Hermann Bickler, colonel nazi, a peut-être sauvé la vie de Céline: c'est grâce à lui qu'il obtient les visas nécessaires pour fuir au Danemark, au printemps 1945. Nous publions ici le chapitre inédit de ses Mémoires consacré à l'écrivain.
"L'un des personnages les plus étranges, les plus intéressants et aussi les plus sympathiques que j'aie connus en France était l'écrivain Louis Ferdinand Destouches, plus connu en littérature sous le pseudonyme de Louis-Ferdinand Céline. Son nom m'était familier depuis les années trente, depuis que j'avais fait la critique de son premier roman, Voyage au bout de la nuit, dans un journal de Strasbourg [...].
Après l'armistice de juin 1940, j'appris que Céline était resté à Paris, comme d'ailleurs la plupart des intellectuels et des artistes. Je ne sais plus ce qui a motivé le premier contact avec lui, mais j'ai très vite appris qu'il fréquentait l'ambassade d'Allemagne de la rue de Varenne. Je me souviens qu'un jour le planton m'annonça qu'un homme d'aspect douteux souhaitait me parler. Il me demandait s'il pouvait le laisser passer. Quand j'ai entendu le nom de cet homme, j'ai mandé que, sans plus le faire attendre, on le conduise jusqu'à moi. Lorsque enfin, toujours flanqué du planton, il pénétra dans mon bureau, je ne compris que trop la méfiance de la sentinelle : Céline ressemblait vraiment à l'image que l'on pouvait se faire d'un résistant ou de quelqu'un qui se disposait à commettre un attentat. Cet homme de haute taille, large d'épaules, portait une pelisse de peau de mouton en laine retournée. Ses cheveux noirs, sur un visage plutôt pâle, étaient en désordre. Toute sa personne d'ailleurs était vêtue sans aucun soin ni élégance. Il avait coutume de se rendre à moto depuis son logement montmartrois à ses consultations dans une banlieue de Paris où il travaillait comme médecin des pauvres 1. Cependant, après une brève conversation, nous nous entendîmes au mieux [...].
Après notre première rencontre, Céline avait demandé l'obtention d'un permis de port d'armes parce qu'il se sentait menacé par les gaullistes, permis qui lui fut délivré sans autre forme de procès. A mon avis d'ailleurs, Céline n'a jamais été menacé pendant cette période. Même les communistes, qui commençaient à se montrer récalcitrants à cette époque, n'auraient jamais fait de mal à un médecin des pauvres. J'en veux pour preuve une anecdote typique, que mon ami Céline me narra lui-même : après une consultation, l'un de ces titis parisiens lui rapporta le pistolet que, par distraction, il avait laissé traîner dans son cabinet pendant un examen. Le garçon remit la pétoire au médecin en lui disant, avec son inimitable accent des rues : "Ferdinand, t'as oublié ton rigolo...2"
Souvent, quand Céline passait dans les parages en pétaradant avec sa moto, il nous rendait une petite visite. Désormais, quand il s'arrêtait, le planton n'avait plus aucune appréhension. Par la suite, l'écrivain m'invita chez lui, sur la Butte. Plusieurs de ces soirées sont restées gravées dans ma mémoire. Son domicile se trouvait au coeur de Montmartre, et répondait en tout point à sa propre apparence. Une fois que l'on avait gravi plusieurs escaliers sombres dans cette maison ancienne, on arrivait dans un logement qui se composait de trois pièces. Une pièce servait de salle à manger et de chambre à coucher, dans l'autre pièce trônait une grande table ronde qui était entièrement recouverte, comme le sol d'ailleurs, de feuillets manuscrits. La troisième servait d'office et de pièce de rangement, la réserve de bois y était entreposée à côté de la moto. Dans le séjour proprement dit, la lourde peau de mouton était disposée en travers du lit, qui avait été simplement un peu repoussé de côté afin de ménager une banquette aux invités. Le repas se composait d'une unique potée roborative et savoureuse, et dans tout le logement, où à l'évidence le luxe et plus encore l'élégance n'avaient pas la moindre valeur, on se sentait extrêmement bien. C'était toujours intéressant. On se trouvait là en pleine bohème, comme elle a toujours existé à Montmartre. Il n'était pas rare qu'un peintre ou un écrivain, qui avait établi ses quartiers dans le même immeuble ou dans le voisinage, se joignît à notre cercle [...].
