Raciste et antisémite, l’écrivain revit, cinquante ans après sa mort, à travers de nouveaux ouvrages.
Louis-Ferdinand Céline, né Louis Ferdinand Destouches à Courbevoie, en 1894, fut l’écrivain français le plus honni du XXe siècle. Lorsqu’il s’éteignit, le 1er juillet 1961, l’auteur du
Voyage au bout de la nuit était un pestiféré. Son enterrement se fit en douce, avec quelques proches et amis écrivains ou éditeurs, tels Marcel Aymé et les Gallimard. Pourquoi ? Pour trois pamphlets racistes et antisémites d’une virulence extrême, publiés entre 1937 et 1941.
Et pourtant, malgré sa dérive et son délire racistes, Céline s’impose comme l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle. Son style le situe dans la lignée des génies créateurs de notre langue, héritier de Rabelais. Trois romans forment le sommet de sa production: Voyage au bout de la nuit (1932), Mort à crédit (1936) et D’un château l’autre (1957). Mais l’œuvre entier forme une somme incomparable qui fait qu’aujourd’hui, malgré le flop d’une célébration officielle avortée, Céline est devenu un classique français.
Du polémique à l’abject
Au premier rang de ses défenseurs, Henri Godard, qui a dirigé l’édition de ses œuvres dans la Pléiade et a publié récemment une somme biographique remarquable par son équilibre. Il y analyse le glissement des écrits polémiques vers l’abjection, tout en ressaisissant les différentes facettes du personnage. Dans un récit prodigieusement documenté, Henri Godard fait revivre Louis Destouches, petit employé rêvant de médecine au dam de ses parents, marqué à 20 ans par le choc de 1914, qui le convainc à jamais de l’absolue noirceur humaine. Fort d’une expérience acquise en Afrique et aux Etats-Unis, Destouches devient médecin en 1924 avec une thèse sur l’hygiéniste Semmelweiss, qui annonce une « patte » hors norme.
Devenu Louis-Ferdinand Céline (prénom de sa grand-mère), l’écrivain fait sensation dès Voyage au bout de la nuit, dont le style inouï, mimant la musique du langage verbal le plus direct, exprime le monde dans sa chair vive: l’horreur de la guerre, le scandale des colonies, l’abrutissement des sociétés massifiées capitalistes ou communistes.
Sous des dehors parfois cynique se révèle un poète sensible à la beauté des choses, à la grâce féminine que la danse symbolise, à l’innocence des animaux qui compense la vacherie humaine. Succès et scandale saluent Voyage, que l’Académie Goncourt « loupe » piteusement, au bénéfice du Prix Renaudot. En 1936 suit Mort à crédit, nouveau chef-d’œuvre évoquant enfance et jeunesse avec une liberté qui effarouche la critique. Or cet insuccès terrasse l’écrivain, bourreau de travail qui a mis dans ce livre plus que dans Voyage. D’autres désillusions personnelles et professionnelles, un voyage en URSS dont il revient atterré, ainsi que l’arrivée au pouvoir de Léon Blum et du Front populaire, vont pousser l’hygiéniste-prophète à charger de tous les maux le Juif, mais aussi l’Aryen dégénéré, voire le genre humain. Céline s’aigrit et se braque jusqu’à l’inhumanité abjecte. En marge de la propagande fasciste, il se démène en son seul nom, de manière souvent contradictoire. Mais le plus énorme est ailleurs: c’est que ce « salaud » n’aura cessé de composer une œuvre prodigieuse.
Or comment aborder Céline au bout de sa nuit ? Faut-il distinguer un « bon » d’un « mauvais » Céline ? Un Céline admissible de l’« infréquentable » ? A cette alternative, Henri Godard oppose la prise en compte de l’œuvre dans son ensemble, jusque dans les pamphlets, sans se tortiller. Lire Céline sans tricher, c’est constater en somme que le meilleur et le pire peuvent cohabiter dans la littérature, comme dans tout homme.
www.24heures.ch, 6/7/2011.
