Le journal belge L'Avenir du 23 juin 2011 consacre une double page à Céline (à télécharger ici et là), composée principalement d'une interview d'Henri Godard par Michel Paquot :
En janvier dernier, à la demande de Serge Klarsfeld, président de l'association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France, le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, a retiré Louis-Ferdinand Céline du catalogue des Célébrations nationales. La France ne commémorera donc pas le cinquantenaire de la mort de l'écrivain. Ce reniement prouve que l'auteur à la fois de chefs d'œuvre et de pamphlets antisémites (dont la réédition est toujours interdite) continue de semer le trouble. D'un point de vue éditorial, il est pourtant, avec Proust, l'écrivain français du XXe siècle le plus porteur comme le confirment les nombreux livres et hors-séries parus ces dernières semaines. Henri Godard, éditeur de son oeuvre en Pléiade et auteur du texte exclu des Célébrations nationales, tente de cerner, dans une passionnante biographie, la complexité du médecin des pauvres Louis-Ferdinand Destouches, qui signait ses livres du prénom de sa grand-mère maternelle.
Que vous inspire cette profusion éditoriale ?
L'étonnement. Quel chemin parcouru quand on sait qu'en juillet 1951, les proches de Céline ont tu sa mort pendant quelques jours par crainte de manifestations. Même si l'état d'esprit n'a guère changé, comme on l'a vu avec son retrait de la plaquette pourtant élaborée par le Haut Comité pour les Célébrations nationales composé d'experts. Je ne m'attendais pas à une telle levée de boucliers. Ce qui, de mon point de vue, me
semble positif, c'est le nombre de réactions protestant contre ce retrait.
En 1994, dans votre essai "Céline Scandale" (Folio), vous parlez d'un "dialogue de sourds".
Il y a toujours des irréductibles pour lesquels la seule idée que l'on puisse dire que c'est un écrivain majeur, ça les met hors d'eux. Or l'affirmer ne justifie pas pour autant ses pamphlets. " Grand écrivain " ne veut pas forcément dire " grand homme ".
C'est l'échec de "Mort à crédit" qui a déclenché sa fureur ?
Ça a été décisif. Il y avait en lui des choses latentes qui auraient pu le rester, même si on ne sait pas ce qui se serait passé avec la guerre. Cette déception a orienté sa production dans une tout autre voie. Et c'est d'autant plus regrettable que, pour écrire ses pamphlets, il a interrompu la suite de Mort à Crédit...
À quoi correspond chez lui cette hystérie verbale ?
Si, dans Voyage au bout de la nuit, il y a déjà des aspects de polémique, avec ses pamphlets, il découvre quelque chose qui était en lui et qui trouve à se déchaîner. À partir de ce moment-là, l'invective restera une constante de son style. Il y a, chez lui, un besoin de se mettre en danger. Le titre même de Bagatelles pour un massacre a été victime d'un terrible malentendu. On a pris "massacre" comme étant celui de juifs alors que c'était celui des Français poussés, d'après lui, par le lobby juif à faire la guerre contre Hitler. Les bagatelles sont des arguments de ballets qu'il joint à ces pages de fureur.
Céline se définit d'abord comme raciste ?
Sa vision est celle d'une guerre des races pour la domination du monde et, dans ce cadre, les adversaires de la race blanche les plus dangereux, ce sont les Juifs. Dans les années 1950, il en viendra à dire que les vrais adversaires sont les Chinois.
Comment se comporte-t-il pendant la guerre ?
Étant donné ce qu'il avait écrit avant-guerre et sa connivence avec le racisme hitlérien, on aurait pu croire qu'il s'investisse davantage. Or il est plutôt en retrait. Il n'appartient pas à la collaboration officielle même s'il en est proche en esprit. Il fréquente essentiellement ceux qui étaient avant-guerre ses admirateurs littéraires. Ce ne sont pas uniquement des relations idéologiques. Et toute une franche d'officiels allemands se méfie de lui. Ils pensent que, s'il a de " bonnes idées ", il les exprime d'une manière qui nuit à la cause. Et quand, après-guerre, il se défendra en arguant n'avoir pas écrit d'articles, c'est à la fois vrai et faux puisqu'il a écrit des lettres qui ont été publiées.
Comment le racisme fonctionne-t-il avec la compassion, lui qui soigne gratuitement des pauvres, se soucie de la sous-alimentation des enfants, etc.
On bute là sur l'inexplicable. Je crois qu'il y avait chez lui une sincère disposition à la compassion qui se marque dans sa médecine. Et tout d'un coup, quand il s'agit d'une certaine partie de la population, c'est la tâche aveugle.
