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Le corps peut être vu de deux manières. Dans le premier cas, il apparaît comme un objet tangible, unique et passif, qui s’impose aux sens d’autrui, tel un signe, un reflet, ou une silhouette. Ce corps, le sôma grec, n’existe pas en soi, il n’est qu’à travers le regard, l’ouïe ou le toucher de l’autre. Il est soit le corps vivant de l’être animé, soit le corps mort, le cadavre. Dans le second cas, le corps devient un amas de cellules. Il est soumis à des principes biologiques qui lui permettent d’appréhender les éléments du monde qui l’entourent, de se déplacer, de se reproduire, de s’alimenter et de survivre. Mais ces principes physiques sont également à l’origine de sa souffrance et de sa dégénérescence. Ce corps-là est actif : il appréhende les objets et subit ou se délecte de leur contact.
Nous voudrions nous interroger sur la place qu’occupe le corps dans le premier roman de Céline. Comment expliquer cette fascination pour le corporel et l’obscène ? Comment le protagoniste du Voyage conçoit-il le corps ? Pour répondre à ces questions, il nous a semblé judicieux de ne jamais perdre de vue que Louis-Ferdinand Destouches avait laissé un peu de son sang et de son optimisme sur les champs de bataille. Si notre réflexion cherche à percer un mystère, c’est bien celui du lien qui, dans Voyage au bout de la nuit, unit le corps et la guerre. Dans ce dessein, nous avons voulu, en premier lieu, nous attarder sur le corps, son engagement dans le guerre et dans la déroute des années 1920. À cette approche socio-historique, succèdera une tentative d’éclaircissement des intuitions propres à l’ancien combattant et romancier Céline. Une approche sémiotique des corps représentés nous permettra de conclure que l’auteur place les sens et l’expérience au centre de l’existence. Enfin, on tentera de définir en quoi la Grande Guerre a également joué un rôle sur les processus de la création célinienne. Là encore, il conviendra de voir les raisons pour lesquelles le corps occupe une place centrale.
Les premières pages de Voyage au bout de la nuit décrivent l’expérience de Bardamu sur le front. Le statut autofictionnel du roman a souvent conféré à ces pages une valeur de témoignage sur la Grande Guerre. Ce n’est pourtant pas le cas : Bardamu n’est pas le maréchal des logis Destouches et l’expérience fictionnelle du premier n’est bâtie que sur les souvenirs lointains de second. C’est à Jean Bastier (2) que revient le mérite d’avoir décelé dans le récit de l’expérience guerrière ce qui relevait de la réalité et de l’imagination. Le jeune cuirassier n’ayant pas tenu de journal et les lettres du front étant peu nombreuses, Bastier a mené une étude croisée du Journal des marches et des opérations du 12e Cuirassiers, du Journal officiel, de cartes géographiques et des premiers chapitres du Voyage. Ses conclusions sont claires : Céline a complètement transformé la réalité. Il a modifié les trajets, inversé les saisons, réinventé les paysages et les noms des personnages, tout en occultant ou recomposant certains épisodes. Il est cependant un point sur lequel le romancier reste fidèle à la réalité : celui des sensations. Certes, la guerre du jeune Destouches fut très brève, mais elle resta néanmoins particulièrement éprouvante. Pendant trois mois, il parcourut 1483 kilomètres. D’abord à cheval, jusqu’en septembre, dans l’Argonne et dans la Woëvre, puis à pied, en octobre, dans les Flandres, où il fut blessé au bras le 27 octobre 1914.
