En février 1944, Louis-Ferdinand Céline est invité à dîner par l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, Otto Abetz. L’un des convives, Jacques Benoist-Méchin, racontera la scène. À un moment de la conversation, Céline frappe violemment la table et se lance dans une tirade apocalyptique pour décrire ce qui va advenir de l’Allemagne disparaissant dans « un ouragan de soufre et de feu ».
Il tempête sur ce thème : «Tout sera pilonné, calciné, volatilisé, anéanti.» Il affirme que Hitler est déjà mort et remplacé par un sosie. « Une camisole de force ne le ferait pas taire », note Benoist-Méchin. Soudain, Céline, à la stupéfaction des convives, se lève et « esquisse un pas de danse autour de la table ». Abbetz le fait raccompagner chez lui.
Ce danseur fou, ce vaticinateur qui se prend pour l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse, que vient faire la danse dans son délire mortifère ? Une brève réponse faite à Pierre Dumayet, des années plus tard, lors de l’émission « Lectures pour tous », donne sans doute la clé de son tourment.
Comme Dumayet lui demande ce qu’il reproche le plus aux hommes, le vieil écrivain antisémite répond : « Ils sont lourds. » Lorsque Céline, le reclus de Meudon, mourra le 1er juillet 1961, il aura entendu, toute l’après-midi qu’aura duré son agonie, la musique du ballet Sylvia , venue de l’étage supérieur de sa maison où son épouse Lucette donnait des leçons de danse…
Rien de moins léger que Céline, rien de moins aérien, de plus lourd au fond que ce qu’il fait subir encore aujourd’hui à la mémoire française. Quand il s’agit de célébrer le cinquantième anniversaire de sa mort, le mot « célébration », justement, finit par être suspect et l’on se contentera d’une commémoration, façon plus neutre de se remémorer ce qu’il apporta à la littérature et du poids de haines dont son esprit était lesté.
« La danse est pour Céline au cœur d’une protestation »
La biographie de Céline par Henri Godard, grand célinien devant l’éternel et homme de nuance, contient un chapitre sur Céline et la danse qui est l’un des plus beaux passages de ce gros livre. La danse, écrit Henri Godard, a « de tout temps été pour lui la figure de tout ce qu’il aimait dans le monde ».
Plus loin le biographe précise : « La danse est pour Céline au cœur d’une protestation, tâtonnante mais passionnée, contre une humanité qui se contenterait de la matière, et donc se soumettrait à elle. » La danse comme représentation stylisée de l’idéal, mais d’un idéal inaccessible.
L’intérêt marqué de Louis Destouches pour les danseuses, sa présence dans les répétitions, son assiduité aux représentations, son mariage avec Lucette Almanzor, professeur de danse : de bout en bout de sa vie d’homme il se fit l’observateur fasciné de l’impossible légèreté.
« Ils sont lourds… » Probablement l’auteur de Voyage au bout de la nuit, ce chef-d’œuvre, mais aussi de Bagatelles pour un massacre, cette infamie d’antisémitisme, l’homme des romans hallucinés mais novateurs et l’homme des pamphlets qui dégagent une pestilence, cet homme n’était sans doute pas d’une pièce. Henri Godard cite à juste titre ce qu’écrivait Baudelaire dans Mon cœur mis à nu : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. »
Tout ce qui, dans le nihilisme foncier de Céline, tourne « vers Satan » peut donner lieu à un florilège de l’horreur et de la malfaisance. Son racisme maladif, son antisémitisme jamais renié (il n’aura après la guerre aucune parole de regret ou de repentance), ses mots lâchés et accumulés sur « le juif » – avant, pendant, après la guerre – relèvent d’une maladie incurable.
Le jour où ses pamphlets seraient republiés (pour l’instant sa veuve s’y oppose), on constaterait l’ampleur des dégâts. Mais, déjà, sa surabondante correspondance en porte les traces indélébiles.
Céline, « un poisson hors de l’eau. »
Débat possible : la compétition, dans cet esprit humain, entre Dieu et Satan, pour reprendre les suppositions de Baudelaire, autrement dit la dialectique entre le Mal et le Bien, résume-t-elle Louis Destouches, médecin, et son double infernal, Louis-Ferdinand Céline ?
Ce serait nier l’inextricable lien entre la vie et l’œuvre, entre le tempérament du pamphlétaire et la déstructuration de la langue opérée par celui qu’on prit, au premier roman, pour un homme de gauche…
Il dansait autour de la mort, il fantasmait autour du néant. Les titres de ses livres portent presque tous des mots liés à la négativité et à la mortalité. Il alla jusqu’à écrire: «La vie imaginaire convient aux espèces de morts que nous sommes, mi-souvenirs, mi-délirants.»
Bernanos avait eu cette formule à son sujet : « C’est un poisson hors de l’eau. » Il s’agite en tous sens, manque d’étouffer. Cette fureur de vivre, à la fois comme aspiration à vivre et comme regret de vivre, voilà sans doute la contradiction de cet homme dont une partie de l’œuvre nous fascine et dont l’autre nous dégoûte.
P. S. : À noter la parution d’un volume de la collection « Bouquins », D’un Céline l’autre, dans lequel sont rassemblés par David Alliot d’innombrables témoignages sur Céline, à charge et à décharge. Un travail énorme et de référence. Signalons aussi le petit livre du journaliste Antoine Peillon, Céline, un antisémite exceptionnel (Éd. Le bord de l’eau) où il affirme qu’une « omerta » interdit de considérer le rôle majeur de Céline dans la collaboration active.
