Première partie
Deuxième partie
Voyage au bout de la nuit a souvent été décrit comme la version moderne d’un roman picaresque. Bardamu se déplace et voyage d’un lieu à l’autre. Son nom témoigne de ce mouvement perpétuel puisqu'il fait songer au terme familier barda , sorte de bagage encombrant que l’on garde toujours avec soi. Paris, le front est, l’Afrique, New-York, Détroit ou la banlieue parisienne sont autant d'endroits qui, à priori, n’ont rien à voir entre eux. Pourtant, une lecture attentive permet de constater qu’il existe dans le roman une profonde unité de lieu, comme si, au-delà des différences géographiques, on distinguait des constantes communes à tous les pays. Il en est de même pour les personnages et la description de leur corps. Tous les lieux et tous les corps céliniens tendent à être des microcosmes du grand monde et du grand corps. Si l'on observe des points communs à de nombreuses descriptions, il convient néanmoins de s’interroger sur la nature de ces topoi récurrents. Il nous a semblé que tous les paysages céliniens relevaient plus ou moins directement du décor de la guerre. Ce n’est pas par hasard, on l’a déjà dit, que l’épisode de la Grande Guerre se place au début de l’oeuvre : on s’aperçoit vite que le lieu des combats s’affirme par la suite comme le décor fondamental du récit, le paysage de la guerre devenant le modèle auquel les autres régions tendent à se conformer. Il en est de même pour les individus : le corps humain, cet amas de viandes, est semblable à un corps de soldat. Nul doute que le souvenir de la Première Guerre mondiale hante véritablement les pages du récit célinien. La première des guerres modernes, par l’intensité inédite de son fracas, aurait donc permis à l’écrivain de prendre conscience de l’existence de certaines forces jusqu’alors jamais ressenties ? À cette question, on ne peut que répondre positivement. Il nous faut cependant aller plus loin et constater que la guerre, et les sensations qu’elle provoqua, vont constituer comme une source esthétique dans laquelle le romancier viendra puiser tout au long de la rédaction de son roman. Le narrateur du Voyage, tout comme son auteur, semblent incapables de décrire les êtres et les forces de la modernité autrement qu’en ayant recours à des sensations éprouvées sur le champ de bataille. Rien ne sert ici de multiplier les exemples. Contentons nous simplement de signaler quelques récurrences qui illustrent notre constat. Bardamu, par exemple, ne peut évoquer une plaie saignante sans faire référence à la scène initiale de la mort du capitaine. Rappelons la : « le cavalier n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite » (49). Près de trois cents pages plus loin, le Docteur Bardamu est appelé pour un avortement qui tourne mal. Il dépeint le tableau en ces termes : « Je voulus l’examiner, mais elle perdait tellement de sang, c’était une telle bouillie qu’on ne pouvait rien voir de son vagin. Des caillots. Ça faisait « glouglou » entre ses jambes comme dans le cou coupé du colonel à la guerre. » (50) Un autre exemple, celui des obus, nous permet de constater que la guerre fait figure de référence. Arrivé en Amérique, Bardamu découvre le règne de la machine et de l’industrie. Le bruit et les éclats des villes américaines le font inévitablement songer au front : « Il bondissait en face, entre deux rues, comme un obus, rempli de viandes tremblotantes et hachées… » (51) déclare-t-il au sujet du métro. Et sa journée de travail achevée, il affirme : « … on emporte le bruit dans sa tête. J’en avais encore moi pour la nuit entière de bruit et d’odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un nez nouveau… » (52) Par cette phrase, Bardamu et Céline semblent vouloir nous convaincre que les impressions les plus fortes, à commencer par celles de la guerre, restent profondément inscrites dans le corps et modifient notre façon d’appréhender le monde.