On est surpris, à la lecture de ces souvenirs réagencés, de constater combien le corps éprouvant est présent. Si l’on se plaît volontiers à parler d’une prédominance du corps actif dans les premières pages du roman, c’est que le cortège des sensations décrites renvoie nécessairement à celui-ci. Le narrateur s’attarde sur les conditions climatiques, nous parle de douleur, de torpeur, de faim et de fatigue. Autant d’impressions que le romancier est allé puiser dans ses souvenirs. En août 1914, le jeune soldat écrit à ses parents : « Nous dormons par bribes de droite et de gauche et au point tel que l’on peut dormir jusqu’à dix fois dans la journée par fractions de 10 minutes à 2 heures c’est du reste la seule façon car il n’existe pas de repos continu.(3) » Dix-huit ans plus tard, Bardamu parlera d’ « un mois de sommeil sur chaque paupière (…), et autant derrière la tête, en plus de ces kilos de ferraille. (4)» . Si l’on s’accorde à dire que le corps guerrier, en tant que corps sentant est prédominant, on doit également préciser qu’il est peu vu de l’extérieur et peu décrit, de sorte que le lecteur ne ressent sa présence qu’au moyen des sensations évoquées. On est alors en droit de se demander pourquoi le romancier ne fait état des peines du corps qu'indirectement, par l’intermédiaire de sensations et d’impressions, et pourquoi le corps actif est davantage présent que le corps perçu. Il nous a semblé que l’absence de la représentation du corps de Bardamu était due au récit à la première personne. Quant à celle des soldats, de l’un et l’autre camp, elle semble pouvoir s’expliquer par certaines composantes propres à la première des guerres modernes. Les nouvelles techniques ont permis d’ajouter au mouvement la distance et l’invisibilité des corps tapis, terrés ou cachés dans la nuit. À ce titre, Céline écrit : « tout au loin sur la chaussée, aussi loin qu’on pouvait voir, il y avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais c’était deux Allemands… » (5) Une raison supplémentaire à cette prédominance peut être avancée. Il s’agit de l’aspect inédit des sensations martiales. Une des tristes nouveautés de 14-18 réside dans le caractère inouï des sensations expérimentées par les soldats. Celles-ci s’imposent au corps, le contraignent, l’éblouissent et le laissent pantois, parfois jusqu’à la mort. Parmi de très nombreux exemples, nous avons voulu n’en retenir qu’un : l’explosion de l’obus. Nombreux sont les artistes-soldats, peintres ou écrivains, qui l'ont évoquée. Celle-ci est plus ou moins proche, plus ou moins puissante, plus ou moins dévastatrice, mais toujours répétitive. Toute la difficulté, pour celui qui veut la décrire, tient à la représentation d’une intensité fulgurante, trop rapide et trop forte pour être perçue et représentée. Céline en fait état au tout début du Voyage : « Et puis ce fut tout. Après ça, rien que du feu et puis du bruit avec. Mais alors un de ces bruits comme on ne croirait jamais qu’il en existe. On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles, le nez, la bouche, tout de suite du bruit, que je croyais bien que c’était fini et que j’étais devenu du feu et du bruit moi-même. » (6) Le narrateur insiste ici sur l’impossibilité d’appréhender la nature de l’explosion. Privé d’expériences antérieures semblables, son corps se trouve comme dépourvu de repères. L’intensité de l’explosion est si forte qu’elle affecte tous les sens simultanément et modifie considérablement les rapports du corps au monde. Il y a là un paradoxe étonnant : les organes sensoriels, pourtant au centre de l’expérience, sont incapables de cerner la totalité des puissances trop intenses et trop rapides. Il arrive cependant que le spectacle soit à distance ou que le corps s’y habitue. Dans ce cas, la guerre prend des teintes de feu d’artifice et le décor révèle une beauté nouvelle, mais incompréhensible : « Et tous les soirs ensuite, vers cette époque-là, bien des villages se sont mis à flamber à l’horizon, ça se répétait, on en était entourés, comme par un très grand cercle d’une drôle de fête […] C’était gai. [Et, à propos d’un village] on a pas idée la nuit, quand il brûle, de l’effet qu’il peut faire ! On dirait Notre-Dame ! Ca dure bien toute une nuit à brûler, un village, même un petit, à la fin on dirait une fleur énorme… » (7)
