Villon comme Céline sont génétiquement des phénomènes comme disait Peter Brook parlant de Shakespeare « doté d'une extraordinaire capacité d'observation d'assimilation et de mémoire... » Ce sont des prophètes, des visionnaires. Mais en contrepartie, ce sont des réprouvés, des maudits.
Villon est bachelier en 1449, obtient en 1452 la maîtrise ès arts à l'Université de Paris (la Sorbonne compte alors cinq mille étudiants) mais l'époque est en perdition : Villon traîne en bande dans les « bas-fonds » et se retrouve mêlé à quelques mauvais coups. Villon est le mauvaiz enffant. Il en formule le repentir dans Le Testament :
Eh Dieu ! si j'eusse estudié
Ou temps de ma jeunesse folle
Et a bonnes meurs dedié
J'eusse maison et couche molle
Mais quoy ! je fuyois l'escolle
Comme fait le mauvaiz enflant
En escripvant ceste parolle
A peu que le cuer ne me fent.
Des moeurs que Champion appelle pudiquement les « équivoques de Villon », alors que Thierry Martin évoque clairement ses talents homosexuels. Dans Le Testament où Villon règle ses comptes, il est rarement moins équivoque que dans le huitain 122 consacré à un juge homosexuel, Macé d'Orléans, nommée « la petite Macée » :
Quant des auditeurs messeigneurs,
Leur granche ilz auront lambroissee,
Et ceulx qui ont les culz rongneux,
Chacun une chaize persee,
Mais qu'a la petite Macee
D'Orléans, qui ot ma seinture,
L'amende en soit bien hault tauxee,
Elle est une mauvaise ordure.
(Le Testament)
Dans cette société, profondément immorale et pervertie, il est impératif d'être du côté du manche, les possédants ayant tous les droits, et les pauvres, les laissés pour compte, tous les désespoirs. Villon une personnalité, un talent, un destin tragique : voilà pourquoi les romantiques l'exhument au XIXè siècle, lui dressent une statue, celle du premier des poètes maudits. « Poètes maudits », l'expression est de Verlaine.
Autre temps, autres mœurs : Céline cultive lui aussi son côté doué et « petit chien savant ». Fils unique, ne supportant pas le carcan familial, il est lui aussi révolté, dissident : « Car il sait que seule la dissidence totale peut encore apporter le salut ». (Frank-Rutger Hausmann, Céline et Karl Epting). Contre l'ordre et le pouvoir établi : « J'ai une horreur pré-natale pour la contrainte. » (Céline, lettre à Simone Saintu, juillet 1916). « Je suis anarchiste jusqu'aux poils. Je l'ai toujours été et ne serai jamais rien d'autre. » Céline n'a pas eu le temps de faire des études : il a dû faire le coursier très tôt puis s'est engagé en 1912, pour fuir les ennuis et l'angoissant milieu familial. L'orgueil, par la suite de s'en sortir : « Évidemment, je n'ai jamais été au lycée. J'ai fait mes bachots, ma médecine tout en gagnant me vie. On apprend beaucoup par ce moyen. » Toujours recherchant la solitude, le comportement de révolte, Céline le sait : « Nul ne peut veiller sur sa solitude s'il ne sait se rendre odieux ». (Cioran). Une solitude forcément douloureuse : « Il faudrait savoir pourquoi on s'entête à ne pas guérir de la solitude. » (Voyage au bout de la nuit). Une solitude qu'accompagne une totale misanthropie : « Les hommes ne ressortant de la masse que par deux choses, les vices et l'intelligence. » (Céline, lettre à Simone Saintu, juillet 1916). « Il ne faut pas, voyez-vous s'occuper de l'homme. Il n'est rien. » (Lettre à Pierre Boujut, 1936) « Je suis, tu es, nous sommes des ravageurs, des fourbes, des salopes... » (Mea culpa). Ou encore dans Voyage au bout de la nuit : « C'est des hommes et d'eux seulement qu'il faut avoir peur, toujours. » On pourrait multiplier les citations de cet ordre.
