Par un connaisseur, biographe de l'écrivain, un récit crypté de ses investigations risquées.
A son entrée en littérature, Céline est l'homme de tout le monde. À demi accepté par Gallimard et publié d'enthousiasme par le jeune Denoël, Voyage au bout de la nuit fait la quasi-unanimité au jury Goncourt. Léon Daudet, Lucien Descaves et Jean Ajalbert se rejoignent pour inciter leurs confrères à couronner ce livre de débutant et, lorsque le 7 décembre 1932 le retournement de quelques-uns fait attribuer le prix à Mazeline, le scandale vaut Goncourt et Céline est l'homme de l'année littéraire. Les critiques négatives sont rares. Aux prudes remarques d'Henry de Régnier et d'André Rousseaux répond dans Le Figaro du 13 décembre un magnifique hommage de Georges Bernanos. À L'Action française, Léon Daudet a préparé les abonnés à l'attribution du prix et, la bataille perdue, il continue à défendre le roman. Lucien Descaves a quitté le restaurant Drouant en fanfare. Être soutenu conjointement par un fervent de la Commune et par l'adjoint de Charles Maurras à L'Action française est au moins singulier.
L' auteur suscite une curiosité générale. Ceux qui s'attendaient à un double de Bardamu rencontrent un gars solide et soigné, vêtu de façon sportive et parlant la langue de tout le monde. Seul l'abbé Mugnier relève un langage « qui ne ménage pas mes oreilles de prêtre ». Bernanos est déçu. Il a l'impression de rencontrer l'équilibriste descendu de son fil lui disant qu'il fera mieux la prochaine fois ! Bernanos pense que s'ils avaient parlé ailleurs, en plein air, sur la cendrée, il en aurait tiré autre chose. Voit-on Bernanos et Céline trottant côte à côte?
Léon Daudet se garde pour sa part de confondre l'auteur et le livre. Il insiste sur la distance qui sépare les personnages de leur créateur. Un journaliste du Je suis partout de Gaxotte veut surprendre le Dr Bardamu dans son dispensaire de Clichy; il s'entend prescrire de façon toute professionnelle un régime et l'abstention d'alcool. Si les représentants des quotidiens avalent la biographie qu'invente pour eux l'auteur de Voyage, c'est parce qu'ils sont pressés et qu'elle colle au sujet: fils d'ouvrière en dentelle, père cheminot, au travail à douze ans, les marchés et l'angoisse du lendemain, faillites, faillites. Il s'agit pour celui qui débite cette fable de creuser l'écart avec le gagnant du prix Goncourt, le riche Mazeline. Le genre populaire a ses exigences.
À part ça, Céline se prête aux contacts. S'il ne contredit personne, il n'adhère à rien, et les confidences cyniques sur Freud nécessité de donner au lecteur ce qu'il veut sont pour les copains, comme Joseph Garcin. Le seul confrère avec lequel il se lie un peu est l'inoffensif Dabit, le seul qui fasse l'objet d'une rebuffade est Francois Mauriac. Quand il donne sa signature à Henri Barbusse, l'auteur du Feu, pour la défense des accusés de l'incendie du Reichstag, c'est dans des termes très mesurés. Il s'agit d'un geste isolé.
Avec le confrère Élie Faure qui a écrit Les Trois Gouttes de sang et une Histoire de l'art dans laquelle le facteur ethnique joue son rôle, il pourrait avoir un véritable échange s'il ne le rencontrait en plein virage militant. Le Dr Faure veut l'enrôler dans l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) de Willy Muezenberg et la croisade antifasciste. À la méprise s'ajoute un quiproquo sur le prénom biblique de Faure, que Céline croit juif: « Vous appartenez à un autre monde », lui écrit-il, posant ainsi entre eux une différence de nature grosse pour lui de sens dès 1933.
À Médan, où, par reconnaissance envers Descaves, il est supposé rendre hommage à Zola, la petite foule des fidèles regarde un gaillard malicieux parler de tout sauf de Zola.
Mais l'époque est encore tolérante et elle autorise un certain ballant idéologique. Les valeurs, dites républicaines, et les droits de l'homme ne sont pas encore les pierres de touche de la qualité littéraire et morale, on admet le décalage en matière d'opinions comme en matière de vie privée (voir Gide ou Montherlant). Quand Céline consent à donner à Denoël, qui veut profiter du succès, la « vieille pièce » (L'Église), écrite avant le roman, elle passe largement inaperçue.
