Fernand Destouches n'était pas uniformément hostile aux journaux destinés à la jeunesse. Sans doute son refus se portait-il contre ceux que l'on commençait à nommer les « illustrés », à leur apparition vers 1904, parce qu'ils introduisaient l'innovation d'histoires racontées en images, non sans un commentaire dans la partie inférieure de chacune. Il est significatif que l'hebdomadaire à propos duquel se manifeste l'hostilité du père dans Mort à crédit y soit mentionné sous le titre « Les Belles aventures illustrées », alors qu'il s'intitulait seulement Les Belles Images. Titre mis à part, il n'avait pas été, texte et images, sans laisser de traces dans la mémoire du jeune garçon, s'il est vrai qu'on peut lui rattacher le projet d'une « légende » que Céline commencera à écrire après Voyage au bout de la nuit et qu'il délaissera au profit de Mort à crédit (5l). Mais pour le reste, le père était si peu hostile à la presse pour enfants en général qu'en 1907-1908 il fait parvenir à son fils en Allemagne les numéros successifs de journaux qui ne diffèrent pas sensiblement des autres si ce n'est par l'absence d'illustrations de bande dessinée. Ainsi Qui lit rit, Journal humoristique de la famille ou, en plus sérieux, Saint-Nicolas, Journal illustré pour garçons et filles (52). Mais la lecture la plus marquante est celle de deux périodiques plus ambitieux, Lectures pour tous et Je sais tout. Elle est attestée dans la correspondance de l'époque et rappelée par la suite (53). Le premier a pour sous-titre Revue universelle illustrée, le second, Magazine encyclopédique illustré (pour l'illustration des deux, il ne s'agit naturellement plus de bande dessinée mais de photographies). Ce sont des publications remarquables tant par l'étendue des sujets qui y sont traités que par leur niveau d'information et de réflexion. Elles ne s'adressent pas particulièrement aux enfants mais veillent à rester pédagogiques dans leur projet de vulgarisation. Quand le jeune Destouches mentionne l'une d'elles pour la première fois, il a quinze ans. Elles tiennent au courant un public désireux d'être instruit aussi bien des grands problèmes de l'heure et des événements de la planète que de sujets scientifiques ou techniques, à une époque où les inventions se multiplient. Elles satisfont la soif de savoir dans de nombreux domaines tout en initiant aux idées générales. C'est par elles qu'un garçon de quinze ans qui a quitté l'école depuis deux ans acquiert une familiarité avec le brassage de telles idées, dans un premier contact séduisant, voire enivrant, mais non sans danger vu l'insuffisance de connaissances correspondantes. Toute sa vie, Céline gardera le goût de ces généralisations et de ces affirmations d'autant plus assurées qu'elles sont invérifiables. Le plaisir qu'elles donnent à celui qui les profère tient au sentiment d'une prise intellectuelle sur le monde. Le risque est que ce sentiment vire au vertige.
Les sujets traités dans les numéros de ces années sont d'une variété encyclopédique. On relève en premier lieu ceux qui traitent d'innovalions techniques : il n'est pas étonnant que, la première fois que le titre Lectures pour tous est mentionné dans ces lettres, ce soit en référence à l'oncle Louis. Mais l'attention est aussi attirée par la rubrique « Hygiène, Médecine » et en particulier par le nombre des articles consacrés à la tuberculose (en 1917, Louis Destouches ne sera pas sans préparation quand il s'aventurera à donner des conférences sur le pour le compte de la Fondation Rockefeller) et plus encore à l'alcoolisme en France. Quand, dans Bagatelles pour un massacre, Céline lancera ses vitupérations à ce propos, il ne fera que reprendre les avertissements de Lectures pour tous : si la France ne se débarrasse pas de ce fléau, elle disparaîtra « comme race et comme nations (54) ». Dans le domaine de la médecine, un article de mai 1909 est remarquable à un double titre, par son sujet et par son auteur. Intitulé « Les martyrs de la science », il était consacré d'une part à Semmelweis, l'accoucheur hongrois auquel Louis Destouches consacrera sa thèse de médecine, d'autre part à Pline l'Ancien, qui sera l'un des deux dédicataires de la seconde partie de Féerie pour une autre fois; quant à son auteur, il n'était autre que le biologiste Élie Metchnikoff, dont Céline fera l'éloge en 1916 à l'occasion de sa mort.
Au-delà de ces traces ponctuelles, c'est toute une idéologie dont s'imprègne le jeune Destouches dans les deux revues. Durant ces années qui précèdent la guerre de 1914, où l'expansion coloniale est d'actualité, elles sont au diapason de l'époque, donc nationalistes pour ne pas dire revanchardes, xénophobes surtout à l'endroit des peuples d'Extrême-Orient, racistes à l'égard des peuples colonisés d'Afrique et, sans obsession mais comme une chose allant de soi, antisémites. Je sais tout allait même, dans son numéro du 15 janvier 1906, jusqu'à associer et même assimiler trois des ennemis potentiels : « Les Japonais actuels, les Anglais, les Juifs, ne seraient-ils qu'un seul et même peuple, ou plutôt trois rameaux issus de l'antique souche hébraïque ? » La lecture d'articles de ce genre par un garçon âgé alors de douze à quinze ans pouvait ne pas rester sans effet.
