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lundi 4 juillet 2011

Henri Godard : interview par Joelle Smets - Le Soir - 3 juillet 2011

Le 1er juillet 1961 disparaissait Louis-Ferdinand Céline. Évocation de cet écrivain français aussi contesté que doué avec Henri Godard, l’auteur de l’excellente biographie “Céline”.

Son antisémitisme fut pestilentiel mais son talent immense. Céline est tout à la fois l’un des écrivains les plus contestés et les plus doués de la littérature française. Et cet antagonisme suscita maints débats en ce début d’année. La France se déchira pour savoir s’il fallait ou non inscrire le nom de Céline sur la liste des commémorations nationales, cette année étant celle des 50 ans de sa mort. Frédéric Mitterrand, ministre français de la Culture, décida finalement que la République ne célébrerait pas le talent de l’écrivain. Exit Céline ! Au-delà de cette décision politique, Louis-Ferdinand Céline mérite qu’on s’y arrête pour ses œuvres, qui révolutionnèrent la littérature française. Rencontre avec Henri Godard, qui signe une exceptionnelle biographie chez Gallimard.

D’aucuns ne peuvent lire Céline en raison de son antisémitisme. Pouvez-vous nous expliquer son racisme antijuif ?
L’antisémitisme de Céline a évolué au fil des ans. Il en hérite d’abord de sa famille, de son milieu, d’une partie de la société française qui est antisémite depuis l’affaire Dreyfus. Jusqu’en 1936, l’antisémitisme de Céline a un aspect bénin et inoffensif. Mais en 1936, son sentiment antisémite se cristallise et augmente pour dépasser toute rationalité et relever de l’ordre du phantasme. Comme je l’ai écrit, 1936 est l’année de tous les dangers. Différents éléments vont être les détonateurs de ce racisme. Son livre “Mort à crédit” est mal reçu alors que Céline sentait avoir beaucoup avancé dans son écriture. Il est même mal accueilli par ceux qui avaient aimé “Voyage au bout de la nuit”. Le livre tombe en plein Front populaire et coïncide avec une recrudescence des menaces de guerre. De plus, en 1936, l’écrivain voyage en URSS et en revient avec l’impression que beaucoup de communistes sont des Juifs. Tous ces éléments enclenchent la machine infernale de l’antisémitisme qui aboutit aux trois pamphlets antisémites “Bagatelles pour un massacre”, “L’école des cadavres” et “Les beaux draps”. Après la guerre, son antisémitisme va muter. Céline n’est plus injurieux mais ne se repent pas de ce qu’il a écrit. Jusqu’à ses derniers jours, il reste convaincu que les Juifs sont aux commandes dans la presse, la culture et la banque.

Il y deux Céline, l’antisémite et le grand écrivain. Doit-on, selon vous, séparer ou unir ces deux faces de l’homme ?
Il est impossible de les séparer complètement car c’est la même plume qui écrit les pages qui nous enthousiasment et celles qui nous horrifient. Même quand on est amateur de Céline, on n’oublie jamais l’autre face, tout au plus parvient-on à la maintenir en réserve.

Céline est considéré comme l’un des auteurs les plus importants du XXe siècle. Quel est son apport à la littérature française ?
Tout d’abord je vous dirais que ce qui me frappe chez Céline, c’est l’authenticité de sa vocation d’écrivain. Il vient d’un milieu qui ignore la littérature. Ses parents le retirent de l’école au moment du certificat d’étude pour le faire travailler comme commis dans une boutique. Le jeune garçon va préparer seul de quoi passer son baccalauréat et, dans ce cadre, il va découvrir les auteurs de la littérature. Il aura donc avec eux un contact beaucoup plus personnel.

Ce contact non normatif va lui permettre d’être libre des conventions qui pesaient sur l’écriture.
Céline va lever le tabou qui pesait sur la langue populaire. Il va écrire comme on se refusait d’écrire. Avant lui, quand on prenait la plume, on s’interdisait toutes les tournures familières et les expressions appartenant à la langue orale et populaire. Céline va bousculer tout cela. Dès la première phrase de “Voyage au bout de la nuit”, il écrit : « Ça a débuté comme ça. » Il le fait parce que cette écriture participe à sa révolte contre toutes les institutions sociales, contre l’ordre social qui a produit la guerre. En 1932, il dit que sa langue est antibourgeoise. Son écriture est en cohérence totale avec sa révolte profonde. Fond et forme ne font qu’un, c’est très frappant. Par la suite, il va développer les nouvelles possibilités offertes par cette langue antibourgeoise.