À l'époque, Aragon se contente d'allusions taquines. Lui qui aide Elsa Triolet à traduire le roman de Céline en russe, cherche à attirer Céline vers le paradis soviétique malgré ses « petites idées sur les Juifs ». Ce qu'il obtient est de se faire traiter de « supercon» dans les lettres à Élie Faure. Seul Jean Prévost, sérieux normalien, donne sa signification au portrait outré de Yudenzweck, houppelande de rabbin polonais, grosses lunettes et confidences au complice Mosaïc sur la façon de manipuler les nations. Sartre, pas rebuté du tout, emprunte à Yudenzweck une réplique pour en faire l'épigraphe de La Nausée.
Mea culpa (1936) marque la fin de l'équivoque communiste, et les grossièretés de Mort à crédit (1936) la fin de l'idylle que le Dr Destouches entretient depuis cinq ans avec les contemporains. Plus authentique sinon plus fidèle aux faits que le premier livre - que l'auteur finit par trouver « cabotin» -, le second livre, destiné à exorciser les aliénations de l'enfance, choque par sa crudité. Malgré les coupures demandées par l'éditeur, Mort à crédit produit un effet de répulsion. Les défenseurs de Voyage au bout de la nuit, Daudet et Descaves, se récusent.
Céline n'a certes pas perdu son public - au témoignage de Gide, le livre est dans toutes les librairies, et les relevés d'éditeur montrent qu'il s'est très correctement vendu -, et la critique n'est pas aussi mauvaise que le dit l'auteur, mais elle n'est pas unanimement bonne, et Céline, conscient de ce qu'il a produit et de ce qu'il vaut, décide de s'expliquer une nouvelle fois. Mea culpa ayant plu, il sait qu'un ouvrage du même style a toutes les chances de réussir et il rédige d'un trait le manifeste du vrai raffinement qu'il porte en lui depuis dix ans au moins.
Dans le contexte de l'époque (1937), cette charge n'apparaît pas comme la rupture qu'on décrira ensuite, et Bagatelles pour un massacre ne provoque pas la surprise qu'on imagine rétroactivement. La cascade verbale impressionne, on rit beaucoup et Gide juge qu'il s'agit d'une sotie : l'auteur « se rigole ». Il perd une partie de son public (singulièrement aux Etats-Unis), mais il élargit son lectorat. Il faut encore beaucoup de temps avant que Simone de Beauvoir se dise alertée par un certain mépris pour les petites gens de Mort à crédit.
C'est la « lecture après », celle qui suit les trois pamphlets vouant les Juifs à l'ostracisme, une guerre et une occupation, qui a transformé les indifférents et les pacifistes plus ou moins anars en patriotes antiracistes.
Pendant quatre ans (1940-1944), celui qui a prédit la défaite et nommé les responsables est l'objet de toutes les admirations. Chacune de ses interventions suscite l'intérêt et réjouit lecteurs et auditeurs. Quel génie comique, répète-t-on ! Si les occupants ne l'utilisent pas, c'est parce que le rire n'est pas national-socialiste et que la blague montmartroise fait tache sur le néoclassicisme guindé du IIIè Reich. Céline peut avoir la bonne doctrine, se démener et se compromettre avec les organes de la collaboration parisienne, il peut déjeuner avec Brinon, Laval et Déat, fréquenter les indépendantistes bretons et l'Institut allemand, il marque mal, ses outrances lui sauvent la mise. Certains refusent encore de croire qu'il a recommandé à Jünger un nettoyage à la baïonnette.
D'autant qu'il se modère visiblement après février 1943 (Stalingrad), même s'il rate le retour trop tardif à la littérature d'avant Bagatelles. En 1944, Guignol's Band arrive de façon incongrue, l'auteur disparaît sitôt après le débarquement de Normandie et la frousse du fier-à-bras frappe les renseignés. Quand les réponses aux accusations portées par la justice contre lui parviennent en France, cela tourne au mépris. Ces réponses sont, il est vrai, aussi dérisoires que les accusations. La justice de l'Épuration a peu de lecture.
Céline clame « Vive les juifs » et s'en prend aux aryens, spectateurs des gradins sans surprendre outre mesure. Celui qui a réalisé le tour de force de se faire prendre en charge par la résistance danoise et le chef de la police de Copenhague peut encore croire qu'il lui suffira de reparaître pour retrouver son immense public.