Le peintre et ancien combattant français Fernand Léger écrivit un jour: « la guerre a été un événement énorme pour moi. Il y avait au front cette atmosphère surpoétique qui m’a excité au fond… La guerre, je l’ai touchée. Les culasses des canons, le soleil qui tapait dessus, la crudité de l’objet lui-même. C’est là que j’ai été formé. » (53) Peut-être peut-on en dire autant pour Céline et son art poétique ? Ici encore, on constate que le corps et les sensations occupent une position centrale. En effet, il nous a semblé que pour démasquer l’illusion et dire la vérité sur les choses du monde, le romancier faisait intervenir une sensation dont l’origine psychosomatique ne fait pas de doute ; il s’agit, selon Jean-Pierre Richard, de la nausée (54). C’est dans les premières pages, et donc sur le champ de bataille, que cet écoeurement est évoqué pour la première fois. Étrangement, au moment où il survient, le protagoniste a déjà été témoin d’une scène d’horreur qui l’a pourtant laissé indifférent (55). Or, un soir, en retrait du champ de bataille, le voilà qui assiste à une scène d’abattage en plein air : « Il y en avait pour des kilos et des kilos de tripes étalées, de gras en flocons jaunes et pâles, des moutons éventrés avec leurs organes en pagaïe, suintant en ruisselets ingénieux dans la verdure d’alentour, un boeuf entier sectionné en deux, […] Et puis du sang encore et partout, à travers l’herbe, en flaques molles et confluentes qui cherchaient la bonne pente » (56). Ce spectacle provoque aussitôt le réflexe attendu : Bardamu doit « céder à une immense envie de vomir, et pas qu’un peu, jusqu’à l’évanouissement. »(57) Cet écoeurement, selon Richard, est dû à la brusque révélation que la chair n’est en réalité qu’une viande destinée au sacrifice. Si l’on en croit le critique, cette nausée épiphanique s’accompagne d’une révélation sur l’essence des objets. Dès lors, il serait possible d’estimer que l’expérience guerrière a modifié le regard que Bardamu portait sur les choses tout en lui donnant la capacité de voir au-delà des faux-semblants. Cette idée est selon nous acceptable puisque Bardamu recourt en permanence à cette capacité qui lui a été donnée au front. Précisons néanmoins que cette nausée ne relève en aucun cas du médical. Elle témoigne simplement d’une sympathie de l’auteur pour un système sensoriel émanant du corps et non de l’entendement. Héritée de l’expérience martiale, la nausée célinienne se situe comme en amont de la création, au niveau de l’appréhension du monde et de ses objets. Elle est une hypersensibilité qui filtre et fait office de principe ordonnateur.
L’étude des rapports entre le corps et la guerre fait aussi émerger des névroses qui dépassent le stade de la simple mythologie personnelle. On connaît la ferveur qu'aura Céline à étoffer le récit de ses blessures imaginaires. Sans cesse désireux de mêler fiction et biographie, il dira à qui veut l’entendre que la guerre ne l’a pas touché qu’au bras. Henri Mondor, préfacier de la première édition de la Pléiade, tout comme François Gilbaut, l’un des premiers biographes de l’écrivain, ont largement contribué à véhiculer la thèse d’une blessure à la tête. Aucun des spécialistes céliniens ne remet en cause les symptômes ressentis par l’écrivain tout au long de son existence : migraines, insomnies, acouphènes, hypoacousie, vertiges… Cependant, pour nombre d’entre eux, l’hypothèse d’une blessure de guerre paraît peu vraisemblable, ce d’autant que Céline a largement brodé autour de cet événement, disant aux uns qu’il avait été trépané, aux autres qu’on lui avait fixé une plaque d’acier sur la boîte crânienne. Reste que la piste la plus défendue actuellement est celle de l’origine psychique de ces douleurs. Peu nous importe, à vrai dire, d'en connaître les causes, ce que nous devons avant tout retenir, c’est que l’auteur fit sienne une blessure qu’il avait attribuée à l’un de ses personnages. On a vu que, chez Céline, tout était rabaissé au rang du biologique et du corporel. L’imagination, par exemple, ou la pensée, ne sont que des émanations du corps. Ajoutons à cela que la tête est généralement perçue comme la partie chargée de voir, d’inventer et de créer. On comprendra alors que l'auteur ait fait de la guerre le responsable direct de la dégradation de son corps, de son psychisme et de là, la cause de la vision si particulière qu’il a du monde. Entre la guerre, le corps et la création littéraire, qui prend parfois des allures de délire, il y aurait donc un lien qui, même s’il relève de la névrose, n’en est pas moins réel dans la mythologie personnelle de l’écrivain. Il conviendrait de pousser cette étude en cherchant à savoir précisément comment Céline, lui-même, mais aussi ses critiques, ses biographes et les journalistes qui l’ont interrogé, ont instauré ce lien entre le stigmate laissé par la guerre et le génie littéraire : quels rapports, par exemple, entre le bras droit et l’écriture ? Quel lien entre le crâne blessé, la folie et la parole, si souvent rabaissée au stade de sécrétion visqueuse ?
