Pages

jeudi 16 juin 2011

La gravité du cas Céline par Patrick Kéchichian - Les Inrocks - 16 juin 2011

Cinquante ans après la mort de Louis-Ferdinand Céline, la polémique autour de sa vie et de son oeuvre fait toujours rage. Le critique littéraire Patrick Kéchichian prend à son tour la plume pour rebondir sur un article paru dans Le Monde des livres.

La double page que Le Monde des livres du 3 juin consacre à Céline, sous le titre général "Céline, ou l'art d'aggraver son cas", appelle quelques commentaires. D'une part, la tradition du Monde, autant qu'il m'en souvienne, est, sur des sujets sensibles, de laisser place à plusieurs avis. Cela a l'avantage de rendre justice à la complexité d'une question, d'un débat. Or, ici, il n'y a qu'une seule voix qui s'exprime, avec un enthousiasme, une conviction rafraîchissante et sans l'ombre d'un doute.

Rendant compte de l'irréprochable biographie qu'Henri Godard vient de consacrer à l'écrivain, probablement emportée par son admiration fébrile, Cécile Guilbert, signataire de cet ensemble, s'autorise quelques attaques et moqueries contre ceux - nombreux me semble-t-il - qui ont émis et continuent d'émettre quelques doutes ou questions sur la place de Céline dans l'histoire, y compris littéraire, sur l'opportunité ou non de célébrer, d'une manière républicaine (comme cela avait été initialement prévu) son nom et son oeuvre.

Contre ceux enfin qui ont l'indélicatesse de rappeler obstinément l'ignominie absolue de l'écrivain, non seulement dans ses pamphlets antisémites d'avant-guerre, mais aussi dans ses lettres et déclarations dans les années d'après-guerre, dans ses "jérémiades victimaires", écrit pudiquement, avec compassion, l'auteur de l'article. Années durant lesquelles, poursuivi en justice, il estima que le vrai persécuté c'était lui, et non pas les Juifs qui périrent par millions, victimes de l'antisémitisme dont il fut le très zélé propagateur.

Je reprends quelques termes et arguments contenus dans l'article de Cécile Guilbert : "Censure" d'abord, celle dont aurait été victime Céline au moment où, dans un sursaut de dignité, le ministre de la Culture décidait - oui, certes, il aurait pu s'en aviser plus tôt - qu'il n'était pas opportun, pour la République, de célébrer un tel homme, une telle oeuvre. Je rappelle que, à l'exception des pamphlets dont les ayants droit interdisent la réédition, tout Céline, y compris sa correspondance, est publié (et fort bien, dans la Pléiade, par les soins d'Henri Godard). Alors, où donc est la "censure" ?

Dans le fait d'émettre des réserves sur le supposé génie de Céline, de questionner les rapports de la morale élémentaire et de la littérature, de se souvenir de l'insulte, littéraire et bien stylé, faite aux Juifs morts, assassinés ? C'est cela la "censure" ? Passons plus rapidement sur les expressions pittoresques désignant ceux qui ont l'audace d'avancer quelques réserves sur Céline et ses thuriféraires : "surcroît de bla-bla", "énième branlette à côté de la plaque", "pipi de chat". L'inoffensive vulgarité de ces mots et le mépris ricanant qu'ils contiennent jugent mieux leur auteur que je ne saurais le faire.

Mais arrêtons-nous un instant sur une autre expression, devenue courante dans certaines bouches. Une expression censée dire le fin mot de l'incompétence et de la sottise grégaire, et par contraste l'infinie séduction des esprits libres, affranchis, vrais amateurs de littérature : "clergé intellectuel" ; et pour enfoncer le clou, l'auteur de l'article ajoute : "jacassant à longueur de tribune". Je suppose qu'écrivant ces lignes, je rejoins automatiquement la masse indistincte des imbéciles bavards. Mais c'est mon honneur, justement, d'appartenir à cette masse.

Mais parler de "clergé", n'est-ce pas évoquer une religion ? Et qui, "à longueur de tribune", s'exalte et s'abîme en dévotion ? Qui célèbre dans l'Eglise invisible de la littérature le culte des saints écrivains, exonérés de toute obligation morale, de toute éthique commune, échappant, comme par enchantement, au jugement commun, élevés dans un ciel de pacotille bien au-dessus du commun des mortels ? Qui décrète indiscutable le "génie" de Céline ? Dès lors, où est-il le "clergé" ?

Patrick KECHICHIAN
Les Inrocks.com, 16/06/2011

1 commentaire:

  1. "Ké si chiant", comme tous les donneurs de leçon (et pourtant dieu _irréparable_ sait combien l'antisémitisme me fait gerber!)

    RépondreSupprimer