Il écrit beaucoup, Paraz sert de porte-voix, grâce à ses lettres son procès tourne au fou rire, et la justice militaire peut feindre de ne pas reconnaître Céline dans le réformé décoré Destouches et l'amnistie se fait à l'esbroufe. Après huit ans d'expiation dans le Nord, sa « vraie patrie » , il peut rentrer en France attendu par Jean Paulhan, le résistant de chez Gallimard. On réédite tous ses livres, mais il refuse de se montrer car il croit que ses livres se défendront seuls et il se trompe. Le charme est rompu et ses récriminations n'y changent rien. Humilié par les avances déficitaires, convaincu d'être saboté par les Juifs et les communistes qu'il voit pulluler rue Sébastien-Bottin, il finit par comprendre que ce que le public, rebuté par la virtuosité abstraite et les bruitages onomatopéiques du « bombardement Montmartre » et autres Soupirs pour une autre fois, réclame, c'est le vécu du réprouvé, par exemple le récit de son exode dans l'Allemagne aux abois. Quand Céline livre sa version rigolote de Sigmaringen (D'un château l'autre, 1957) par laquelle il se montre en touriste médecin parmi les condamnés à mort concentrés dans une principauté anachronique, quand il se fait « chroniqueur » et qu'il traite de son temps comme devant, le contact est rétabli. L'image du Maréchal guidant de la canne ses ministres sous le bombardement devient une vision d'histoire, comme Laval nommant l'auteur gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon. Nimier est un habile cornac et L'Express de Schreiber et Girond remet en scène, « au bout de la haine » , l'auteur maudit.
Il rédige le troisième volet de cette « trilogie allemande» , déjà prêt à aborder la chronique du Danemark, quand la mort le surprend. Depuis huit ans, il proposait un délabrement ostentatoire dans une grande baraque de la colline de Meudon. Grâce à l'école de danse, cela devient un endroit fréquenté dont la jeune droite est la garde rapprochée. Sitôt après sa mort, Dominique de Roux persuade la veuve de réunir une guirlande pluraliste d'hommages. Des deux Cahiers de l'Herne Céline (de 1963 et de 1965) date le travail de recherche universitaire qui s'épanouit aujourd'hui. Un Jean-Pierre Dauphin, associé à Henri Godard, consacre son temps et son argent à la recherche et au classement des documents.
La figure de Céline a évolué. Était-il bon, était-il méchant ? Victime d'un accès de fièvre chaude, d'un « délire verbal » (Jacques Deval) ? Son antisémitisme, réel ou métaphorique ? Collaborateur ou pas ? Tout se dit et s'écrit sur le sujet, d'autant qu'il a interdit la reprise des « pamphlets » , que les ayant droits retiennent ou retardent la production des documents, que les contemporains se protègent et que les publications sont encadrées par le jeu du copyright.
L'image suit les modes. Quand la thématique domine, quelqu'un disserte dans La NRF sur sa lâcheté fondatrice et féconde (« la Nausée de Céline» ). Puissance du mou et de la débâcle intime avant la stérilité fasciste heureusement Sartre prend le relais - . Vient plus tard « le pouvoir de l'horreur » . On voit l'auteur « de gauche » , sinon communiste, l'anarchiste, le pacifiste succomber au mal. Le bon Céline a écrit de bons livres, ceux du mauvais sont à « jeter à la poubelle» (Rabi dans L'Herne).
C'est l'époque où faire état d'une antériorité de ses idées est pris pour une réhabilitation (États-Unis) ou une agression (France). Toute tentative pour faire bouger les repères est prohibée. Citer les écrits racistes est répréhensible et ceux qui possèdent la collection des lettres aux journaux de l'Occupation s'interdisent de les publier à moins qu'ils n'en soient empêchés. Il faut quinze ans d'attente et une thèse d'État pour que sorte une étude sur ses idées.
À l'université de Californie, celui qui prétend décrire le passage du roman aux pamphlets se voit demander d'ajouter à sa thèse un chapitre d'« évaluation psychologique ». À cette condition, il lui sera permis d'évoquer le Céline des « petites idées », documents inédits à l'appui. Faute de cette attestation d'aberration mentale (« trou dans la tête », bruits de trains ad libitum) le travail reviendrait à faire « de la propagande pour ses idées » et surtout à montrer que la bonne littérature ne fleurit pas forcément sur le terreau du bien.
En France, on est plus proche des faits et, après la disparition de Nimier et de Jean Ducourneau, celui qui est chargé de Céline chez Gallimard modifie la présentation: aux Céline successifs, il substitue des simultanés. Le procédé diachronique est repris en synchronie. Formé à la même école et aux mêmes techniques que Jean-Pierre Richard, l'analyste de La Nausée de Céline, et lecteur tout aussi minutieux, il met en place une lecture efficace qui permet de passer d'un plan à l'autre : la condamnation sans appel est suivie, presto, d'un concert de louanges.