L’expérience que le jeune Destouches fit des combats de 14-18 fut relativement courte. Mobilisé d’août à octobre 1914 dans un régiment peu exposé au feu, le Maréchal des logis ne connut rien des horreurs qui firent du premier conflit mondial une boucherie sans précédent. Le souvenir qu’il en garda fut en revanche beaucoup plus intense ainsi qu’en témoignent les premiers chapitres de Voyage au bout de la nuit. En effet, c’est avec l’évocation de 14-18 que Céline fit une entrée fracassante dans le monde de la littérature française. L’expérience martiale de Bardamu, comparable en certains points à celle de notre auteur, semble faite des souvenirs, des pensées et des phantasmes que conserva l’ancien combattant Destouches. Expérience initiale, primitive, épiphanique, la guerre a comme radcalement modifié son regard sur le monde.
Il nous a maintes fois été donné de constater que l’expérience martiale avait fait office de déclencheur et qu’elle avait contribué à la création d’un système de pensée et d’une mythologie personnelle propre à Voyage au bout de la nuit. En effet, en dépit des apparences, les tribulations et les commentaires de Bardamu, l’alter ego célinien, font entrevoir un système de conceptions claires sur l’essence du monde et des êtres. Qu’elles soient d’ordre philosophique, éthique, esthétique ou biologique, toutes les évidences qui se révèlent au protagoniste ont un point commun : elles ont trait au corps. Nous avons cherché à monter pourquoi et comment l’expérience guerrière, et le cortège de sensations nouvelles qui l’ont accompagnée, avait radicalement modifié la pensée de l’auteur. Nous avons aussi dit que Céline, utilisant le corps comme signe, cherchait à signifier une déchéance générale propre à l’après-guerre. Nous nous sommes ensuite arrêtés sur ce que nous estimons être la pensée intime du romancier en 1932 en décrivant le processus inconscient par lequel Céline avait replacé le corps blessé au centre de la création littéraire. Mais il y a un point que nous n’avons que peu abordé et qui gagnerait à être davantage éclairé. C’est celui de la construction du mythe célinien de la Grande Guerre. Dans cette perspective, il conviendrait de chercher à comprendre comment et pourquoi les premiers chapitres du Voyage ont été décrits, selon certains, comme l’un des plus grands témoignages sur la guerre de 14-18. Comment, en somme, dans quel but et par quels stratagèmes ou processus inconscient, Céline, qui n’a pourtant rien connu de la guerre des tranchées, est devenu, aux yeux du grand public, l’un des grands témoins de la boucherie de 1914 ?
Charles-Louis ROSEAU
49- Op. cit.
50- Ibid. p.330.
51- Ibid. p.255.
52- Ibid. p.289.
53- Cité par Philippe Dagen, Op. cit, p.173.
54- Jean-Pierre Richard, Nausée de Céline,Fata Morgana, 1991.
55- Il s’agit de la mort du messager et du colonel « avec son ventre ouvert » : Op. cit, p.29.
56- Ibid. p.32
57- Id.
