« Mettre en lumière ses contradictions, c'est montrer l'ambivalence fondamentale tapie au fond de nous »
Jamais peut-être une commémoration aura provoqué un pareil tapage. Du fond de sa tombe, Céline doit s'amuser de ce grand remuement de réactions et de rédactions. La célébration du cinquantenaire de sa mort attise les polémiques et les curiosités, comme en atteste l'abondante publication d'essais critiques, de biographies, récits-témoignages, romans ou encore recueils de lettres (lire ci-contre).
Longtemps claquemuré dans un silence haineux, le diable sort aujourd'hui de son linceul. L'aurore, après le bout de la nuit ? Rien n'est moins sûr. Le temps use difficilement les résistances. Cet écrivain inestimable et génial renouvelle, toujours avec plus d'acuité, le vieux débat entre morale et littérature. Mais, plus grave encore, il nous tend un miroir devant lequel on voudrait le plus rapidement passer. Questionner Céline, c'est questionner la part effarante et maudite de l'homme. Mettre en lumière ses contradictions, c'est aussi montrer l'ambivalence fondamentale tapie au fond de nous. Peut-être faudrait-il lui savoir gré de nous interdire la tranquillité et de nous mener bien au-delà des barrières de sécurité.
On croyait tout savoir sur l'auteur du « Voyage au bout de la nuit ». On avait tort. La biographie d'Henri Godard, sobrement intitulée « Céline », révèle des aspects insoupçonnés de la personnalité tortueuse de l'écrivain, par de continus va-et-vient entre les cataclysmes d'une vie et l'œuvre. Un ravissement d'intelligence et d'érudition.
Paradoxes
Le grand spécialiste, auteur de plusieurs essais consacrés à l'écrivain et responsable de l'édition des cinq volumes dans La Pléiade, a fouillé dans tous les recoins, réinterrogé les écrits à l'aune des dernières découvertes, affûté ses jugements pour les mettre au diapason de son auscultation de la langue célinienne. C'est passionnant et bouleversant, de bout en bout.
L'universitaire rectifie maints détails, apporte de précieux éclaircissements, dissipe des zones d'ombre. Écrire sur Céline, pour Henri Godard, c'est convoquer tous les Céline : l'adolescent respectueux et reconnaissant, le jeune commis des boutiques, le cuirassier Destouches, le délicat de l'ancienne France, l'obsédé d'hygiène et le médecin compatissant, le pamphlétaire éructant, le pacifiste d'avant 40, l'étrange collabo, l'obsédé du « terme » et l'amateur de partouzes, le forçat de l'écriture et le « cavalier de l'apocalypse ».
Que découvre-t-on qu'on ne savait déjà ? Des paradoxes et encore des paradoxes. Celui qui dénonçait l'impulsion carnassière des hommes à la guerre et qui prônait la désertion voulait reprendre du service durant la Seconde Guerre mondiale. Celui qui moquait l'asservissement amoureux était un sentimental vulnérable, notamment après le départ de sa danseuse américaine, Elizabeth Craig, dédicataire du « Voyage ». Celui qui s'émouvait de la pureté des enfants fut un père absent. Celui qui dénonçait les simagrées et l'académisme de ses contemporains n'hésitait pas à s'affubler de masques et aimait les plus classiques de nos prosateurs. Celui encore qui se disait victime d'un hallali aurait pour un peu réclamé son lynchage !
On comprend alors que l'existence des auteurs se révèle parfois plus ambiguë et impétueuse que leurs livres. L'objet de la critique est précisément de discerner ce qui résulte, jusque dans les diversités, d'un même « fond sensible » et de descendre - aussi profondément que possible - dans l'expérience d'un grand écrivain, de situer son œuvre « in son statu nascendi » et d'expliquer comment elle avait reflété ce siècle d'hécatombes patriotiques. Voilà ce à quoi s'est patiemment appliqué Henri Godard.
Le pari de l'intelligence
Sans doute le portrait le plus complet et le plus nuancé aussi. Entre les attaques en règle et le dithyrambe, il est un lieu que la nuance peut et doit investir. En dépit d'une intervention politique douteuse, l'intérêt grandissant pour l'écrivain et ses écrits témoigne de la nécessité d'une réévaluation et d'une exigence de se défaire de cloisonnements stérilisants. Le temps va jouer en faveur de Céline. C'est le pari de l'intelligence contre l'aveuglement haineux. Le triomphe de la réflexion contre le principe de précaution. Cette revanche magistrale, Céline la devra tant à sa qualité d'homme libre qu'à la force interne de son œuvre. Celle-ci se déploiera en des individus multiples, dont la façon de voir, de commenter, de chercher la cohérence de l'auteur, à travers ses livres, sa vie et le jeu qu'il en a formé, sera forcément différente.
Céline savait qu'il était trop contemporain pour ses contemporains. Il est grand temps de lui donner tort.