Cela permet de tout récupérer, même les lettres d'un recueil interdit par voie de justice, sauf celle du 15 juin 1942 adressée à Je suis partout à l'occasion de l'ordonnance allemande imposant l'étoile jaune en zone occupée, qui avait été refusée « pour cause de délire raciste » , disait Rebatet. Le hic est que Céline s'y projetait cinquante ans en avant, qu'elle touche au présent et qu'il est impossible de lui appliquer la recette magique qui transforme l'intention maligne en bien et le blasphème verbal en instrument révolutionnaire (dans les cas difficiles, dire que Céline oeuvre contre lui-même).
Les céliniens n'étant à l'origine qu'une poignée à Paris, ils ont dû se répartir les rôles dans une société demandée par l'éditeur, soucieux de prévenir les débordements amis. Le « président » finit par dépasser les bornes et on lui demande de passer le relais, il sera temps plus tard de l'oublier. C'est qu'il insiste pour soutenir une thèse californienne rapportée en France. Il y parvient: édition fautive, soutenance pénible, silence charitable et puis la surprise d'une réédition soignée. On commence à lire le dossier des idées.
Une biographie non patronnée fait ensuite l'effet d'une révélation car elle exploite la correspondance et les documents, de préférence aux souvenirs des témoins, et ne se soucie ni de morale civique ni d'indignation réflexe et ce travail a un impact bien supérieur à la thèse. Elle marque un pas dans la connaissance d'un Céline global, malgré le déni naturel des céliniens maintenant très nombreux que la parution d'un gros Dictionnaire Céline met hors de leurs gonds. L'ouvrage n'a été bloqué que six mois, ce qui traduit l'accélération des choses si on compare avec les quinze années de placard du travail pionnier (de la thèse). Une nouvelle génération prend connaissance du dossier et il sort un Contre Céline, dont l'auteur aura du mal à revenir aux exigences de la lecture binaire (c'est mal/c'est beau).
La biographie avait paru en 1994 à l'occasion du centenaire de la naissance de Céline, en 2011, au moment du cinquantenaire de sa mort l'anniversaire était inscrit parmi les « célébrations » officielles.
C'était compter sans un non-littéraire, président de l'Association des fils et petits-fils de déportés. Insensible aux charmes de l'escarpolette, il réclame la suppression des commémorations publiques et le ministre obtempère à la minute: le programme sera détruit.
Ce déplorable scandale donne au moins l'occasion de constater à quel point l'opinion a évolué en trente ans et plus, au moins celle des lettrés. Personne qui doute comme autrefois des opinions de Céline ou de leur antériorité, personne qui parle du fou et personne pourtant (à deux ou trois exceptions près) qui donne raison à celui qui se vante d'avoir fait plier le neveu après l'oncle.
Tous ceux qui ont lu Céline, peuvent imaginer celui-ci sur son petit nuage riant aux éclats : Ah le pouvoir ! Ah l'outrecuidance ! L'orgueil fou, l'hybris ! Quand le même censeur prétendait reconnaître la main de Philippe Pétain sur un brouillon du Statut des Juifs, c'était celle d'Alibert, le garde des Sceaux de 1940, mais personne n'avait osé reprendre le chartiste amateur. Personne ne lui reproche non plus d'empêcher la commémoration d'un écrivain qui n'a plus que des admirateurs depuis que le présent président le cite parmi ses favoris. Reste qu'il a obtenu l'effet opposé à celui qu'il cherchait: Céline est bien l'homme de l'année 2011, comme il avait été celui de 1932.
Il fallait en somme ce gros incident de calendrier pour qu'au bout du compte, on l'envisage dans sa totalité. La préparation de la Pléiade-Pamphlets peut commencer, les notes appropriées sont déjà plus ou moins prêtes. Ainsi évolue le consensus: sans bruit, ni repentirs. Personne ne doit être crédité ni blâmé pour l'évolution des choses. La roue tourne en grinçant à peine et elle revient piano, piano à son point de départ. Libre à la génération montante de se livrer au travail de remembrement des éléments disjoints. Peut-être aura-t-elle la chance de découvrir le point d'articulation central et s'expliquera-t-elle ce qui a produit « Céline» .
Philippe ALMERAS
La Nouvelle Revue d'Histoire n°55, juillet-août 2011.
>>> Vient de paraître : Philippe Alméras, Céline en haines et passion, Ed. P.-G. de Roux, 2011.