Le contact de Louis Destouches avec ces revues ne se limite pas aux années d'enfance. On retrouve des mentions de leur lecture un peu plus tard, pendant la guerre, et au-delà. En 1922, il réussira, au culot, à y placer un article qui se veut scientifique. Pendant l'Occupation, pour une réédition de ses deux pamphlets antisémites, il ira rechercher dans d'anciens numéros des photographies, dont plusieurs de la Belle Epoque, pour en étayer ses thèses. Lui qui tient pour une chance d'avoir échapper au moule de l'enseignement secondaire a puisé dans ces revues le fonds de connaissances dont il ressentait le besoin, mais s'est aussi nourri des idées reçues qu'elles véhiculaient.
Les sujets traités dans les numéros de ces années sont d'une variété encyclopédique. On relève en premier lieu ceux qui traitent d'innovalions techniques : il n'est pas étonnant que, la première fois que le titre Lectures pour tous est mentionné dans ces lettres, ce soit en référence à l'oncle Louis. Mais l'attention est aussi attirée par la rubrique « Hygiène, Médecine » et en particulier par le nombre des articles consacrés à la tuberculose (en 1917, Louis Destouches ne sera pas sans préparation quand il s'aventurera à donner des conférences sur le pour le compte de la Fondation Rockefeller) et plus encore à l'alcoolisme en France. Quand, dans Bagatelles pour un massacre, Céline lancera ses vitupérations à ce propos, il ne fera que reprendre les avertissements de Lectures pour tous : si la France ne se débarrasse pas de ce fléau, elle disparaîtra « comme race et comme nations (54) ». Dans le domaine de la médecine, un article de mai 1909 est remarquable à un double titre, par son sujet et par son auteur. Intitulé « Les martyrs de la science », il était consacré d'une part à Semmelweis, l'accoucheur hongrois auquel Louis Destouches consacrera sa thèse de médecine, d'autre part à Pline l'Ancien, qui sera l'un des deux dédicataires de la seconde partie de Féerie pour une autre fois; quant à son auteur, il n'était autre que le biologiste Élie Metchnikoff, dont Céline fera l'éloge en 1916 à l'occasion de sa mort.
Au-delà de ces traces ponctuelles, c'est toute une idéologie dont s'imprègne le jeune Destouches dans les deux revues. Durant ces années qui précèdent la guerre de 1914, où l'expansion coloniale est d'actualité, elles sont au diapason de l'époque, donc nationalistes pour ne pas dire revanchardes, xénophobes surtout à l'endroit des peuples d'Extrême-Orient, racistes à l'égard des peuples colonisés d'Afrique et, sans obsession mais comme une chose allant de soi, antisémites. Je sais tout allait même, dans son numéro du 15 janvier 1906, jusqu'à associer et même assimiler trois des ennemis potentiels : « Les Japonais actuels, les Anglais, les Juifs, ne seraient-ils qu'un seul et même peuple, ou plutôt trois rameaux issus de l'antique souche hébraïque ? » La lecture d'articles de ce genre par un garçon âgé alors de douze à quinze ans pouvait ne pas rester sans effet.
Le contact de Louis Destouches avec ces revues ne se limite pas aux années d'enfance. On retrouve des mentions de leur lecture un peu plus tard, pendant la guerre, et au-delà. En 1922, il réussira, au culot, à y placer un article qui se veut scientifique. Pendant l'Occupation, pour une réédition de ses deux pamphlets antisémites, il ira rechercher dans d'anciens numéros des photographies, dont plusieurs de la Belle Epoque, pour en étayer ses thèses. Lui qui tient pour une chance d'avoir échapper au moule de l'enseignement secondaire a puisé dans ces revues le fonds de connaissances dont il ressentait le besoin, mais s'est aussi nourri des idées reçues qu'elles véhiculaient.
Henri GODARD
Henri Godard, Céline, Gallimard, 2011, pp.33-36.
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Notes
51- Sur ce point, voir la notice de ce roman, p.1392, et l'étude de Thomas Schmidt-Grassee, "Les pamphlets et la Belle Epoque", L'Année céline 1994, p.282.
52- Lettres 07-1 et 07-11.
53- Lettre 09-9.
54- Lectures pour tous, numéros d'octobre 1899, décembre 1900, etc.
Notes
51- Sur ce point, voir la notice de ce roman, p.1392, et l'étude de Thomas Schmidt-Grassee, "Les pamphlets et la Belle Epoque", L'Année céline 1994, p.282.
52- Lettres 07-1 et 07-11.
53- Lettre 09-9.
54- Lectures pour tous, numéros d'octobre 1899, décembre 1900, etc.
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