-t-il un peu plus tard dans la préface de Guignol’s band.
C’est ainsi que Céline abandonne au cinéma la fonction narrative et illustrative jusque-là dévolue au roman. Puisqu’il ne peut plus raconter d’histoires imaginaires, il fait désormais mine d’emprunter à la réalité, parle en son propre nom et simplifie à l’extrême la trame de ses récits : c’est ainsi que l’on peut résumer l’argument de Féerie II à un bombardement de Montmartre par l’aviation alliée en 1944. Il choisit aussi de montrer ses personnages de l’extérieur, supprimant tout commentaire et toute investigation psychologique, les limitant, comme des acteurs de cinéma, à ce que l’on peut voir d’eux : leur enveloppe physique, leurs actes et leurs gestes. Ramenés a la matérialité des corps, ils apparaitront dans les mêmes situations, répétant souvent les mêmes mots. Après Casse-pipe, les dialogues seront réduits au minimum, parfois inexistants. En revanche, avec l’emploi de plus en plus fréquent de l’onomatopée, se met en place un véritable bruitage, une bande son, qui vient « habiller » le récit, à l’exemple des chansons de Féerie I, des brrroum, les vrrrac et les vrang de Féerie II, ou des brangg !… et crrrt !… de Rigodon. Céline se rattacherait ainsi non pas au cinéma muet mais au film sonorisé qui en fut l’apogée, dont le chef-d’œuvre reste Les temps modernes de Chaplin, mélange d’empathie pour les personnages, de sentimentalisme outrancier, de violence et de condamnation du machinisme déshumanisé qui n’est pas sans évoquer certains passages de Mort à crédit.
Par les formes syncopées qu’adopte Céline, l’écriture devient celle de la juxtaposition plus que de la continuité, s’éloignant de la littérature pour se rapprocher du cinéma. Les descriptions se limitent à planter des décors où la couleur n’apparait que rarement : Céline tourne en noir et blanc.
A partir de la trilogie de l’exil, la construction en flash-back des romans chroniques est empruntée à la grammaire narrative du cinéma. Le découpage en séquences se fait par le va-et-vient permanent entre l’Allemagne, où se déroule l’action, et le point fixe du pavillon de Meudon qui abrite le narrateur. Ce dernier, faisant fonction de voix-off, intervient périodiquement afin de recadrer le récit, le rendre plus compréhensible et lui conférer une apparente réalité, puisque, cette voix ne cesse de le répéter, c’est un témoin qui parle. Après Mort à crédit, l’évolution stylistique de Céline, les événements qu’il choisit de raconter, le regard qu’il porte sur eux et l’image qu’il en donne le font balancer, s’il fallait trouver une référence cinématographique, entre la fiction sonorisée inspirée de faits réels (Féerie I et II) et le documentaire commenté (D’un château l’autre, Nord, Rigodon)
Mais, quel serait alors l’intérêt d’adapter Féerie comme le pensent Gillain et Chuat ou Casse-pipe comme le suggèrent Sautermeister et Rucheton ? Ainsi qu’ils le démontrent, ces livres ne sont pas écrits comme des films, ils sont, par les choix esthétiques qui les sous-tendent, déjà des films, conçus pour fonctionner comme une projection dès la lecture. Gide l’avait deviné très tôt en écrivant : « Céline ne décrit pas la réalité, mais l’hallucination qu’elle provoque », une hallucination provoquée par la réalité, voila qui pourrait être une bonne définition du cinéma et du processus qu’il induit dans l’esprit du spectateur. Adapter les romans qui suivent Mort a crédit et sa révolution stylistique ne pourrait aboutir qu’à un pléonasme du texte original.
Au bout du compte, « les professionnels de la profession » dont parle Jean-Luc Godard, ne se trompaient pas : ne serait donc possible au cinéma que Voyage au bout de la nuit première et seule œuvre de Céline se rattachant encore, quoi qu’on en pense, à une forme d’écriture romanesque classique. Cependant, aucune des tentatives n’a abouti. Les raisons qui reviennent le plus souvent pour expliquer ces échecs répétés sont :
*le cout élevé de la production d’un film en costumes.
*la difficulté d’écrire un scenario ne trahissant pas un texte majeur de la littérature contemporaine.
*la nécessité de confier la réalisation à un metteur en scène qui, du point de vue artistique, pourrait se mesurer à Céline (c’est ainsi qu’Audiard envisageait de confier la réalisation du scenario qu’il voulait écrire à partir de Voyage a Fellini).
Or ces obstacles semblent levés ou n’existent pas encore lorsqu’en mars 1933 Abel Gance décide de porter le roman au cinéma :
*le livre est contemporain de la période où il sera tourné et, sauf pour quelques scènes de guerre, il n’est pas nécessaire de recourir a une reconstitution ruineuse.
*on peut envisager une adaptation de Voyage au bout de la nuit qui n’est à cette date qu’un roman à succès parmi d’autres, la postérité ne lui ayant pas encore donne la dimension qu’il prendra, ni la révérence respectueuse qui l’entourera par la suite.
*enfin, Gance est encore reconnu comme l’un des plus grands réalisateurs de son temps. Si parmi tous les projets suscités par Voyage au bout de la nuit un seul aurait du aboutir, c’était bien celui-là.
Mais Céline joue d’emblée de malchance.