On ressentait des impressions uniques lorsque Céline se mettait à rêver. Il parlait toujours d'une voix très ténue, mais dans ces moments-là, comme absent, il baissait la voix encore plus, comme si réellement il se parlait à lui-même. On réalisait dans ces instants que Céline était de la lignée des grands somnambules. Il était, au fond, un réaliste triste. Qu'importe si cela venait des origines celtes de ce natif de Bretagne, ou bien de ses années de familiarité avec le côté sombre de l'existence humaine. Il apparaissait parfois dans ces moments-là, à l'image de ses livres, comme un cynique cruel. En réalité, il était chaleureux et pouvait en tant qu'ami être d'une cordialité incomparable. Mais il ne se faisait pas d'illusions sur les humains. Il avait voyagé en Amérique et en Afrique pour le compte de la Société des Nations et avait même visité l'Union soviétique. Il avait raconté de façon terrifiante l'effondrement de la France en 1940, et ses livres sur le chaos allemand de 1945 eux aussi ne se lisent guère différemment. Il portait un jugement pessimiste sur la guerre et sur la position des Allemands dans celle-ci. J'irais même jusqu'à supposer que beaucoup d'Allemands, a fortiori les gens qu'il avait rencontrés autour de l'ambassade d'Allemagne pendant l'Occupation, ne lui étaient pas particulièrement sympathiques. Il leur reprochait de s'être fait mener en bateau en permanence par le gouvernement de Vichy. Il rejetait Laval comme typiquement "youpin" 2, et d'ailleurs, dans ces moments-là, il était encore moins porté que jamais à modérer sa ligne de conduite farouchement antisémite, qui était déjà la sienne avant-guerre. Il eut d'ailleurs également un conflit à ce propos avec Ernst Jünger, qui était au Commandement militaire à Paris et devait exprimer clairement son rejet absolu de Céline dans son Journal de guerre. Céline ne le lui pardonna jamais et, comme je l'ai appris de la bouche de ses derniers visiteurs, il lui décernait l'appellation, typique pour lui, mais injuste, de petit flic 2. Ein kleiner Bulle 3, comme nous disons chez nous.
Nos rencontres se muèrent très vite en une amitié sincère qui se prolongea au-delà de la guerre, quand bien même je ne devais plus le revoir. Mais il m'écrivit encore de France, après son retour d'exil au Danemark, quelques lettres émouvantes et typiques de lui. Hélas, je n'ai pas eu, à l'époque, la possibilité de lui rendre visite. Il était déjà très malade et véritablement au bout du rouleau."
Lire hors-série 2008, revue et augmenté en 2011.
1. De 1940 à 1944, Céline était médecin au dispensaire de Bezons.
2. En français dans le texte.
3. Littéralement "petit taureau", expression qui désigne les policiers en Allemagne.
Traduit de l'allemand par Patrick Démerin - ©Succession Hermann Bickler
Photo : "Fremdenpass" de Céline, qui lui servit de passeport pour sa fuite de France vers l'Allemagne et le Danemark. Collection François Gibault
Hermann Bickler (1904-1984) était un homme de convictions radicales : né en Lorraine, à l'époque allemande, cet autonomiste alsacien a fondé, en 1937, l'Elsass-Lothringer Partei, au programme calqué sur celui des nazis. Après la débâcle de juin 1940, promu colonel SS, il devient kreisleiter (préfet) de Strasbourg, puis, à partir de 1943, responsable du contre-espionnage et de la surveillance des personnalités politiques françaises à Paris - on lui doit notamment un "centre de formation" au château de Taverny-Vaucelles, où les Français qui souhaitaient rejoindre la Gestapo pouvaient faire des "stages" de contre-guérilla et de technique d'interrogatoire... C'est à cette époque que ce dignitaire nazi fait la connaissance de Louis-Ferdinand Céline.
Condamné à mort par contumace à la Libération, Hermann Bickler sera vraisemblablement "retourné" par les services secrets américains. Après la guerre, il s'installe en Italie du Nord, fonde une famille et dirige une entreprise de textile, sans jamais être inquiété par la justice. Dans cet extrait d'Erinnerungen Teil II, second tome de ses Mémoires tirés à quelques exemplaires en Allemagne et inédits en français, l'ex-colonel revient sur ses liens avec Louis-Ferdinand Céline. Un témoignage de première main sur les relations que pouvait entretenir le romancier avec les Allemands pendant l'Occupation. David ALLIOT
"L'un des personnages les plus étranges, les plus intéressants et aussi les plus sympathiques que j'aie connus en France était l'écrivain Louis Ferdinand Destouches, plus connu en littérature sous le pseudonyme de Louis-Ferdinand Céline. Son nom m'était familier depuis les années trente, depuis que j'avais fait la critique de son premier roman, Voyage au bout de la nuit, dans un journal de Strasbourg [...].