Propos recueillis par Michel Paquot
Henri Godard, Céline, Gallimard, 593 p., 25,50 €.
En janvier dernier, à la demande de Serge Klarsfeld, président de l'association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France, le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand, a retiré Louis-Ferdinand Céline du catalogue des Célébrations nationales. La France ne commémorera donc pas le cinquantenaire de la mort de l'écrivain. Ce reniement prouve que l'auteur à la fois de chefs d'œuvre et de pamphlets antisémites (dont la réédition est toujours interdite) continue de semer le trouble. D'un point de vue éditorial, il est pourtant, avec Proust, l'écrivain français du XXe siècle le plus porteur comme le confirment les nombreux livres et hors-séries parus ces dernières semaines. Henri Godard, éditeur de son oeuvre en Pléiade et auteur du texte exclu des Célébrations nationales, tente de cerner, dans une passionnante biographie, la complexité du médecin des pauvres Louis-Ferdinand Destouches, qui signait ses livres du prénom de sa grand-mère maternelle.
Que vous inspire cette profusion éditoriale ?
L'étonnement. Quel chemin parcouru quand on sait qu'en juillet 1951, les proches de Céline ont tu sa mort pendant quelques jours par crainte de manifestations. Même si l'état d'esprit n'a guère changé, comme on l'a vu avec son retrait de la plaquette pourtant élaborée par le Haut Comité pour les Célébrations nationales composé d'experts. Je ne m'attendais pas à une telle levée de boucliers. Ce qui, de mon point de vue, me
semble positif, c'est le nombre de réactions protestant contre ce retrait.
En 1994, dans votre essai "Céline Scandale" (Folio), vous parlez d'un "dialogue de sourds".
Il y a toujours des irréductibles pour lesquels la seule idée que l'on puisse dire que c'est un écrivain majeur, ça les met hors d'eux. Or l'affirmer ne justifie pas pour autant ses pamphlets. " Grand écrivain " ne veut pas forcément dire " grand homme ".
C'est l'échec de "Mort à crédit" qui a déclenché sa fureur ?
Ça a été décisif. Il y avait en lui des choses latentes qui auraient pu le rester, même si on ne sait pas ce qui se serait passé avec la guerre. Cette déception a orienté sa production dans une tout autre voie. Et c'est d'autant plus regrettable que, pour écrire ses pamphlets, il a interrompu la suite de Mort à Crédit...
À quoi correspond chez lui cette hystérie verbale ?
Si, dans Voyage au bout de la nuit, il y a déjà des aspects de polémique, avec ses pamphlets, il découvre quelque chose qui était en lui et qui trouve à se déchaîner. À partir de ce moment-là, l'invective restera une constante de son style. Il y a, chez lui, un besoin de se mettre en danger. Le titre même de Bagatelles pour un massacre a été victime d'un terrible malentendu. On a pris "massacre" comme étant celui de juifs alors que c'était celui des Français poussés, d'après lui, par le lobby juif à faire la guerre contre Hitler. Les bagatelles sont des arguments de ballets qu'il joint à ces pages de fureur.
Céline se définit d'abord comme raciste ?
Sa vision est celle d'une guerre des races pour la domination du monde et, dans ce cadre, les adversaires de la race blanche les plus dangereux, ce sont les Juifs. Dans les années 1950, il en viendra à dire que les vrais adversaires sont les Chinois.
Comment se comporte-t-il pendant la guerre ?
Étant donné ce qu'il avait écrit avant-guerre et sa connivence avec le racisme hitlérien, on aurait pu croire qu'il s'investisse davantage. Or il est plutôt en retrait. Il n'appartient pas à la collaboration officielle même s'il en est proche en esprit. Il fréquente essentiellement ceux qui étaient avant-guerre ses admirateurs littéraires. Ce ne sont pas uniquement des relations idéologiques. Et toute une franche d'officiels allemands se méfie de lui. Ils pensent que, s'il a de " bonnes idées ", il les exprime d'une manière qui nuit à la cause. Et quand, après-guerre, il se défendra en arguant n'avoir pas écrit d'articles, c'est à la fois vrai et faux puisqu'il a écrit des lettres qui ont été publiées.
Comment le racisme fonctionne-t-il avec la compassion, lui qui soigne gratuitement des pauvres, se soucie de la sous-alimentation des enfants, etc.
On bute là sur l'inexplicable. Je crois qu'il y avait chez lui une sincère disposition à la compassion qui se marque dans sa médecine. Et tout d'un coup, quand il s'agit d'une certaine partie de la population, c'est la tâche aveugle.
Propos recueillis par Michel Paquot
Henri Godard, Céline, Gallimard, 593 p., 25,50 €.
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