Son livre tombe pendant ce que le critique Pierre Jeancolas définit comme « les années médiocres » du cinéma français et qu’il situe entre 1933 et 1935. Les impératifs techniques liés a l’arrivée du parlant font qu’on ne peut plus déplacer les cameras, il faut travailler en plans fixes autour de micros volumineux, peu sensibles, qui, pour des raisons de câblage, doivent être aussi proches que possible des cabines d’enregistrement. C’est pourquoi l’essentiel de la production se réduit à la quasi-captation de pièces de théâtre filmées du point de vue du spectateur assis au milieu du septième rang. Comment imaginer filmer les errances de Bardamu, cet autre « homme aux semelles de vent », à travers un objectif immobile ?
Nous l’avons vu, l’écriture du scenario est confiée a un inconnu, Maurice Norman, qui tire du chapitre de l’arrivée à New York quelques pages médiocres.
Et, surtout, Gance a été artistiquement tué par l’arrivée du cinéma parlant auquel il ne s’habituera jamais vraiment, sa filmographie se réduisant dès lors à une triste dégringolade avec, pour aveu d’impuissance, la sempiternelle reprise de son Napoléon muet dont il donnera trois versions plus ou moins remontées, plus ou moins sonorisées, avec ou sans orchestre philharmonique.
Il faut s’y résoudre, nous ne verrons sans doute jamais (et heureusement) Voyage au bout de la nuit au cinéma. Il n’en reste pas moins, que, depuis Gance, annoncer pour un réalisateur qu’il s’apprête a adapter Céline est une garantie de respectabilité, une médaille qu’il peut s’accrocher à peu de frais. C’est se retrouver immédiatement mis au niveau, assimilé au chef-d’œuvre que l’on prétend mettre en scène.
Cependant, malgré - ou à cause - de l’échec, Céline continuerait de hanter ceux qui voulaient le porter à l’écran, leur servant par la suite de source d’inspiration et l’on retrouverait des traces indirectes de Voyage dans leurs films.
On pourrait citer : la scène du médecin avorteur que joue Pierre Blanchar dans Un carnet de bal (1937) de Julien Duvivier. La scène du café de La Traversée de Paris (1956) de Claude autant-Lara et sa célèbre réplique : « salauds de pauvres ! ». Certaines séquences du médiocre Les chinois à Paris de Jean Yann qui paraissent directement recopiées de passages de Rigodon.
Ce ne sont là que quelques choix personnels, donc discutables. Chacun pourra à son tour, en s’amusant à ce petit jeu cinéphilique, retrouver au gré de ses lectures et de ses goûts, la séquence ou le film qui lui parait prendre source dans tel ou tel roman de Céline. Voici, pour exemple, l’opinion d’un autre admirateur de Céline, Jacques Tardi :
« […] on peut considérer que le film a été fait, et que l’on retrouve des adaptations du Voyage au bout de la nuit dans de multiples séquences de plusieurs petits films. Si l’on regarde bien certains films, l’influence de Céline est perceptible. Dans Panique de Duvivier, il y a une place avec des forains et un "stand des nations", comme dans le Voyage au bout de la nuit. Dans Les portes de la nuit, il y a des scènes qui se passent en banlieue, on retrouve la mesquinerie des gens… Idem dans Pépé le moko et Carnet de bal, qui ont des ambiances très céliniennes. Si l’on met bout a bout ces extraits de film, on retrouve l’œuvre de Céline. »
C’est sans doute pourquoi Sergio Leone a pu dire : « J’ai fait Il était une fois l’Amérique, je n’ai plus besoin de tourner Voyage au bout de la nuit ».
Mais, si toutes les tentatives cinématographiques ont échoué, nous avons pourtant été tout près de voir une adaptation de Voyage au bout de la nuit. Jacques Tardi, après avoir donné sa remarquable interprétation de Brouillard au pont de Tolbiac de Léo Malet s’est attaqué à l’illustration de trois livres de Céline : Voyage au bout de la nuit (1988), Casse pipe (1989) et Mort à crédit (1991) publiés chez Futuropolis. Issu d’un milieu de petits commerçants proche de celui où naquit Louis Destouches, grand amateur de l’écriture de Céline, obsédé par la guerre de 14, capable comme personne de reconstituer en trois traits l’ambiance cafardeuse de la banlieue de l’entre deux guerre, Tardi semblait être celui qui pouvait le mieux réaliser cette transposition infiniment délicate, tant son empathie avec les personnages inventés par Céline est grande. Pourtant, Tardi n’a pas osé adapter le texte et faire parler les personnages, se contentant d’illustrer de façon qu’il qualifie lui même de « redondante » les trois ouvrages sur lesquels il a choisi de travailler. Nous continuerons de penser que Tardi a eu tort d’avoir reculé, de ne pas avoir réalisé sa propre mise en scène de Voyage au bout de la nuit en bande dessinée. Il aurait certainement trahi Céline, déplu à nombre de ses admirateurs, et contrairement à ce qu’il en pense, le résultat n’aurait pas été « nettement moins bon que l’original », il aurait été autre. En effet et par définition, toute adaptation d’un texte, si grand qu’il soit, ne doit-elle pas être une trahison assumée ?
De tous les échecs rapportés ici, celui qui laisse le plus de regrets est certainement ce dernier. On ne peut que rêver à l’extraordinaire adaptation que Tardi aurait pu faire de Voyage au bout de la nuit de Céline.
Émile BRAMI
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