Rimbaud, lyrique et terrible dans Une saison en enfer, parle longuement de ses origines : « Il m'est évident que j'ai toujours été race inférieure... Ma race ne se souleva jamais que pour piller. » Céline, comme Villon n'est pas né dans la misère non plus, mais il n'est pas né chez les puissants. Il confie à Guenot, dans les entretiens de 1960 : « Nous n'étions pas riche, c'était l'école communale, ils étaient tous comme moi, des petits miteux... Il y avait quelques gens riches, on les vénérait... On révérait l'homme riche pour sa richesse, on les trouvait d'ailleurs intelligents, en même temps, et savants... c'était comme une acceptation frénétique, ma mère me disait toute la journée, petit malheureux, si tu n'avais pas les gens riches... » Et dans l'interview de Francine Bloch : « À la Société des Nations, on m'a dit que je ne pouvais pas rester parce que je n'étais pas riche... fallait être riche pour être à la S.D.N.... c'était bien payé, mais c'était pas assez, fallait beaucoup d'argent... alors, là encore, je me suis rendu compte qu'il fallait faire un métier plus prolétaire, alors je suis rentré dans la médecine, la médecine de quartier, à Clichy... » Voilà pourquoi il est ce qu'il est et pourquoi il écrit ce qu'il écrit : : «...Je ne fais pas de la littérature de repos. » Et cette citation de Céline lui-même, dans Mea culpa, est révélatrice : « Jules Renard l'écrivait déjà : « Il ne suffit pas d'être heureux, il faut que les autres ne le soient pas. » Ou encore : « J'ai une réputation solidement établie d'ordure. Il faut qu'elle me serve. »
Car Céline est un pamphlétaire. Comme Villon. Villon n'écrit que sur le mode de la satire et de la charge : Le Lais – ce qu'on appelle le Petit Testament– et Le Testament sont des règlements de comptes. Voyage au bout de la nuit le premier ouvrage édité de Céline est déjà un pamphlet.
Dès 1933, un article de La Revue anarchiste consacrée au Voyage, sous la signature d'un dénommé « Nobody » l'analyse justement ainsi : « Un pamphlet contre l'argent, qui tient les fils de toutes les marionnettes, de la putain au général, du curé à la tapette, les leviers de toutes les formes d'oppression, de la caserne à la maison de fous, de l'hôpital à la prison : voilà le fond du livre.» Dix ans plus tard, en 1943, Brasillach reprend l'idée : « Le Voyage est un acte d'accusation total. (Contre le Juif, contre la société, contre l'Armée, contre Moscou, contre la République bourgeoise...) ». Dans Céline. Imaginaire pour une autre fois, Destruel prend en exemple le jugement que Stendhal avait émis sur l'artificialité des personnages des « pamphlets » de Voltaire pour faire valoir, en opposition, la vérité absolue des personnages de Céline : « Candide et Bardamu vont de déboires en débines... Stendhal notait d'ailleurs « le personnage de Voltaire manque de vérité, de naturel, le pamphlet se voit au travers. » Le Voyage est un pamphlet » C'est la nature de Céline, dès le Voyage, Céline est pamphlétaire bien avant ce qu'on désigne aujourd'hui comme ses pamphlets: Mea culpa, Bagatelles, L'École des cadavres, Les Beaux draps. Comment concevoir qu'on puisse écrire autre chose que des pamphlets ? Céline le dit dans son allocution de 1958 : « Je crois que le rôle documentaire et même psychologique du roman est terminé... ». Dans l'esprit de Céline, il y a cette phrase du Journal de Jules Renard, pourtant écrite cinquante ans avant, fin du XIXe: « Aujourd'hui, pour être pamphlétaire, il faudrait être d'abord un grand lyrique. L'ère des coups d'épingle a passé. » Céline l'a mise en pratique.
Un autre trait commun entre Villon et Céline est leur nature sacrificielle. Ils sont constamment victimes. Et plus que victimes, ils se sacrifient pour les autres, voire, pourquoi pas, pour l'humanité entière. Céline expliquant volontiers que son attitude antijuive et pro allemande étaient gratuites et qu'il se sacrifiait pour les autres (parlant de lui) : « Parce que le monde est matérialiste et ils se demandent pourquoi... s'il a fait ça, c'est qu'il avait un intérêt... mais je n'avais aucun intérêt ! c'était uniquement sacrificiel... je me sacrifiais pour mes semblables... » (Entretien avec Albert Zbinden, 1957). Avec ce désir de capter l'attention et de recueillir l'approbation des grands, comme Villon auprès de Charles d'Orléans, ou Céline cherchant toujours à présenter une image issue de l'idéal du Moi familial, tout à la fois « insecte nuisible » et « chien savant ».