Isabelle BUSSINET
Sud-Ouest, 5/6/2011
Jamais peut-être une commémoration aura provoqué un pareil tapage. Du fond de sa tombe, Céline doit s'amuser de ce grand remuement de réactions et de rédactions. La célébration du cinquantenaire de sa mort attise les polémiques et les curiosités, comme en atteste l'abondante publication d'essais critiques, de biographies, récits-témoignages, romans ou encore recueils de lettres (lire ci-contre).
Longtemps claquemuré dans un silence haineux, le diable sort aujourd'hui de son linceul. L'aurore, après le bout de la nuit ? Rien n'est moins sûr. Le temps use difficilement les résistances. Cet écrivain inestimable et génial renouvelle, toujours avec plus d'acuité, le vieux débat entre morale et littérature. Mais, plus grave encore, il nous tend un miroir devant lequel on voudrait le plus rapidement passer. Questionner Céline, c'est questionner la part effarante et maudite de l'homme. Mettre en lumière ses contradictions, c'est aussi montrer l'ambivalence fondamentale tapie au fond de nous. Peut-être faudrait-il lui savoir gré de nous interdire la tranquillité et de nous mener bien au-delà des barrières de sécurité.
On croyait tout savoir sur l'auteur du « Voyage au bout de la nuit ». On avait tort. La biographie d'Henri Godard, sobrement intitulée « Céline », révèle des aspects insoupçonnés de la personnalité tortueuse de l'écrivain, par de continus va-et-vient entre les cataclysmes d'une vie et l'œuvre. Un ravissement d'intelligence et d'érudition.
Paradoxes
Le grand spécialiste, auteur de plusieurs essais consacrés à l'écrivain et responsable de l'édition des cinq volumes dans La Pléiade, a fouillé dans tous les recoins, réinterrogé les écrits à l'aune des dernières découvertes, affûté ses jugements pour les mettre au diapason de son auscultation de la langue célinienne. C'est passionnant et bouleversant, de bout en bout.
L'universitaire rectifie maints détails, apporte de précieux éclaircissements, dissipe des zones d'ombre. Écrire sur Céline, pour Henri Godard, c'est convoquer tous les Céline : l'adolescent respectueux et reconnaissant, le jeune commis des boutiques, le cuirassier Destouches, le délicat de l'ancienne France, l'obsédé d'hygiène et le médecin compatissant, le pamphlétaire éructant, le pacifiste d'avant 40, l'étrange collabo, l'obsédé du « terme » et l'amateur de partouzes, le forçat de l'écriture et le « cavalier de l'apocalypse ».
Que découvre-t-on qu'on ne savait déjà ? Des paradoxes et encore des paradoxes. Celui qui dénonçait l'impulsion carnassière des hommes à la guerre et qui prônait la désertion voulait reprendre du service durant la Seconde Guerre mondiale. Celui qui moquait l'asservissement amoureux était un sentimental vulnérable, notamment après le départ de sa danseuse américaine, Elizabeth Craig, dédicataire du « Voyage ». Celui qui s'émouvait de la pureté des enfants fut un père absent. Celui qui dénonçait les simagrées et l'académisme de ses contemporains n'hésitait pas à s'affubler de masques et aimait les plus classiques de nos prosateurs. Celui encore qui se disait victime d'un hallali aurait pour un peu réclamé son lynchage !
On comprend alors que l'existence des auteurs se révèle parfois plus ambiguë et impétueuse que leurs livres. L'objet de la critique est précisément de discerner ce qui résulte, jusque dans les diversités, d'un même « fond sensible » et de descendre - aussi profondément que possible - dans l'expérience d'un grand écrivain, de situer son œuvre « in son statu nascendi » et d'expliquer comment elle avait reflété ce siècle d'hécatombes patriotiques. Voilà ce à quoi s'est patiemment appliqué Henri Godard.
Le pari de l'intelligence
Sans doute le portrait le plus complet et le plus nuancé aussi. Entre les attaques en règle et le dithyrambe, il est un lieu que la nuance peut et doit investir. En dépit d'une intervention politique douteuse, l'intérêt grandissant pour l'écrivain et ses écrits témoigne de la nécessité d'une réévaluation et d'une exigence de se défaire de cloisonnements stérilisants. Le temps va jouer en faveur de Céline. C'est le pari de l'intelligence contre l'aveuglement haineux. Le triomphe de la réflexion contre le principe de précaution. Cette revanche magistrale, Céline la devra tant à sa qualité d'homme libre qu'à la force interne de son œuvre. Celle-ci se déploiera en des individus multiples, dont la façon de voir, de commenter, de chercher la cohérence de l'auteur, à travers ses livres, sa vie et le jeu qu'il en a formé, sera forcément différente.
Céline savait qu'il était trop contemporain pour ses contemporains. Il est grand temps de lui donner tort.
Isabelle BUSSINET
Sud-Ouest, 5/6/2011
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