Deuxième partie
Voyage au bout de la nuit a souvent été décrit comme la version moderne d’un roman picaresque. Bardamu se déplace et voyage d’un lieu à l’autre. Son nom témoigne de ce mouvement perpétuel puisqu'il fait songer au terme familier barda , sorte de bagage encombrant que l’on garde toujours avec soi. Paris, le front est, l’Afrique, New-York, Détroit ou la banlieue parisienne sont autant d'endroits qui, à priori, n’ont rien à voir entre eux. Pourtant, une lecture attentive permet de constater qu’il existe dans le roman une profonde unité de lieu, comme si, au-delà des différences géographiques, on distinguait des constantes communes à tous les pays. Il en est de même pour les personnages et la description de leur corps. Tous les lieux et tous les corps céliniens tendent à être des microcosmes du grand monde et du grand corps. Si l'on observe des points communs à de nombreuses descriptions, il convient néanmoins de s’interroger sur la nature de ces topoi récurrents. Il nous a semblé que tous les paysages céliniens relevaient plus ou moins directement du décor de la guerre. Ce n’est pas par hasard, on l’a déjà dit, que l’épisode de la Grande Guerre se place au début de l’oeuvre : on s’aperçoit vite que le lieu des combats s’affirme par la suite comme le décor fondamental du récit, le paysage de la guerre devenant le modèle auquel les autres régions tendent à se conformer. Il en est de même pour les individus : le corps humain, cet amas de viandes, est semblable à un corps de soldat. Nul doute que le souvenir de la Première Guerre mondiale hante véritablement les pages du récit célinien. La première des guerres modernes, par l’intensité inédite de son fracas, aurait donc permis à l’écrivain de prendre conscience de l’existence de certaines forces jusqu’alors jamais ressenties ? À cette question, on ne peut que répondre positivement. Il nous faut cependant aller plus loin et constater que la guerre, et les sensations qu’elle provoqua, vont constituer comme une source esthétique dans laquelle le romancier viendra puiser tout au long de la rédaction de son roman. Le narrateur du Voyage, tout comme son auteur, semblent incapables de décrire les êtres et les forces de la modernité autrement qu’en ayant recours à des sensations éprouvées sur le champ de bataille. Rien ne sert ici de multiplier les exemples. Contentons nous simplement de signaler quelques récurrences qui illustrent notre constat. Bardamu, par exemple, ne peut évoquer une plaie saignante sans faire référence à la scène initiale de la mort du capitaine. Rappelons la : « le cavalier n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite » (49). Près de trois cents pages plus loin, le Docteur Bardamu est appelé pour un avortement qui tourne mal. Il dépeint le tableau en ces termes : « Je voulus l’examiner, mais elle perdait tellement de sang, c’était une telle bouillie qu’on ne pouvait rien voir de son vagin. Des caillots. Ça faisait « glouglou » entre ses jambes comme dans le cou coupé du colonel à la guerre. » (50) Un autre exemple, celui des obus, nous permet de constater que la guerre fait figure de référence. Arrivé en Amérique, Bardamu découvre le règne de la machine et de l’industrie. Le bruit et les éclats des villes américaines le font inévitablement songer au front : « Il bondissait en face, entre deux rues, comme un obus, rempli de viandes tremblotantes et hachées… » (51) déclare-t-il au sujet du métro. Et sa journée de travail achevée, il affirme : « … on emporte le bruit dans sa tête. J’en avais encore moi pour la nuit entière de bruit et d’odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un nez nouveau… » (52) Par cette phrase, Bardamu et Céline semblent vouloir nous convaincre que les impressions les plus fortes, à commencer par celles de la guerre, restent profondément inscrites dans le corps et modifient notre façon d’appréhender le monde.