Commande possible sur Amazon.fr.
A son entrée en littérature, Céline est l'homme de tout le monde. À demi accepté par Gallimard et publié d'enthousiasme par le jeune Denoël, Voyage au bout de la nuit fait la quasi-unanimité au jury Goncourt. Léon Daudet, Lucien Descaves et Jean Ajalbert se rejoignent pour inciter leurs confrères à couronner ce livre de débutant et, lorsque le 7 décembre 1932 le retournement de quelques-uns fait attribuer le prix à Mazeline, le scandale vaut Goncourt et Céline est l'homme de l'année littéraire. Les critiques négatives sont rares. Aux prudes remarques d'Henry de Régnier et d'André Rousseaux répond dans Le Figaro du 13 décembre un magnifique hommage de Georges Bernanos. À L'Action française, Léon Daudet a préparé les abonnés à l'attribution du prix et, la bataille perdue, il continue à défendre le roman. Lucien Descaves a quitté le restaurant Drouant en fanfare. Être soutenu conjointement par un fervent de la Commune et par l'adjoint de Charles Maurras à L'Action française est au moins singulier.
L' auteur suscite une curiosité générale. Ceux qui s'attendaient à un double de Bardamu rencontrent un gars solide et soigné, vêtu de façon sportive et parlant la langue de tout le monde. Seul l'abbé Mugnier relève un langage « qui ne ménage pas mes oreilles de prêtre ». Bernanos est déçu. Il a l'impression de rencontrer l'équilibriste descendu de son fil lui disant qu'il fera mieux la prochaine fois ! Bernanos pense que s'ils avaient parlé ailleurs, en plein air, sur la cendrée, il en aurait tiré autre chose. Voit-on Bernanos et Céline trottant côte à côte?
Léon Daudet se garde pour sa part de confondre l'auteur et le livre. Il insiste sur la distance qui sépare les personnages de leur créateur. Un journaliste du Je suis partout de Gaxotte veut surprendre le Dr Bardamu dans son dispensaire de Clichy; il s'entend prescrire de façon toute professionnelle un régime et l'abstention d'alcool. Si les représentants des quotidiens avalent la biographie qu'invente pour eux l'auteur de Voyage, c'est parce qu'ils sont pressés et qu'elle colle au sujet: fils d'ouvrière en dentelle, père cheminot, au travail à douze ans, les marchés et l'angoisse du lendemain, faillites, faillites. Il s'agit pour celui qui débite cette fable de creuser l'écart avec le gagnant du prix Goncourt, le riche Mazeline. Le genre populaire a ses exigences.
À part ça, Céline se prête aux contacts. S'il ne contredit personne, il n'adhère à rien, et les confidences cyniques sur Freud nécessité de donner au lecteur ce qu'il veut sont pour les copains, comme Joseph Garcin. Le seul confrère avec lequel il se lie un peu est l'inoffensif Dabit, le seul qui fasse l'objet d'une rebuffade est Francois Mauriac. Quand il donne sa signature à Henri Barbusse, l'auteur du Feu, pour la défense des accusés de l'incendie du Reichstag, c'est dans des termes très mesurés. Il s'agit d'un geste isolé.
Avec le confrère Élie Faure qui a écrit Les Trois Gouttes de sang et une Histoire de l'art dans laquelle le facteur ethnique joue son rôle, il pourrait avoir un véritable échange s'il ne le rencontrait en plein virage militant. Le Dr Faure veut l'enrôler dans l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) de Willy Muezenberg et la croisade antifasciste. À la méprise s'ajoute un quiproquo sur le prénom biblique de Faure, que Céline croit juif: « Vous appartenez à un autre monde », lui écrit-il, posant ainsi entre eux une différence de nature grosse pour lui de sens dès 1933.
À Médan, où, par reconnaissance envers Descaves, il est supposé rendre hommage à Zola, la petite foule des fidèles regarde un gaillard malicieux parler de tout sauf de Zola.
Mais l'époque est encore tolérante et elle autorise un certain ballant idéologique. Les valeurs, dites républicaines, et les droits de l'homme ne sont pas encore les pierres de touche de la qualité littéraire et morale, on admet le décalage en matière d'opinions comme en matière de vie privée (voir Gide ou Montherlant). Quand Céline consent à donner à Denoël, qui veut profiter du succès, la « vieille pièce » (L'Église), écrite avant le roman, elle passe largement inaperçue.
