Plaidoyer pro domo, omissions... D'un château l'autre, incomparable évocation de Sigmaringen, peut-il servir à l'historien ?
Le 4 juillet 1961, Louis Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline, était enterré par ses proches à Meudon. Il venait de succomber, à 67 ans, à un accident cérébral. Cinquante ans après la mort de celui qui fut un témoin du régime de Vichy autant qu'un écrivain et une voix influente de cette sombre époque, les textes de Céline, modèles de littérature, peuvent-ils éclairer l'historien ?
Prenons le cas d'une de ses œuvres majeures, son roman le plus « historique », D'un château l'autre, dont la publication, en 1957, marque le retour de Céline sur la scène littéraire. Après le succès mondial de Voyage au bout de la nuit (1932), l'ignominie des pamphlets antisémites, l'exil et la prison au Danemark de 1945 à 1951 et plusieurs romans passés presque inaperçus, Céline se fait remarquer avec ce livre dans lequel il décrit la fin du régime de Vichy et le départ précipité vers l'Allemagne, en septembre 1944, de nombreux ministres de la collaboration. D'un château l'autre peut être vu comme la réponse de Céline à de Gaulle qui vient de publier les deux premiers volumes de ses Mémoires de guerre, L'Appel (1954) et L'Unité (1956). Céline, se comparant à Tacite, déclare dans les premières pages du roman qu'il est le « témoin véritable » d'un moment de l'histoire que la France d'après-guerre aurait préféré oublier. « Témoin véritable »... au style bien éloigné cependant de celui du chroniqueur qu'il prétend être à propos de cet événement historique : ses Mémoires de guerre sont animés par une vitupération incessante, cette verve qu'Antoine Compagnon a identifiée comme l'une des composantes principales du style des antimodernes (1).
Les cent premières pages de D'un château l'autre prennent la forme d'une jérémiade dirigée contre ses contemporains et la France de 1957. Avec son mélange d'argot et de préciosité littéraire, Céline croque des portraits souvent grotesques mais toujours comiques de ses rivaux littéraires : Sartre, mais aussi Mauriac, Claudel, Roger Vailland, Jean Paulhan et même son éditeur Gaston Gallimard – le « sordide épicier ». Il évoque aussi les crises contemporaines : la révolte hongroise d'octobre 1956, Dien Bien Phu, les grèves de l'usine Renault, le canal de Suez. De son pavillon de Meudon, il crache sa haine de la vanité et la bêtise d'un monde moderne soumis à la loi du profit, l'implacable domination des nantis, et la religion du progrès. D'un château l'autre est également un portrait remarquable du « ramas de loquedus », ces ministres du gouvernement de l'État français rassemblés, de gré ou de force, en Allemagne par les nazis en septembre 1944, et auprès desquels Céline a servi de médecin. Se retrouvent à Sigmaringen ministres et miliciens, journalistes et généraux qui créent une « commission gouvernementale pour la défense des intérêts français en Allemagne » et dont le but est d'attendre la reconquête de la France par les troupes allemandes. C'est ce monde que Céline décrit, en commençant par le château baroque de l'ancienne famille des Hohenzollern : « Vous vous diriez en opérette... le décor parfait... vous attendez les sopranos, les ténors légers [... ] le plus bluffant : le Château !... la pièce comme montée de la ville... stuc et carton-pâte ! »