Le peintre et ancien combattant français Fernand Léger écrivit un jour: « la guerre a été un événement énorme pour moi. Il y avait au front cette atmosphère surpoétique qui m’a excité au fond… La guerre, je l’ai touchée. Les culasses des canons, le soleil qui tapait dessus, la crudité de l’objet lui-même. C’est là que j’ai été formé. » (53) Peut-être peut-on en dire autant pour Céline et son art poétique ? Ici encore, on constate que le corps et les sensations occupent une position centrale. En effet, il nous a semblé que pour démasquer l’illusion et dire la vérité sur les choses du monde, le romancier faisait intervenir une sensation dont l’origine psychosomatique ne fait pas de doute ; il s’agit, selon Jean-Pierre Richard, de la nausée (54). C’est dans les premières pages, et donc sur le champ de bataille, que cet écoeurement est évoqué pour la première fois. Étrangement, au moment où il survient, le protagoniste a déjà été témoin d’une scène d’horreur qui l’a pourtant laissé indifférent (55). Or, un soir, en retrait du champ de bataille, le voilà qui assiste à une scène d’abattage en plein air : « Il y en avait pour des kilos et des kilos de tripes étalées, de gras en flocons jaunes et pâles, des moutons éventrés avec leurs organes en pagaïe, suintant en ruisselets ingénieux dans la verdure d’alentour, un boeuf entier sectionné en deux, […] Et puis du sang encore et partout, à travers l’herbe, en flaques molles et confluentes qui cherchaient la bonne pente » (56). Ce spectacle provoque aussitôt le réflexe attendu : Bardamu doit « céder à une immense envie de vomir, et pas qu’un peu, jusqu’à l’évanouissement. »(57) Cet écoeurement, selon Richard, est dû à la brusque révélation que la chair n’est en réalité qu’une viande destinée au sacrifice. Si l’on en croit le critique, cette nausée épiphanique s’accompagne d’une révélation sur l’essence des objets. Dès lors, il serait possible d’estimer que l’expérience guerrière a modifié le regard que Bardamu portait sur les choses tout en lui donnant la capacité de voir au-delà des faux-semblants. Cette idée est selon nous acceptable puisque Bardamu recourt en permanence à cette capacité qui lui a été donnée au front. Précisons néanmoins que cette nausée ne relève en aucun cas du médical. Elle témoigne simplement d’une sympathie de l’auteur pour un système sensoriel émanant du corps et non de l’entendement. Héritée de l’expérience martiale, la nausée célinienne se situe comme en amont de la création, au niveau de l’appréhension du monde et de ses objets. Elle est une hypersensibilité qui filtre et fait office de principe ordonnateur.
L’étude des rapports entre le corps et la guerre fait aussi émerger des névroses qui dépassent le stade de la simple mythologie personnelle. On connaît la ferveur qu'aura Céline à étoffer le récit de ses blessures imaginaires. Sans cesse désireux de mêler fiction et biographie, il dira à qui veut l’entendre que la guerre ne l’a pas touché qu’au bras. Henri Mondor, préfacier de la première édition de la Pléiade, tout comme François Gilbaut, l’un des premiers biographes de l’écrivain, ont largement contribué à véhiculer la thèse d’une blessure à la tête. Aucun des spécialistes céliniens ne remet en cause les symptômes ressentis par l’écrivain tout au long de son existence : migraines, insomnies, acouphènes, hypoacousie, vertiges… Cependant, pour nombre d’entre eux, l’hypothèse d’une blessure de guerre paraît peu vraisemblable, ce d’autant que Céline a largement brodé autour de cet événement, disant aux uns qu’il avait été trépané, aux autres qu’on lui avait fixé une plaque d’acier sur la boîte crânienne. Reste que la piste la plus défendue actuellement est celle de l’origine psychique de ces douleurs. Peu nous importe, à vrai dire, d'en connaître les causes, ce que nous devons avant tout retenir, c’est que l’auteur fit sienne une blessure qu’il avait attribuée à l’un de ses personnages. On a vu que, chez Céline, tout était rabaissé au rang du biologique et du corporel. L’imagination, par exemple, ou la pensée, ne sont que des émanations du corps. Ajoutons à cela que la tête est généralement perçue comme la partie chargée de voir, d’inventer et de créer. On comprendra alors que l'auteur ait fait de la guerre le responsable direct de la dégradation de son corps, de son psychisme et de là, la cause de la vision si particulière qu’il a du monde. Entre la guerre, le corps et la création littéraire, qui prend parfois des allures de délire, il y aurait donc un lien qui, même s’il relève de la névrose, n’en est pas moins réel dans la mythologie personnelle de l’écrivain. Il conviendrait de pousser cette étude en cherchant à savoir précisément comment Céline, lui-même, mais aussi ses critiques, ses biographes et les journalistes qui l’ont interrogé, ont instauré ce lien entre le stigmate laissé par la guerre et le génie littéraire : quels rapports, par exemple, entre le bras droit et l’écriture ? Quel lien entre le crâne blessé, la folie et la parole, si souvent rabaissée au stade de sécrétion visqueuse ?