À l'époque, Aragon se contente d'allusions taquines. Lui qui aide Elsa Triolet à traduire le roman de Céline en russe, cherche à attirer Céline vers le paradis soviétique malgré ses « petites idées sur les Juifs ». Ce qu'il obtient est de se faire traiter de « supercon» dans les lettres à Élie Faure. Seul Jean Prévost, sérieux normalien, donne sa signification au portrait outré de Yudenzweck, houppelande de rabbin polonais, grosses lunettes et confidences au complice Mosaïc sur la façon de manipuler les nations. Sartre, pas rebuté du tout, emprunte à Yudenzweck une réplique pour en faire l'épigraphe de La Nausée.
Mea culpa (1936) marque la fin de l'équivoque communiste, et les grossièretés de Mort à crédit (1936) la fin de l'idylle que le Dr Destouches entretient depuis cinq ans avec les contemporains. Plus authentique sinon plus fidèle aux faits que le premier livre - que l'auteur finit par trouver « cabotin» -, le second livre, destiné à exorciser les aliénations de l'enfance, choque par sa crudité. Malgré les coupures demandées par l'éditeur, Mort à crédit produit un effet de répulsion. Les défenseurs de Voyage au bout de la nuit, Daudet et Descaves, se récusent.
Céline n'a certes pas perdu son public - au témoignage de Gide, le livre est dans toutes les librairies, et les relevés d'éditeur montrent qu'il s'est très correctement vendu -, et la critique n'est pas aussi mauvaise que le dit l'auteur, mais elle n'est pas unanimement bonne, et Céline, conscient de ce qu'il a produit et de ce qu'il vaut, décide de s'expliquer une nouvelle fois. Mea culpa ayant plu, il sait qu'un ouvrage du même style a toutes les chances de réussir et il rédige d'un trait le manifeste du vrai raffinement qu'il porte en lui depuis dix ans au moins.
Dans le contexte de l'époque (1937), cette charge n'apparaît pas comme la rupture qu'on décrira ensuite, et Bagatelles pour un massacre ne provoque pas la surprise qu'on imagine rétroactivement. La cascade verbale impressionne, on rit beaucoup et Gide juge qu'il s'agit d'une sotie : l'auteur « se rigole ». Il perd une partie de son public (singulièrement aux Etats-Unis), mais il élargit son lectorat. Il faut encore beaucoup de temps avant que Simone de Beauvoir se dise alertée par un certain mépris pour les petites gens de Mort à crédit.
C'est la « lecture après », celle qui suit les trois pamphlets vouant les Juifs à l'ostracisme, une guerre et une occupation, qui a transformé les indifférents et les pacifistes plus ou moins anars en patriotes antiracistes.
Pendant quatre ans (1940-1944), celui qui a prédit la défaite et nommé les responsables est l'objet de toutes les admirations. Chacune de ses interventions suscite l'intérêt et réjouit lecteurs et auditeurs. Quel génie comique, répète-t-on ! Si les occupants ne l'utilisent pas, c'est parce que le rire n'est pas national-socialiste et que la blague montmartroise fait tache sur le néoclassicisme guindé du IIIè Reich. Céline peut avoir la bonne doctrine, se démener et se compromettre avec les organes de la collaboration parisienne, il peut déjeuner avec Brinon, Laval et Déat, fréquenter les indépendantistes bretons et l'Institut allemand, il marque mal, ses outrances lui sauvent la mise. Certains refusent encore de croire qu'il a recommandé à Jünger un nettoyage à la baïonnette.
D'autant qu'il se modère visiblement après février 1943 (Stalingrad), même s'il rate le retour trop tardif à la littérature d'avant Bagatelles. En 1944, Guignol's Band arrive de façon incongrue, l'auteur disparaît sitôt après le débarquement de Normandie et la frousse du fier-à-bras frappe les renseignés. Quand les réponses aux accusations portées par la justice contre lui parviennent en France, cela tourne au mépris. Ces réponses sont, il est vrai, aussi dérisoires que les accusations. La justice de l'Épuration a peu de lecture.
Céline clame « Vive les juifs » et s'en prend aux aryens, spectateurs des gradins sans surprendre outre mesure. Celui qui a réalisé le tour de force de se faire prendre en charge par la résistance danoise et le chef de la police de Copenhague peut encore croire qu'il lui suffira de reparaître pour retrouver son immense public.