À côté de son écriture révolutionnaire, Céline développe une vision du monde d’une noirceur totale et si juste.
La noirceur de Céline est volontaire et provocante. Il se veut écrivain de la violence qui est en lui, hors de lui, en nous. Pour lui, l’homme n’est ni bon, ni gentil et la vie est mal. Mais je ne parlerais pas de nihilisme à son propos car il y a quand même en lui, plus ou moins passé sous silence, une disposition à la compassion. Il faut avoir de la compassion les uns pour les autres. Pour lui, plus la vie est dénuée de sens et malheur, plus elle laisse aux hommes un moyen de ne pas se sentir écrasés par elle : éprouver de la compassion les uns pour les autres, sentir et faire ressentir aux autres qu’ils partagent tous le même sort et qu’il convient de se soutenir dans le malheur. Dans le pamphlet qu’il écrit sur l’URSS, il en vient ainsi à concevoir un autre communisme qui aurait pour principe “toutes tes peines seront les miennes”.

Rien ne donne sens à la vie ? Pas même l’amour ?
Rien ne donne pour lui sens à la vie si ce n’est de résister aux douleurs de l’existence et de s’entraider dans le malheur. Sa vision est profondément pessimiste mais pas nihiliste. Quant à l’amour, il ne sauve rien pour Céline. Il est d’ailleurs contre toute romantisation de l’amour. L’amour pour une femme, c’est le partage du sexe, d’une forme de tendresse, d’amitié, mais pas d’émotion amoureuse. Dès que les femmes lui demandent d’évoquer ses émotions, ses sentiments, il se rebiffe.

Il a connu pourtant de nombreuses femmes. Il n’a jamais aimé ?
Céline a vécu une expérience qui approche de ce qu’on appelle l’“amour” avec la danseuse américaine Elizabeth Craig. Lui qui s’est toujours refusé à écrire des « Je t’aime », terminera une lettre par « Love, love love ». Mais cette relation fut malheureuse et Elizabeth retournera aux États-Unis après six ans de relation, de 1926 à 1932. En 1933, il essayera de la faire revenir, ira la retrouver jusqu’à Los Angeles mais Elizabeth refusera de le suivre. Après cela, il n’aura plus que des relations dans lesquelles les femmes lui apportent leur beauté, leur joie de vivre.

En quoi l’enfance et la vie de Céline ont-elles façonné sa pensée si noire ?
Son enfance est triste et d’autant plus triste qu’il a intériorisé la vision de la vie de ses parents. Quand on lit ses lettres de jeunesse, on a du mal à retrouver le Céline de “Mort à crédit”. Cette intériorisation des valeurs familiales va déboucher sur sa mise en apprentissage. Le jeune Ferdinand Destouches devient à 13 ans commis de boutique et découvre la dureté de l’existence. Il en souffre d’autant plus qu’il aurait voulu poursuivre l’école. Ces années tristes et dures vont le mener au service militaire et à la guerre. Sa vie entre en résonance avec sa réflexion et l’amène à l’idée qu’il y a dans l’homme des tensions entre ce qu’ils aiment et ce qu’ils veulent : tuer et être tué. Il rejoint en cela Freud qui, dans un texte contemporain, “Malaise dans la civilisation”, écrit que l’homme lutte entre ses instincts de vie et de mort. Pour reprendre le fil de sa vie, pendant la guerre, quand il est blessé et réformé, il fait à Londres la découverte du milieu du music-hall et de la prostitution, de tout ce qu’il ignorait. Il vit là le juste contraire de la morale appuyée de son enfance. À partir de cette année 1915, il est affranchi du sens moral appris et s’emploie à en profiter. Toute sa vie sera déchirée entre ces deux tendances.

Vous êtes considéré comme un des plus grands spécialistes de Céline et venez de signer une biographie considérée par tous comme une somme. Qu’est ce qui vous touche le plus chez lui ?
J’apprécie la force de son écriture… malgré tout. Ce “malgré” tout est indispensable car il reste l’autre face de Céline. Mais même s’il y a encore beaucoup de gens pour le refuser, Céline est un écrivain majeur, incontournable. On ne peut pas avoir de vision équilibrée et juste de la littérature de la deuxième moitié du XXe siècle sans lui.

Propos recueillis par Joelle SMETS
http://soirmag.lesoir.be/, 3/7/2011.

Photos : 1- Henri Godard. 2- Céline entouré de ses parents à l'âge de 9 ans.



Henri Godard, Céline, éd. Gallimard, 596 p., 25,50 euros.
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1 commentaire:

  1. Pourquoi H.Godard n'était-il pas au cimetière de Meudon le Ier juillet aux côtés de Me Gibaut ?

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