Nous voyons donc Pétain et son entourage se promenant sous les bombardements alliés, Pierre Laval, qui nomme Céline gouverneur des îles Saint-Pierre-et-Miquelon, Otto Abetz, Fernand de Brinon, secrétaire d'Etat sous Laval, Jean Bichelonne, ministre du Travail, Paul Marion, ancien communiste devenu ministre de l'Information. Céline révèle aussi les intrigues, les manies, les illusions et les haines qui parcourent ce petit monde et qui n'ont pas leur place dans les archives. Son témoignage sur cet épisode est ainsi devenu une des sources les plus précieuses pour les historiens de la fin de la Seconde Guerre mondiale, en particulier Henry Rousso qui dans Pétain et la fin de la collaboration retrace ce moment de l'histoire européenne (2). Derrière ce témoignage se retrouvent également les procès de la fin de la guerre. « Nuremberg est à refaire », déclare Céline, dénonçant avec constance la violence de l'épuration sauvage et l'hypocrisie de la justice des vainqueurs. L'auteur met en balance les actions des collaborateurs français et la rébellion antisoviétique en Hongrie, la lutte des indépendantistes algériens et les engagements des joséfins, ces alliés espagnols de Joseph Bonaparte... A plusieurs reprises, il évoque aussi le bombardement de Dresde, ce qu'il appelle « la tactique de l'écrabouillage et friterie totale au phosphore » ; un événement que, selon lui, le monde d'après 1945 préfère oublier. Céline lui-même, au moment de son exil, avait été accusé de trahison par les tribunaux de l'épuration en France pour avoir fait réimprimer pendant l'occupation ses pamphlets antisémites Bagatelles pour un massacre (1937) et L'École des cadavres (1938), mais aussi pour avoir soutenu Jacques Doriot, et pour avoir été traité en ami par les forces d'occupation. En 1949, il est accusé du crime d'« indignité nationale » (3). En 1951, l'amnistie lui permet de rentrer en France, mais jusqu'à la fin de sa vie ses écrits prennent la forme d'un plaidoyer contre Nuremberg, les procès de l'épuration et sa propre dégradation nationale. Ce qui nous vaut quelques omissions de taille.
Ainsi, dans D'un château l'autre il n'évoque qu'en passant Bagatelles pour un massacre et son propre antisémitisme, et il ne parle jamais de la Shoah. Ce livre, chef-d'œuvre littéraire, reste néanmoins un document précieux sur la fin de la collaboration et l'exil du gouvernement de Vichy à Sigmaringen. Pas étonnant, donc, qu'il soit copié : son style, son engagement font de Céline une espèce de modèle pour pénétrer le siècle tragique. En effet, nous continuons à entendre sa voix dans une littérature contemporaine qui cherche à s'emparer de l'histoire dans ce qu'elle a de plus violent. Déjà les romanciers américains Joseph Heller dans Catch-22 (1961) et Kurt Vonnegut avec Abattoir 5 (1969) s'étaient tournés vers Céline pour nous faire sentir les défaillances logiques et la violence extrême de l'héroïsme guerrier américain. Plus récemment, dans son roman Allah n'est pas obligé (2000), l'Ivoirien Ahmadou Kourouma a adopté un style qui rappelle celui de Céline pour nous raconter les aventures du jeune Birahima, un enfant-soldat embrigadé dans les guerres civiles au Liberia et en Sierra Leone : « Voilà. Je commence à conter mes salades. [ ... ] C'est comme ça que ça se passe », lance le narrateur. Dernier exemple en date, celui des Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell : à travers la voix de l'ancien SS Max Aue, il nous semble entendre celle de Céline, sa complicité hostile avec le lecteur tout au long d'un récit presque insoutenable des atrocités nazies. La verve rhétorique de Céline, son ressentiment, sa proximité avec les acteurs de l'histoire mais aussi sa complicité avec les pires atrocités du XXe siècle font de lui une espèce de terrible modèle pour une nouvelle littérature qui tente de nous faire comprendre les gestes, les paroles et le monde sensoriel d'un siècle tragique.
Philip WATTS
Professeur au département de français à l'université de Columbia
Histoire n°363, avril 2011.
1- A. Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005.
2- H. Rousso, Pétain et la fin de la collaboration : Sigmaringen, 1944-1945, Bruxelles Complexe, 1984.
3- Anne Simonin a retracé les origines et l'évolution de ce "crime nouveau", Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l'indignité, 1791-1958, Grasset, 2008.