Il écrit beaucoup, Paraz sert de porte-voix, grâce à ses lettres son procès tourne au fou rire, et la justice militaire peut feindre de ne pas reconnaître Céline dans le réformé décoré Destouches et l'amnistie se fait à l'esbroufe. Après huit ans d'expiation dans le Nord, sa « vraie patrie » , il peut rentrer en France attendu par Jean Paulhan, le résistant de chez Gallimard. On réédite tous ses livres, mais il refuse de se montrer car il croit que ses livres se défendront seuls et il se trompe. Le charme est rompu et ses récriminations n'y changent rien. Humilié par les avances déficitaires, convaincu d'être saboté par les Juifs et les communistes qu'il voit pulluler rue Sébastien-Bottin, il finit par comprendre que ce que le public, rebuté par la virtuosité abstraite et les bruitages onomatopéiques du « bombardement Montmartre » et autres Soupirs pour une autre fois, réclame, c'est le vécu du réprouvé, par exemple le récit de son exode dans l'Allemagne aux abois. Quand Céline livre sa version rigolote de Sigmaringen (D'un château l'autre, 1957) par laquelle il se montre en touriste médecin parmi les condamnés à mort concentrés dans une principauté anachronique, quand il se fait « chroniqueur » et qu'il traite de son temps comme devant, le contact est rétabli. L'image du Maréchal guidant de la canne ses ministres sous le bombardement devient une vision d'histoire, comme Laval nommant l'auteur gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon. Nimier est un habile cornac et L'Express de Schreiber et Girond remet en scène, « au bout de la haine » , l'auteur maudit.
Il rédige le troisième volet de cette « trilogie allemande» , déjà prêt à aborder la chronique du Danemark, quand la mort le surprend. Depuis huit ans, il proposait un délabrement ostentatoire dans une grande baraque de la colline de Meudon. Grâce à l'école de danse, cela devient un endroit fréquenté dont la jeune droite est la garde rapprochée. Sitôt après sa mort, Dominique de Roux persuade la veuve de réunir une guirlande pluraliste d'hommages. Des deux Cahiers de l'Herne Céline (de 1963 et de 1965) date le travail de recherche universitaire qui s'épanouit aujourd'hui. Un Jean-Pierre Dauphin, associé à Henri Godard, consacre son temps et son argent à la recherche et au classement des documents.
La figure de Céline a évolué. Était-il bon, était-il méchant ? Victime d'un accès de fièvre chaude, d'un « délire verbal » (Jacques Deval) ? Son antisémitisme, réel ou métaphorique ? Collaborateur ou pas ? Tout se dit et s'écrit sur le sujet, d'autant qu'il a interdit la reprise des « pamphlets » , que les ayant droits retiennent ou retardent la production des documents, que les contemporains se protègent et que les publications sont encadrées par le jeu du copyright.
L'image suit les modes. Quand la thématique domine, quelqu'un disserte dans La NRF sur sa lâcheté fondatrice et féconde (« la Nausée de Céline» ). Puissance du mou et de la débâcle intime avant la stérilité fasciste heureusement Sartre prend le relais - . Vient plus tard « le pouvoir de l'horreur » . On voit l'auteur « de gauche » , sinon communiste, l'anarchiste, le pacifiste succomber au mal. Le bon Céline a écrit de bons livres, ceux du mauvais sont à « jeter à la poubelle» (Rabi dans L'Herne).
C'est l'époque où faire état d'une antériorité de ses idées est pris pour une réhabilitation (États-Unis) ou une agression (France). Toute tentative pour faire bouger les repères est prohibée. Citer les écrits racistes est répréhensible et ceux qui possèdent la collection des lettres aux journaux de l'Occupation s'interdisent de les publier à moins qu'ils n'en soient empêchés. Il faut quinze ans d'attente et une thèse d'État pour que sorte une étude sur ses idées.
À l'université de Californie, celui qui prétend décrire le passage du roman aux pamphlets se voit demander d'ajouter à sa thèse un chapitre d'« évaluation psychologique ». À cette condition, il lui sera permis d'évoquer le Céline des « petites idées », documents inédits à l'appui. Faute de cette attestation d'aberration mentale (« trou dans la tête », bruits de trains ad libitum) le travail reviendrait à faire « de la propagande pour ses idées » et surtout à montrer que la bonne littérature ne fleurit pas forcément sur le terreau du bien.
En France, on est plus proche des faits et, après la disparition de Nimier et de Jean Ducourneau, celui qui est chargé de Céline chez Gallimard modifie la présentation: aux Céline successifs, il substitue des simultanés. Le procédé diachronique est repris en synchronie. Formé à la même école et aux mêmes techniques que Jean-Pierre Richard, l'analyste de La Nausée de Céline, et lecteur tout aussi minutieux, il met en place une lecture efficace qui permet de passer d'un plan à l'autre : la condamnation sans appel est suivie, presto, d'un concert de louanges.