Dans un livre consacré à l’écriture de 14-18 (8) , Nicolas Beaupré explique que la fin des années 1920 et le début des années 1930 furent propices au retour de la Grande Guerre dans la littérature. Il ajoute que les livres qui sont alors publiés, même s’ils traitent du même sujet, doivent être distingués de ceux qui ont été écrits pendant la guerre. Sans faire aucun jugement sur la valeur du témoignage, il montre que ni leur contexte d’écriture ni leur contenu ne sont assimilables. Voyage au bout de la nuit s’inscrit dans la deuxième phase du récit de 14-18. Il reprend le thème de l’expérience martiale tout en le dépassant et en l’intégrant dans une narration qui s’étend jusque dans les années 1930. Publié en 1932, le Voyage n’a pas été écrit sous les feux et dans la boue des tranchées. Cette caractéristique n’a pas empêché certains journalistes de l’époque de considérer les premiers chapitres du roman comme un témoignage inégalé sur la guerre. L’écrivain prit alors un statut particulier : comparé aux anciens, à commencer par Barbusse, il était parvenu à les dépasser par une force d’expression d’un nouveau genre. Il est vrai que les images traditionnelles de 14-18 sont présentes dans le roman. Celle, bien connue, du cavalier sans tête, « rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite » (10) , rappelle des scènes évoquées par Barbusse, Dorgelès ou d’autres auteurs moins célèbres. Néanmoins, le romancier, plus que de décrire les combats, ambitionnait avant tout de peindre le quotidien de l’arrière. La courte présence du jeune Destouches sur le front aurait pu donner lieu à un récit beaucoup plus long que le romancier s’est lui-même refusé d’écrire si l’on en croit Jean Bastier (11). Anne Henry (12) , quant à elle, voit dans ce silence une volonté de se démarquer des autres écrivains de la « Der des ders » en ne faisant pas de celle-ci un récit linéaire aux allures de journal de campagne, mais en se concentrant sur la vie à l’arrière (13).
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Les Années folles furent, dit-on, celles du grand défoulement. Chez Céline, l’excès de relâchement propre à cette période efface à nouveau le contraste entre les corps riches et pauvres. La libération excessive apparaît comme une manifestation guerrière que tous les hommes se plaisent à maintenir en temps de paix. Dès lors, on ne s’étonnera pas que la frénésie des années 1920 prenne, dans le Voyage, des aspects inquiétants, pervers, voire monstrueux. Symboles, causes et conséquences de cette hystérie généralisée, les dérèglements corporels et, plus précisément, les nombreux cas de pathologies sexuelles sont présents tout au long du roman. Madame Hérote n’a plus d’ovaires : « Cette castration libératrice fit sa fortune » (25) explique Bardamu. Le petit Bébert prend du sirop pour ne plus se toucher . Le proxénète Pomone se masturbe trop . Tous les personnages du roman semblent possédés par l’insatiabilité sexuelle.
Charles-Louis ROSEAU
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1- Francois le Grix, La Revue hebdomadaire, 4 février 1933.
2- Jean Bastier, « Louis-Ferdinand Céline en 1914 d’après les archives de l’armée. », Actes du colloque international de Paris 1992, Editions du Lérot & Société des Etudes céliniennes, 1993, p.35.
3- Cité par Philippe Alméras, Les idées de Céline, Dualpha, 2004, p.16.
4- Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, collection folio, 1976, p.42.
5- Ibid. p.21.
6- Ibid. p. 28.
7- Ibid. p.43-44.
8- Nicolas Beaupré, Écrire en guerre, écrire la guerre, France, Allemagne 1914-1920, Éditions du CNRS, 2004.
9- D’après les articles regroupés dans Voyage au bout de la nuit, Critiques 1932-1935, Editions de l’IMEC, 1993.
10- Op. cit. p.28-29.
11- Op. cit.
12- Anne Henry, Céline écrivain, l’Harmattan, 1994.
13- Ibid. p.161-162.
14- Op. cit. p.119.
15- Ibid. p.71.
16- Ibid. p.116-117.
17- Ibid. p.23.
18- Ibid. p.24.
19- Lionel Richard, L’Art et la Guerre, Les artistes confrontés à la Seconde Guerre mondiale, Flammarion, 1995, p.29.
20- Blaise Cendrars, La Main Coupée, Éditions Denoël, 1946.
21- Pierre Drieu La Rochelle, Gilles, Éditions Gallimard, 1939.
22- Op. cit. p. 147.
23- Ibid. p.174.
24- Ibid. p.108.
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