Cinquante ans après sa mort, l’un des plus grands écrivains du XXe siècle demeure un objet de scandales et de polémiques. Tant mieux.
Le 1er juillet 1961, dans son pavillon du 25 ter, chemin des Gardes à Meudon, Louis-Ferdinand Destouches alias Céline achevait son voyage terrestre, dix ans après son retour du Danemark en France et l’amnistie dont il avait bénéficié. Il venait juste de mettre le point final à son dernier livre, Rigodon, dernier volet de la Trilogie allemande. Un an plus tard se réalisait ce qu’il aurait tant voulu voir de son vivant : la parution du Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit dans ce panthéon littéraire qu’est la collection de la Pléiade. Témoignage de reconnaissance de ce qu’il avait apporté à la littérature française.
Avec ce mélange d’orgueil prophétique et de bouffonnerie qui était sa marque, Céline avait proclamé, dès 1932, à la remise du manuscrit du Voyage au bout de la nuit, la nouveauté révolutionnaire de son oeuvre : « Une symphonie littéraire émotive. […] Du pain pour un siècle entier de littérature […] et le Goncourt dans un fauteuil pour l’heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine. »
En 1955, dans son désopilant Entretiens avec le Professeur Y, où il livre les secrets de fabrication de son oeuvre, il réaffirmait l’importance de la révolution dont il avait été le fourrier : « Je suis qu’un petit inventeur, et que d’un tout petit truc ! […] je connais mon infime importance ! […] L’émotion dans le langage écrit !… Le langage écrit était à sec, c’est moi qu’ai redonné l’émotion au langage écrit ! […] C’est pas qu’un petit turbin je vous jure ! […] C’est infime, mais c’est quelque chose ! »
Depuis la disparition de l’écrivain, sa stature et son audience n’ont cessé de croître, à telle enseigne que Céline est l’auteur français auquel le plus grand nombre de travaux ont été consacrés, tant chez nous qu’à l’étranger, tandis que ses romans figurent parmi les plus vendus aussi bien dans la Pléiade qu’en collection de poche. À titre anecdotique, Voyage est le livre de poche le plus volé dans les librairies… Si l’écrivain est reconnu comme l’un des deux plus grands, avec Proust, de la littérature française du XXe siècle, l’homme suscite toujours “haines et passions”, selon le titre du livre de Philippe Alméras, l’un de ses biographes et exégètes. À preuve, son éviction des “commémorations nationales”, de la part du ministre de la Culture cédant à l’intimidation de Serge Klarsfeld, capitulation honteuse qui témoigne à la fois de l’imbécillité congénitale ou de l’inculture crasse de l’administration et de la lâcheté proverbiale de la classe politique. L’anecdote montre, si besoin était, que l’imprécateur le plus forcené de la littérature française ne sera jamais l’objet d’un consensus fade, et que ce mort encombrant, cinquante ans après sa disparition, est plus vivant que bien des momies contemporaines.
Pérenne sujet de scandales et d’empoignades, l’auteur de Mort à crédit et de Bagatelles pour un massacre demeure un ferment de divisions et suscite toujours une sorte de sidération. L’attestent les nombreux livres qui viennent de paraître à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition : Céline, la biographie nuancée d’Henri Godard, le maître d’oeuvre de l’édition des oeuvres littéraires dans la Pléiade, celle, plus politique de Philippe Alméras, Céline entre haines et passions, les deux livres de David Alliot, D’un Céline l’autre et Céline, idées reçues sur un auteur sulfureux, le recueil d’entretiens composé par Joseph Vebret, Céline l’infréquentable, avec les meilleurs céliniens actuels, de François Gibault à Émile Brami, en passant par Frédéric Vitoux, Éric Mazet, Marc Laudelout et Philippe Sollers. Question centrale : comment concilier le génie littéraire et la morale ? Comment peut-on, à la fois, être l’auteur d’une oeuvre puissamment originale, humainement bouleversante, et la bouche d’ombre sacrilège qui proféra invectives et élu cubrations racistes et antisémites ?