L’expérience que le jeune Destouches fit des combats de 14-18 fut relativement courte. Mobilisé d’août à octobre 1914 dans un régiment peu exposé au feu, le Maréchal des logis ne connut rien des horreurs qui firent du premier conflit mondial une boucherie sans précédent. Le souvenir qu’il en garda fut en revanche beaucoup plus intense ainsi qu’en témoignent les premiers chapitres de Voyage au bout de la nuit. En effet, c’est avec l’évocation de 14-18 que Céline fit une entrée fracassante dans le monde de la littérature française. L’expérience martiale de Bardamu, comparable en certains points à celle de notre auteur, semble faite des souvenirs, des pensées et des phantasmes que conserva l’ancien combattant Destouches. Expérience initiale, primitive, épiphanique, la guerre a comme radcalement modifié son regard sur le monde.
Il nous a maintes fois été donné de constater que l’expérience martiale avait fait office de déclencheur et qu’elle avait contribué à la création d’un système de pensée et d’une mythologie personnelle propre à Voyage au bout de la nuit. En effet, en dépit des apparences, les tribulations et les commentaires de Bardamu, l’alter ego célinien, font entrevoir un système de conceptions claires sur l’essence du monde et des êtres. Qu’elles soient d’ordre philosophique, éthique, esthétique ou biologique, toutes les évidences qui se révèlent au protagoniste ont un point commun : elles ont trait au corps. Nous avons cherché à monter pourquoi et comment l’expérience guerrière, et le cortège de sensations nouvelles qui l’ont accompagnée, avait radicalement modifié la pensée de l’auteur. Nous avons aussi dit que Céline, utilisant le corps comme signe, cherchait à signifier une déchéance générale propre à l’après-guerre. Nous nous sommes ensuite arrêtés sur ce que nous estimons être la pensée intime du romancier en 1932 en décrivant le processus inconscient par lequel Céline avait replacé le corps blessé au centre de la création littéraire. Mais il y a un point que nous n’avons que peu abordé et qui gagnerait à être davantage éclairé. C’est celui de la construction du mythe célinien de la Grande Guerre. Dans cette perspective, il conviendrait de chercher à comprendre comment et pourquoi les premiers chapitres du Voyage ont été décrits, selon certains, comme l’un des plus grands témoignages sur la guerre de 14-18. Comment, en somme, dans quel but et par quels stratagèmes ou processus inconscient, Céline, qui n’a pourtant rien connu de la guerre des tranchées, est devenu, aux yeux du grand public, l’un des grands témoins de la boucherie de 1914 ?
Charles-Louis ROSEAU
49- Op. cit.
50- Ibid. p.330.
51- Ibid. p.255.
52- Ibid. p.289.
53- Cité par Philippe Dagen, Op. cit, p.173.
54- Jean-Pierre Richard, Nausée de Céline,Fata Morgana, 1991.
55- Il s’agit de la mort du messager et du colonel « avec son ventre ouvert » : Op. cit, p.29.
56- Ibid. p.32
57- Id.
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