Après l'armistice de juin 1940, j'appris que Céline était resté à Paris, comme d'ailleurs la plupart des intellectuels et des artistes. Je ne sais plus ce qui a motivé le premier contact avec lui, mais j'ai très vite appris qu'il fréquentait l'ambassade d'Allemagne de la rue de Varenne. Je me souviens qu'un jour le planton m'annonça qu'un homme d'aspect douteux souhaitait me parler. Il me demandait s'il pouvait le laisser passer. Quand j'ai entendu le nom de cet homme, j'ai mandé que, sans plus le faire attendre, on le conduise jusqu'à moi. Lorsque enfin, toujours flanqué du planton, il pénétra dans mon bureau, je ne compris que trop la méfiance de la sentinelle : Céline ressemblait vraiment à l'image que l'on pouvait se faire d'un résistant ou de quelqu'un qui se disposait à commettre un attentat. Cet homme de haute taille, large d'épaules, portait une pelisse de peau de mouton en laine retournée. Ses cheveux noirs, sur un visage plutôt pâle, étaient en désordre. Toute sa personne d'ailleurs était vêtue sans aucun soin ni élégance. Il avait coutume de se rendre à moto depuis son logement montmartrois à ses consultations dans une banlieue de Paris où il travaillait comme médecin des pauvres 1. Cependant, après une brève conversation, nous nous entendîmes au mieux [...].
Après notre première rencontre, Céline avait demandé l'obtention d'un permis de port d'armes parce qu'il se sentait menacé par les gaullistes, permis qui lui fut délivré sans autre forme de procès. A mon avis d'ailleurs, Céline n'a jamais été menacé pendant cette période. Même les communistes, qui commençaient à se montrer récalcitrants à cette époque, n'auraient jamais fait de mal à un médecin des pauvres. J'en veux pour preuve une anecdote typique, que mon ami Céline me narra lui-même : après une consultation, l'un de ces titis parisiens lui rapporta le pistolet que, par distraction, il avait laissé traîner dans son cabinet pendant un examen. Le garçon remit la pétoire au médecin en lui disant, avec son inimitable accent des rues : "Ferdinand, t'as oublié ton rigolo...2"
Souvent, quand Céline passait dans les parages en pétaradant avec sa moto, il nous rendait une petite visite. Désormais, quand il s'arrêtait, le planton n'avait plus aucune appréhension. Par la suite, l'écrivain m'invita chez lui, sur la Butte. Plusieurs de ces soirées sont restées gravées dans ma mémoire. Son domicile se trouvait au coeur de Montmartre, et répondait en tout point à sa propre apparence. Une fois que l'on avait gravi plusieurs escaliers sombres dans cette maison ancienne, on arrivait dans un logement qui se composait de trois pièces. Une pièce servait de salle à manger et de chambre à coucher, dans l'autre pièce trônait une grande table ronde qui était entièrement recouverte, comme le sol d'ailleurs, de feuillets manuscrits. La troisième servait d'office et de pièce de rangement, la réserve de bois y était entreposée à côté de la moto. Dans le séjour proprement dit, la lourde peau de mouton était disposée en travers du lit, qui avait été simplement un peu repoussé de côté afin de ménager une banquette aux invités. Le repas se composait d'une unique potée roborative et savoureuse, et dans tout le logement, où à l'évidence le luxe et plus encore l'élégance n'avaient pas la moindre valeur, on se sentait extrêmement bien. C'était toujours intéressant. On se trouvait là en pleine bohème, comme elle a toujours existé à Montmartre. Il n'était pas rare qu'un peintre ou un écrivain, qui avait établi ses quartiers dans le même immeuble ou dans le voisinage, se joignît à notre cercle [...].