Henri Godard, Céline, Gallimard, 2011.
Louis-Ferdinand Céline, né Louis Ferdinand Destouches à Courbevoie, en 1894, fut l’écrivain français le plus honni du XXe siècle. Lorsqu’il s’éteignit, le 1er juillet 1961, l’auteur du
Voyage au bout de la nuit était un pestiféré. Son enterrement se fit en douce, avec quelques proches et amis écrivains ou éditeurs, tels Marcel Aymé et les Gallimard. Pourquoi ? Pour trois pamphlets racistes et antisémites d’une virulence extrême, publiés entre 1937 et 1941.
Et pourtant, malgré sa dérive et son délire racistes, Céline s’impose comme l’un des plus grands écrivains français du XXe siècle. Son style le situe dans la lignée des génies créateurs de notre langue, héritier de Rabelais. Trois romans forment le sommet de sa production: Voyage au bout de la nuit (1932), Mort à crédit (1936) et D’un château l’autre (1957). Mais l’œuvre entier forme une somme incomparable qui fait qu’aujourd’hui, malgré le flop d’une célébration officielle avortée, Céline est devenu un classique français.
Du polémique à l’abject
Au premier rang de ses défenseurs, Henri Godard, qui a dirigé l’édition de ses œuvres dans la Pléiade et a publié récemment une somme biographique remarquable par son équilibre. Il y analyse le glissement des écrits polémiques vers l’abjection, tout en ressaisissant les différentes facettes du personnage. Dans un récit prodigieusement documenté, Henri Godard fait revivre Louis Destouches, petit employé rêvant de médecine au dam de ses parents, marqué à 20 ans par le choc de 1914, qui le convainc à jamais de l’absolue noirceur humaine. Fort d’une expérience acquise en Afrique et aux Etats-Unis, Destouches devient médecin en 1924 avec une thèse sur l’hygiéniste Semmelweiss, qui annonce une « patte » hors norme.
Devenu Louis-Ferdinand Céline (prénom de sa grand-mère), l’écrivain fait sensation dès Voyage au bout de la nuit, dont le style inouï, mimant la musique du langage verbal le plus direct, exprime le monde dans sa chair vive: l’horreur de la guerre, le scandale des colonies, l’abrutissement des sociétés massifiées capitalistes ou communistes.
Sous des dehors parfois cynique se révèle un poète sensible à la beauté des choses, à la grâce féminine que la danse symbolise, à l’innocence des animaux qui compense la vacherie humaine. Succès et scandale saluent Voyage, que l’Académie Goncourt « loupe » piteusement, au bénéfice du Prix Renaudot. En 1936 suit Mort à crédit, nouveau chef-d’œuvre évoquant enfance et jeunesse avec une liberté qui effarouche la critique. Or cet insuccès terrasse l’écrivain, bourreau de travail qui a mis dans ce livre plus que dans Voyage. D’autres désillusions personnelles et professionnelles, un voyage en URSS dont il revient atterré, ainsi que l’arrivée au pouvoir de Léon Blum et du Front populaire, vont pousser l’hygiéniste-prophète à charger de tous les maux le Juif, mais aussi l’Aryen dégénéré, voire le genre humain. Céline s’aigrit et se braque jusqu’à l’inhumanité abjecte. En marge de la propagande fasciste, il se démène en son seul nom, de manière souvent contradictoire. Mais le plus énorme est ailleurs: c’est que ce « salaud » n’aura cessé de composer une œuvre prodigieuse.
Or comment aborder Céline au bout de sa nuit ? Faut-il distinguer un « bon » d’un « mauvais » Céline ? Un Céline admissible de l’« infréquentable » ? A cette alternative, Henri Godard oppose la prise en compte de l’œuvre dans son ensemble, jusque dans les pamphlets, sans se tortiller. Lire Céline sans tricher, c’est constater en somme que le meilleur et le pire peuvent cohabiter dans la littérature, comme dans tout homme.
www.24heures.ch, 6/7/2011.
Henri Godard, Céline, Gallimard, 2011.
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