Longtemps, une thèse a prévalu, celle des “deux Céline”, le Céline d’avant et celui d’après Bagatelles pour un massacre, comme si une soudaine conversion avait, en 1937, métamorphosé l’écrivain sensible à la détresse des humbles en un antisémite enragé et paranoïaque, dénonçant la “persécution” infligée aux goyim par les futurs persécutés. Cette thèse, postulant la folie ou l’irresponsabilité d’un homme en proie à l’ébriété verbale (sans même évoquer l’accusation – gratuite – de vénalité lancée par Sartre), avait l’avantage de concilier occultation et morale sociale. Elle permettait aussi d’exonérer les admirateurs du “premier” Céline – à commencer par Sartre lui-même qui avait inscrit en exergue de La Nausée une citation célinienne tirée de l’Église – du soupçon de complicité ou d’aveuglement.
Souvent, littérature et morale s’accordent mal
Philippe Alméras, dont Pierre-Guillaume de Roux réédite le livre magistral, Céline entre haines et passions, le dévoile, textes à l’appui : d’une part, Céline n’a pas attendu 1937 pour verser dans le racisme ; d’autre part, on ne saurait voir dans son “délire” une sorte d’accès de folie lié à des raisons contingentes. Au vrai, l’imprécateur solitaire s’était imprégné, très tôt, de la vulgate antisémite de la Belle Époque, des textes des Toussenel, Chirac « et autres socialisants qui dénoncent la puissance de l’or juif », avant que Drumont ne fasse basculer l’antisémitisme de la gauche vers la droite. Nulle originalité donc – hormis celle du style et de la mise en scène – dans Bagatelles et les Beaux Draps, mais l’écho amplifié d’un antisémitisme largement partagé, à gauche comme à droite, que Céline laïcise dans le fond et la forme.
Tel est le réel occulté qu’Alméras met au jour, révélant du même coup ce paradoxe de « voir l’oeuvre célinienne défendue contre de prétendus sympathisants par des adversaires déclarés de tout ce à quoi il a cru, incarnant tout ce qu’il a détesté ». Dans sa postface, prenant en compte les découvertes les plus récentes, notamment l’édition en Pléiade de la correspondance, l’auteur réaffirme sa position : « les convictions de celui qui dira n’avoir pas d’opinions et aucune idée sont en fait aussi précises que précoces » et Céline ne les a jamais reniées, pas plus que Lucien Rebatet les siennes. À rebours du vieil idéalisme grec du kalos kagathos, où le beau se confond avec le bien, il faut admettre qu’un grand créateur peut aussi être un “monstre” et que la littérature et la morale peuvent faire chambre à part. Sur ce point, la majorité des céliniens interrogés par Joseph Vebret en sont d’accord : il est absurde de vouloir séparer le Céline romancier et le Céline pamphlétaire, l’auteur du Voyage et celui de Bagatelles, l’École des cadavres et les Beaux Draps, dont il faut souhaiter l’édition critique, interdite de par la volonté de Lucette Destouches, la veuve de l’écrivain, et non de par la loi, comme certains le croient.
Prétendre cataloguer, étiqueter, et donc neutraliser Céline participe d’un vain combat. À cet égard, le livre de David Alliot, recueil de tous les témoignages sur l’écrivain, dont beaucoup étaient inédits, en fait foi, qui dévoile combien l’homme était grevé de contradictions, de même l’oeuvre, immense bric-à-brac de visions hétéroclites et terrifiantes, contient tout et le contraire de tout. On n’a pas voulu voir que ce réfractaire inclassable, ce poète enragé, rebelle à toute annexion était d’abord un écrivain, mi-Diogène mi-roi Lear, visionnaire halluciné qui bouleversa, à l’égal de Joyce, la forme et l’idée même de littérature en exprimant, dans une voix jamais entendue jusqu’alors, ce que Bardèche a nommé dans une excellente formule, « l’interdit, l’innommable, le secret tragique de la bête humaine » et ce, « avec des mots proscrits ».