On ressentait des impressions uniques lorsque Céline se mettait à rêver. Il parlait toujours d'une voix très ténue, mais dans ces moments-là, comme absent, il baissait la voix encore plus, comme si réellement il se parlait à lui-même. On réalisait dans ces instants que Céline était de la lignée des grands somnambules. Il était, au fond, un réaliste triste. Qu'importe si cela venait des origines celtes de ce natif de Bretagne, ou bien de ses années de familiarité avec le côté sombre de l'existence humaine. Il apparaissait parfois dans ces moments-là, à l'image de ses livres, comme un cynique cruel. En réalité, il était chaleureux et pouvait en tant qu'ami être d'une cordialité incomparable. Mais il ne se faisait pas d'illusions sur les humains. Il avait voyagé en Amérique et en Afrique pour le compte de la Société des Nations et avait même visité l'Union soviétique. Il avait raconté de façon terrifiante l'effondrement de la France en 1940, et ses livres sur le chaos allemand de 1945 eux aussi ne se lisent guère différemment. Il portait un jugement pessimiste sur la guerre et sur la position des Allemands dans celle-ci. J'irais même jusqu'à supposer que beaucoup d'Allemands, a fortiori les gens qu'il avait rencontrés autour de l'ambassade d'Allemagne pendant l'Occupation, ne lui étaient pas particulièrement sympathiques. Il leur reprochait de s'être fait mener en bateau en permanence par le gouvernement de Vichy. Il rejetait Laval comme typiquement "youpin" 2, et d'ailleurs, dans ces moments-là, il était encore moins porté que jamais à modérer sa ligne de conduite farouchement antisémite, qui était déjà la sienne avant-guerre. Il eut d'ailleurs également un conflit à ce propos avec Ernst Jünger, qui était au Commandement militaire à Paris et devait exprimer clairement son rejet absolu de Céline dans son Journal de guerre. Céline ne le lui pardonna jamais et, comme je l'ai appris de la bouche de ses derniers visiteurs, il lui décernait l'appellation, typique pour lui, mais injuste, de petit flic 2. Ein kleiner Bulle 3, comme nous disons chez nous.
Nos rencontres se muèrent très vite en une amitié sincère qui se prolongea au-delà de la guerre, quand bien même je ne devais plus le revoir. Mais il m'écrivit encore de France, après son retour d'exil au Danemark, quelques lettres émouvantes et typiques de lui. Hélas, je n'ai pas eu, à l'époque, la possibilité de lui rendre visite. Il était déjà très malade et véritablement au bout du rouleau."
Lire hors-série 2008, revue et augmenté en 2011.
1. De 1940 à 1944, Céline était médecin au dispensaire de Bezons.
2. En français dans le texte.
3. Littéralement "petit taureau", expression qui désigne les policiers en Allemagne.
Traduit de l'allemand par Patrick Démerin - ©Succession Hermann Bickler
Photo : "Fremdenpass" de Céline, qui lui servit de passeport pour sa fuite de France vers l'Allemagne et le Danemark. Collection François Gibault
Hermann Bickler (1904-1984) était un homme de convictions radicales : né en Lorraine, à l'époque allemande, cet autonomiste alsacien a fondé, en 1937, l'Elsass-Lothringer Partei, au programme calqué sur celui des nazis. Après la débâcle de juin 1940, promu colonel SS, il devient kreisleiter (préfet) de Strasbourg, puis, à partir de 1943, responsable du contre-espionnage et de la surveillance des personnalités politiques françaises à Paris - on lui doit notamment un "centre de formation" au château de Taverny-Vaucelles, où les Français qui souhaitaient rejoindre la Gestapo pouvaient faire des "stages" de contre-guérilla et de technique d'interrogatoire... C'est à cette époque que ce dignitaire nazi fait la connaissance de Louis-Ferdinand Céline.
Condamné à mort par contumace à la Libération, Hermann Bickler sera vraisemblablement "retourné" par les services secrets américains. Après la guerre, il s'installe en Italie du Nord, fonde une famille et dirige une entreprise de textile, sans jamais être inquiété par la justice. Dans cet extrait d'Erinnerungen Teil II, second tome de ses Mémoires tirés à quelques exemplaires en Allemagne et inédits en français, l'ex-colonel revient sur ses liens avec Louis-Ferdinand Céline. Un témoignage de première main sur les relations que pouvait entretenir le romancier avec les Allemands pendant l'Occupation. David ALLIOT
"Louis-Ferdinand Destouches dit Céline (1894-1961), écrivain français sauvé par les nazis". Evidemment, ça la fout mal pour une commémoration officielle (et pour une "célébration nationale" donc !).
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