Bruno FRAPPAT
La Croix, 25/05/2011
Il tempête sur ce thème : «Tout sera pilonné, calciné, volatilisé, anéanti.» Il affirme que Hitler est déjà mort et remplacé par un sosie. « Une camisole de force ne le ferait pas taire », note Benoist-Méchin. Soudain, Céline, à la stupéfaction des convives, se lève et « esquisse un pas de danse autour de la table ». Abbetz le fait raccompagner chez lui.
Ce danseur fou, ce vaticinateur qui se prend pour l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse, que vient faire la danse dans son délire mortifère ? Une brève réponse faite à Pierre Dumayet, des années plus tard, lors de l’émission « Lectures pour tous », donne sans doute la clé de son tourment.
Comme Dumayet lui demande ce qu’il reproche le plus aux hommes, le vieil écrivain antisémite répond : « Ils sont lourds. » Lorsque Céline, le reclus de Meudon, mourra le 1er juillet 1961, il aura entendu, toute l’après-midi qu’aura duré son agonie, la musique du ballet Sylvia , venue de l’étage supérieur de sa maison où son épouse Lucette donnait des leçons de danse…
Rien de moins léger que Céline, rien de moins aérien, de plus lourd au fond que ce qu’il fait subir encore aujourd’hui à la mémoire française. Quand il s’agit de célébrer le cinquantième anniversaire de sa mort, le mot « célébration », justement, finit par être suspect et l’on se contentera d’une commémoration, façon plus neutre de se remémorer ce qu’il apporta à la littérature et du poids de haines dont son esprit était lesté.
« La danse est pour Céline au cœur d’une protestation »
La biographie de Céline par Henri Godard, grand célinien devant l’éternel et homme de nuance, contient un chapitre sur Céline et la danse qui est l’un des plus beaux passages de ce gros livre. La danse, écrit Henri Godard, a « de tout temps été pour lui la figure de tout ce qu’il aimait dans le monde ».
Plus loin le biographe précise : « La danse est pour Céline au cœur d’une protestation, tâtonnante mais passionnée, contre une humanité qui se contenterait de la matière, et donc se soumettrait à elle. » La danse comme représentation stylisée de l’idéal, mais d’un idéal inaccessible.
L’intérêt marqué de Louis Destouches pour les danseuses, sa présence dans les répétitions, son assiduité aux représentations, son mariage avec Lucette Almanzor, professeur de danse : de bout en bout de sa vie d’homme il se fit l’observateur fasciné de l’impossible légèreté.
« Ils sont lourds… » Probablement l’auteur de Voyage au bout de la nuit, ce chef-d’œuvre, mais aussi de Bagatelles pour un massacre, cette infamie d’antisémitisme, l’homme des romans hallucinés mais novateurs et l’homme des pamphlets qui dégagent une pestilence, cet homme n’était sans doute pas d’une pièce. Henri Godard cite à juste titre ce qu’écrivait Baudelaire dans Mon cœur mis à nu : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. »
Tout ce qui, dans le nihilisme foncier de Céline, tourne « vers Satan » peut donner lieu à un florilège de l’horreur et de la malfaisance. Son racisme maladif, son antisémitisme jamais renié (il n’aura après la guerre aucune parole de regret ou de repentance), ses mots lâchés et accumulés sur « le juif » – avant, pendant, après la guerre – relèvent d’une maladie incurable.
Le jour où ses pamphlets seraient republiés (pour l’instant sa veuve s’y oppose), on constaterait l’ampleur des dégâts. Mais, déjà, sa surabondante correspondance en porte les traces indélébiles.
Céline, « un poisson hors de l’eau. »
Débat possible : la compétition, dans cet esprit humain, entre Dieu et Satan, pour reprendre les suppositions de Baudelaire, autrement dit la dialectique entre le Mal et le Bien, résume-t-elle Louis Destouches, médecin, et son double infernal, Louis-Ferdinand Céline ?
Ce serait nier l’inextricable lien entre la vie et l’œuvre, entre le tempérament du pamphlétaire et la déstructuration de la langue opérée par celui qu’on prit, au premier roman, pour un homme de gauche…
Il dansait autour de la mort, il fantasmait autour du néant. Les titres de ses livres portent presque tous des mots liés à la négativité et à la mortalité. Il alla jusqu’à écrire: «La vie imaginaire convient aux espèces de morts que nous sommes, mi-souvenirs, mi-délirants.»
Bernanos avait eu cette formule à son sujet : « C’est un poisson hors de l’eau. » Il s’agite en tous sens, manque d’étouffer. Cette fureur de vivre, à la fois comme aspiration à vivre et comme regret de vivre, voilà sans doute la contradiction de cet homme dont une partie de l’œuvre nous fascine et dont l’autre nous dégoûte.
P. S. : À noter la parution d’un volume de la collection « Bouquins », D’un Céline l’autre, dans lequel sont rassemblés par David Alliot d’innombrables témoignages sur Céline, à charge et à décharge. Un travail énorme et de référence. Signalons aussi le petit livre du journaliste Antoine Peillon, Céline, un antisémite exceptionnel (Éd. Le bord de l’eau) où il affirme qu’une « omerta » interdit de considérer le rôle majeur de Céline dans la collaboration active.
Bruno FRAPPAT
La Croix, 25/05/2011
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