Bruno DE CESSOLE
Valeurs Actuelles, 30/06/2011.
Le 1er juillet 1961, dans son pavillon du 25 ter, chemin des Gardes à Meudon, Louis-Ferdinand Destouches alias Céline achevait son voyage terrestre, dix ans après son retour du Danemark en France et l’amnistie dont il avait bénéficié. Il venait juste de mettre le point final à son dernier livre, Rigodon, dernier volet de la Trilogie allemande. Un an plus tard se réalisait ce qu’il aurait tant voulu voir de son vivant : la parution du Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit dans ce panthéon littéraire qu’est la collection de la Pléiade. Témoignage de reconnaissance de ce qu’il avait apporté à la littérature française.
Avec ce mélange d’orgueil prophétique et de bouffonnerie qui était sa marque, Céline avait proclamé, dès 1932, à la remise du manuscrit du Voyage au bout de la nuit, la nouveauté révolutionnaire de son oeuvre : « Une symphonie littéraire émotive. […] Du pain pour un siècle entier de littérature […] et le Goncourt dans un fauteuil pour l’heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine. »
En 1955, dans son désopilant Entretiens avec le Professeur Y, où il livre les secrets de fabrication de son oeuvre, il réaffirmait l’importance de la révolution dont il avait été le fourrier : « Je suis qu’un petit inventeur, et que d’un tout petit truc ! […] je connais mon infime importance ! […] L’émotion dans le langage écrit !… Le langage écrit était à sec, c’est moi qu’ai redonné l’émotion au langage écrit ! […] C’est pas qu’un petit turbin je vous jure ! […] C’est infime, mais c’est quelque chose ! »
Depuis la disparition de l’écrivain, sa stature et son audience n’ont cessé de croître, à telle enseigne que Céline est l’auteur français auquel le plus grand nombre de travaux ont été consacrés, tant chez nous qu’à l’étranger, tandis que ses romans figurent parmi les plus vendus aussi bien dans la Pléiade qu’en collection de poche. À titre anecdotique, Voyage est le livre de poche le plus volé dans les librairies… Si l’écrivain est reconnu comme l’un des deux plus grands, avec Proust, de la littérature française du XXe siècle, l’homme suscite toujours “haines et passions”, selon le titre du livre de Philippe Alméras, l’un de ses biographes et exégètes. À preuve, son éviction des “commémorations nationales”, de la part du ministre de la Culture cédant à l’intimidation de Serge Klarsfeld, capitulation honteuse qui témoigne à la fois de l’imbécillité congénitale ou de l’inculture crasse de l’administration et de la lâcheté proverbiale de la classe politique. L’anecdote montre, si besoin était, que l’imprécateur le plus forcené de la littérature française ne sera jamais l’objet d’un consensus fade, et que ce mort encombrant, cinquante ans après sa disparition, est plus vivant que bien des momies contemporaines.
Pérenne sujet de scandales et d’empoignades, l’auteur de Mort à crédit et de Bagatelles pour un massacre demeure un ferment de divisions et suscite toujours une sorte de sidération. L’attestent les nombreux livres qui viennent de paraître à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition : Céline, la biographie nuancée d’Henri Godard, le maître d’oeuvre de l’édition des oeuvres littéraires dans la Pléiade, celle, plus politique de Philippe Alméras, Céline entre haines et passions, les deux livres de David Alliot, D’un Céline l’autre et Céline, idées reçues sur un auteur sulfureux, le recueil d’entretiens composé par Joseph Vebret, Céline l’infréquentable, avec les meilleurs céliniens actuels, de François Gibault à Émile Brami, en passant par Frédéric Vitoux, Éric Mazet, Marc Laudelout et Philippe Sollers. Question centrale : comment concilier le génie littéraire et la morale ? Comment peut-on, à la fois, être l’auteur d’une oeuvre puissamment originale, humainement bouleversante, et la bouche d’ombre sacrilège qui proféra invectives et élu cubrations racistes et antisémites ?