Cela permet de tout récupérer, même les lettres d'un recueil interdit par voie de justice, sauf celle du 15 juin 1942 adressée à Je suis partout à l'occasion de l'ordonnance allemande imposant l'étoile jaune en zone occupée, qui avait été refusée « pour cause de délire raciste » , disait Rebatet. Le hic est que Céline s'y projetait cinquante ans en avant, qu'elle touche au présent et qu'il est impossible de lui appliquer la recette magique qui transforme l'intention maligne en bien et le blasphème verbal en instrument révolutionnaire (dans les cas difficiles, dire que Céline oeuvre contre lui-même).
Les céliniens n'étant à l'origine qu'une poignée à Paris, ils ont dû se répartir les rôles dans une société demandée par l'éditeur, soucieux de prévenir les débordements amis. Le « président » finit par dépasser les bornes et on lui demande de passer le relais, il sera temps plus tard de l'oublier. C'est qu'il insiste pour soutenir une thèse californienne rapportée en France. Il y parvient: édition fautive, soutenance pénible, silence charitable et puis la surprise d'une réédition soignée. On commence à lire le dossier des idées.
Une biographie non patronnée fait ensuite l'effet d'une révélation car elle exploite la correspondance et les documents, de préférence aux souvenirs des témoins, et ne se soucie ni de morale civique ni d'indignation réflexe et ce travail a un impact bien supérieur à la thèse. Elle marque un pas dans la connaissance d'un Céline global, malgré le déni naturel des céliniens maintenant très nombreux que la parution d'un gros Dictionnaire Céline met hors de leurs gonds. L'ouvrage n'a été bloqué que six mois, ce qui traduit l'accélération des choses si on compare avec les quinze années de placard du travail pionnier (de la thèse). Une nouvelle génération prend connaissance du dossier et il sort un Contre Céline, dont l'auteur aura du mal à revenir aux exigences de la lecture binaire (c'est mal/c'est beau).
La biographie avait paru en 1994 à l'occasion du centenaire de la naissance de Céline, en 2011, au moment du cinquantenaire de sa mort l'anniversaire était inscrit parmi les « célébrations » officielles.
C'était compter sans un non-littéraire, président de l'Association des fils et petits-fils de déportés. Insensible aux charmes de l'escarpolette, il réclame la suppression des commémorations publiques et le ministre obtempère à la minute: le programme sera détruit.
Ce déplorable scandale donne au moins l'occasion de constater à quel point l'opinion a évolué en trente ans et plus, au moins celle des lettrés. Personne qui doute comme autrefois des opinions de Céline ou de leur antériorité, personne qui parle du fou et personne pourtant (à deux ou trois exceptions près) qui donne raison à celui qui se vante d'avoir fait plier le neveu après l'oncle.
Tous ceux qui ont lu Céline, peuvent imaginer celui-ci sur son petit nuage riant aux éclats : Ah le pouvoir ! Ah l'outrecuidance ! L'orgueil fou, l'hybris ! Quand le même censeur prétendait reconnaître la main de Philippe Pétain sur un brouillon du Statut des Juifs, c'était celle d'Alibert, le garde des Sceaux de 1940, mais personne n'avait osé reprendre le chartiste amateur. Personne ne lui reproche non plus d'empêcher la commémoration d'un écrivain qui n'a plus que des admirateurs depuis que le présent président le cite parmi ses favoris. Reste qu'il a obtenu l'effet opposé à celui qu'il cherchait: Céline est bien l'homme de l'année 2011, comme il avait été celui de 1932.
Il fallait en somme ce gros incident de calendrier pour qu'au bout du compte, on l'envisage dans sa totalité. La préparation de la Pléiade-Pamphlets peut commencer, les notes appropriées sont déjà plus ou moins prêtes. Ainsi évolue le consensus: sans bruit, ni repentirs. Personne ne doit être crédité ni blâmé pour l'évolution des choses. La roue tourne en grinçant à peine et elle revient piano, piano à son point de départ. Libre à la génération montante de se livrer au travail de remembrement des éléments disjoints. Peut-être aura-t-elle la chance de découvrir le point d'articulation central et s'expliquera-t-elle ce qui a produit « Céline» .
Philippe ALMERAS
La Nouvelle Revue d'Histoire n°55, juillet-août 2011.
>>> Vient de paraître : Philippe Alméras, Céline en haines et passion, Ed. P.-G. de Roux, 2011.
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