Le 4 juillet 1961, Louis Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline, était enterré par ses proches à Meudon. Il venait de succomber, à 67 ans, à un accident cérébral. Cinquante ans après la mort de celui qui fut un témoin du régime de Vichy autant qu'un écrivain et une voix influente de cette sombre époque, les textes de Céline, modèles de littérature, peuvent-ils éclairer l'historien ?
Prenons le cas d'une de ses œuvres majeures, son roman le plus « historique », D'un château l'autre, dont la publication, en 1957, marque le retour de Céline sur la scène littéraire. Après le succès mondial de Voyage au bout de la nuit (1932), l'ignominie des pamphlets antisémites, l'exil et la prison au Danemark de 1945 à 1951 et plusieurs romans passés presque inaperçus, Céline se fait remarquer avec ce livre dans lequel il décrit la fin du régime de Vichy et le départ précipité vers l'Allemagne, en septembre 1944, de nombreux ministres de la collaboration. D'un château l'autre peut être vu comme la réponse de Céline à de Gaulle qui vient de publier les deux premiers volumes de ses Mémoires de guerre, L'Appel (1954) et L'Unité (1956). Céline, se comparant à Tacite, déclare dans les premières pages du roman qu'il est le « témoin véritable » d'un moment de l'histoire que la France d'après-guerre aurait préféré oublier. « Témoin véritable »... au style bien éloigné cependant de celui du chroniqueur qu'il prétend être à propos de cet événement historique : ses Mémoires de guerre sont animés par une vitupération incessante, cette verve qu'Antoine Compagnon a identifiée comme l'une des composantes principales du style des antimodernes (1).
Les cent premières pages de D'un château l'autre prennent la forme d'une jérémiade dirigée contre ses contemporains et la France de 1957. Avec son mélange d'argot et de préciosité littéraire, Céline croque des portraits souvent grotesques mais toujours comiques de ses rivaux littéraires : Sartre, mais aussi Mauriac, Claudel, Roger Vailland, Jean Paulhan et même son éditeur Gaston Gallimard – le « sordide épicier ». Il évoque aussi les crises contemporaines : la révolte hongroise d'octobre 1956, Dien Bien Phu, les grèves de l'usine Renault, le canal de Suez. De son pavillon de Meudon, il crache sa haine de la vanité et la bêtise d'un monde moderne soumis à la loi du profit, l'implacable domination des nantis, et la religion du progrès. D'un château l'autre est également un portrait remarquable du « ramas de loquedus », ces ministres du gouvernement de l'État français rassemblés, de gré ou de force, en Allemagne par les nazis en septembre 1944, et auprès desquels Céline a servi de médecin. Se retrouvent à Sigmaringen ministres et miliciens, journalistes et généraux qui créent une « commission gouvernementale pour la défense des intérêts français en Allemagne » et dont le but est d'attendre la reconquête de la France par les troupes allemandes. C'est ce monde que Céline décrit, en commençant par le château baroque de l'ancienne famille des Hohenzollern : « Vous vous diriez en opérette... le décor parfait... vous attendez les sopranos, les ténors légers [... ] le plus bluffant : le Château !... la pièce comme montée de la ville... stuc et carton-pâte ! »
Nous voyons donc Pétain et son entourage se promenant sous les bombardements alliés, Pierre Laval, qui nomme Céline gouverneur des îles Saint-Pierre-et-Miquelon, Otto Abetz, Fernand de Brinon, secrétaire d'Etat sous Laval, Jean Bichelonne, ministre du Travail, Paul Marion, ancien communiste devenu ministre de l'Information. Céline révèle aussi les intrigues, les manies, les illusions et les haines qui parcourent ce petit monde et qui n'ont pas leur place dans les archives. Son témoignage sur cet épisode est ainsi devenu une des sources les plus précieuses pour les historiens de la