Longtemps, une thèse a prévalu, celle des “deux Céline”, le Céline d’avant et celui d’après Bagatelles pour un massacre, comme si une soudaine conversion avait, en 1937, métamorphosé l’écrivain sensible à la détresse des humbles en un antisémite enragé et paranoïaque, dénonçant la “persécution” infligée aux goyim par les futurs persécutés. Cette thèse, postulant la folie ou l’irresponsabilité d’un homme en proie à l’ébriété verbale (sans même évoquer l’accusation – gratuite – de vénalité lancée par Sartre), avait l’avantage de concilier occultation et morale sociale. Elle permettait aussi d’exonérer les admirateurs du “premier” Céline – à commencer par Sartre lui-même qui avait inscrit en exergue de La Nausée une citation célinienne tirée de l’Église – du soupçon de complicité ou d’aveuglement.
Souvent, littérature et morale s’accordent mal
Philippe Alméras, dont Pierre-Guillaume de Roux réédite le livre magistral, Céline entre haines et passions, le dévoile, textes à l’appui : d’une part, Céline n’a pas attendu 1937 pour verser dans le racisme ; d’autre part, on ne saurait voir dans son “délire” une sorte d’accès de folie lié à des raisons contingentes. Au vrai, l’imprécateur solitaire s’était imprégné, très tôt, de la vulgate antisémite de la Belle Époque, des textes des Toussenel, Chirac « et autres socialisants qui dénoncent la puissance de l’or juif », avant que Drumont ne fasse basculer l’antisémitisme de la gauche vers la droite. Nulle originalité donc – hormis celle du style et de la mise en scène – dans Bagatelles et les Beaux Draps, mais l’écho amplifié d’un antisémitisme largement partagé, à gauche comme à droite, que Céline laïcise dans le fond et la forme.
Tel est le réel occulté qu’Alméras met au jour, révélant du même coup ce paradoxe de « voir l’oeuvre célinienne défendue contre de prétendus sympathisants par des adversaires déclarés de tout ce à quoi il a cru, incarnant tout ce qu’il a détesté ». Dans sa postface, prenant en compte les découvertes les plus récentes, notamment l’édition en Pléiade de la correspondance, l’auteur réaffirme sa position : « les convictions de celui qui dira n’avoir pas d’opinions et aucune idée sont en fait aussi précises que précoces » et Céline ne les a jamais reniées, pas plus que Lucien Rebatet les siennes. À rebours du vieil idéalisme grec du kalos kagathos, où le beau se confond avec le bien, il faut admettre qu’un grand créateur peut aussi être un “monstre” et que la littérature et la morale peuvent faire chambre à part. Sur ce point, la majorité des céliniens interrogés par Joseph Vebret en sont d’accord : il est absurde de vouloir séparer le Céline romancier et le Céline pamphlétaire, l’auteur du Voyage et celui de Bagatelles, l’École des cadavres et les Beaux Draps, dont il faut souhaiter l’édition critique, interdite de par la volonté de Lucette Destouches, la veuve de l’écrivain, et non de par la loi, comme certains le croient.
Prétendre cataloguer, étiqueter, et donc neutraliser Céline participe d’un vain combat. À cet égard, le livre de David Alliot, recueil de tous les témoignages sur l’écrivain, dont beaucoup étaient inédits, en fait foi, qui dévoile combien l’homme était grevé de contradictions, de même l’oeuvre, immense bric-à-brac de visions hétéroclites et terrifiantes, contient tout et le contraire de tout. On n’a pas voulu voir que ce réfractaire inclassable, ce poète enragé, rebelle à toute annexion était d’abord un écrivain, mi-Diogène mi-roi Lear, visionnaire halluciné qui bouleversa, à l’égal de Joyce, la forme et l’idée même de littérature en exprimant, dans une voix jamais entendue jusqu’alors, ce que Bardèche a nommé dans une excellente formule, « l’interdit, l’innommable, le secret tragique de la bête humaine » et ce, « avec des mots proscrits ».
Bruno DE CESSOLE
Valeurs Actuelles, 30/06/2011.
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