fin de la Seconde Guerre mondiale, en particulier Henry Rousso qui dans Pétain et la fin de la collaboration retrace ce moment de l'histoire européenne (2). Derrière ce témoignage se retrouvent également les procès de la fin de la guerre. « Nuremberg est à refaire », déclare Céline, dénonçant avec constance la violence de l'épuration sauvage et l'hypocrisie de la justice des vainqueurs. L'auteur met en balance les actions des collaborateurs français et la rébellion antisoviétique en Hongrie, la lutte des indépendantistes algériens et les engagements des joséfins, ces alliés espagnols de Joseph Bonaparte... A plusieurs reprises, il évoque aussi le bombardement de Dresde, ce qu'il appelle « la tactique de l'écrabouillage et friterie totale au phosphore » ; un événement que, selon lui, le monde d'après 1945 préfère oublier. Céline lui-même, au moment de son exil, avait été accusé de trahison par les tribunaux de l'épuration en France pour avoir fait réimprimer pendant l'occupation ses pamphlets antisémites Bagatelles pour un massacre (1937) et L'École des cadavres (1938), mais aussi pour avoir soutenu Jacques Doriot, et pour avoir été traité en ami par les forces d'occupation. En 1949, il est accusé du crime d'« indignité nationale » (3). En 1951, l'amnistie lui permet de rentrer en France, mais jusqu'à la fin de sa vie ses écrits prennent la forme d'un plaidoyer contre Nuremberg, les procès de l'épuration et sa propre dégradation nationale. Ce qui nous vaut quelques omissions de taille.
Ainsi, dans D'un château l'autre il n'évoque qu'en passant Bagatelles pour un massacre et son propre antisémitisme, et il ne parle jamais de la Shoah. Ce livre, chef-d'œuvre littéraire, reste néanmoins un document précieux sur la fin de la collaboration et l'exil du gouvernement de Vichy à Sigmaringen. Pas étonnant, donc, qu'il soit copié : son style, son engagement font de Céline une espèce de modèle pour pénétrer le siècle tragique. En effet, nous continuons à entendre sa voix dans une littérature contemporaine qui cherche à s'emparer de l'histoire dans ce qu'elle a de plus violent. Déjà les romanciers américains Joseph Heller dans Catch-22 (1961) et Kurt Vonnegut avec Abattoir 5 (1969) s'étaient tournés vers Céline pour nous faire sentir les défaillances logiques et la violence extrême de l'héroïsme guerrier américain. Plus récemment, dans son roman Allah n'est pas obligé (2000), l'Ivoirien Ahmadou Kourouma a adopté un style qui rappelle celui de Céline pour nous raconter les aventures du jeune Birahima, un enfant-soldat embrigadé dans les guerres civiles au Liberia et en Sierra Leone : « Voilà. Je commence à conter mes salades. [ ... ] C'est comme ça que ça se passe », lance le narrateur. Dernier exemple en date, celui des Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell : à travers la voix de l'ancien SS Max Aue, il nous semble entendre celle de Céline, sa complicité hostile avec le lecteur tout au long d'un récit presque insoutenable des atrocités nazies. La verve rhétorique de Céline, son ressentiment, sa proximité avec les acteurs de l'histoire mais aussi sa complicité avec les pires atrocités du XXe siècle font de lui une espèce de terrible modèle pour une nouvelle littérature qui tente de nous faire comprendre les gestes, les paroles et le monde sensoriel d'un siècle tragique.
Philip WATTS
Professeur au département de français à l'université de Columbia
Histoire n°363, avril 2011.
1- A. Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005.
2- H. Rousso, Pétain et la fin de la collaboration : Sigmaringen, 1944-1945, Bruxelles Complexe, 1984.
3- Anne Simonin a retracé les origines et l'évolution de ce "crime nouveau", Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l'indignité, 1791-1958, Grasset, 2008.
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