Si Villon et Céline sont des mauvais enfants, moutons noirs, êtres maudits, ils le sont de manière prédestinée. Comme Céline l'écrit dans Mort à crédit: « Ma mère me regardait... « son maudit »... Elle se faisait une triste raison... Elle voulait plus m'abandonner... Puisque c'était évident que je finirais sur l'échafaud, elle m'accompagnerait jusqu'au bout... » Ils sont persécutés. Le monde entier s'acharne sur eux. Céline dans un entretien avec André Parinaud (1958) : « Je me considère victime des vacheries, et je crèverai en disant que j'ai été injustement traité... j'ai été dépouillé, dévalisé, pillé, salopé et ignominié de tous les côtés pour des gens qui n'en valaient pas la peine, voilà exactement ce que je pense, et pas du tout, aucun complexe d'infériorité, complexe de culpabilité ; je trouve que tous les autres sont coupables, pas moi, voilà comme je pense. » À Francine Bloch : « Je suis une saloperie qu'on aurait dû pendre... on me le dit, on me l'écrit, eh bien dame, c'est curieux, comment qu'il a réchappé à ça, ce con-là ? Il aurait dû être pendu depuis longtemps, ou bien empalé ou n'importe quoi... »
Les poètes maudits bénéficient d'un avantage: leur ultra sensibilité. Ce sont des êtres à forte tendance médiumnique : Villon et Céline sont des prophètes, des visionnaires. Après le succès public du Voyage en France et de sa traduction par Elsa Triolet en URSS, Céline, « l'Ézéchiel des faubourgs », entreprend en 1936 un voyage de l'autre côté du rideau de fer pour y dépenser ses royalties. Il en revient avec un pamphlet, un beau, un vrai, le premier annoncé comme tel: Mea culpa. Les premières lignes de l'ouvrage révèlent tout : « Le programme du Communisme ? malgré les dénégations : entièrement matérialiste ! Revendications d'une brute à l'usage des brutes !... l'Homme n'a jamais eu, en l'air et sur terre, qu'un seul tyran : lui-même !... Il en aura jamais d'autres... Le Communisme matérialiste, c'est la Matière avant tout et quand il s'agit de matière c'est jamais le meilleur qui triomphe, c'est toujours le plus cynique, le plus rusé, le plus brutal. Regardez donc dans cette U.R.S.S. comme le pèze s'est vite requinqué ! Comme l'argent a retrouvé tout de suite toute sa tyrannie ! et au cube encore ! » Dans tout ce que Céline écrit, il y a cette imprécation, et cette vision des choses. Après tout, dit Cioran, « Seul un monstre peut se permettre le luxe de voir les choses telles qu'elles sont. » Pierre Champion l'exprime à propos de Villon : « Avec la même acuité de vision qu'il porte sur les choses, le poète lit clairement dans sa conscience. » Villon, avant les Illuminations de Rimbaud, possède la vision globale et lucide du monde de son époque. Lucien Combelle (L.-F. Céline, Le style contre les idées) classe la réflexion dans l'évidence : « Médecin. Écrivain. Prophète. Visionnaire. Banalités dites, redites. » Que Erika Ostrovsky resserre : « Céline, le voyeur-voyant. » Un voyant dont la vision sur le monde, datée de Bagatelles pour un massacre (1937), mérite d'être lue et relue en 2011 : « Comment se fabriquent, je vous demande, les idoles dont se peuplent tous les rêves des générations d'aujourd'hui ? Comment le plus infime crétin, le canard le plus rebutant, la plus désespérante donzelle, peuvent-ils se muer en dieux ?... déesses ?... recueillir plus d'âmes en un jour que Jésus-Christ en deux mille ans ?... Publicité ! Que demande toute la foule moderne? Ego demande à se mettre à genoux devant l'or et devant la merde !... Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n'eut jamais dans toutes les pires antiquités... Du coup, on la gave, elle en crève... Et plus nulle, plus insignifiante est l'idole choisie au départ, plus elle a de chances de triompher dans le cœur des foules... mieux la publicité s'accroche à sa nullité, pénètre, entraîne toute l'idolâtrie... Ce sont les surfaces les plus lisses qui prennent le mieux la peinture. »
Le destin de Céline, Céline l'expose lui-même dans ce livre prémonitoire sinon prophétique qu'est sa thèse de médecine, La vie et l'œuvre de Semmelweis, écrite en 1924 pour son doctorat en médecine. Semmelweis : un chirurgien qui découvre l'asepsie, mais se heurte au conformisme de la médecine en particulier, de la société en général, et meurt dans un asile. Philippe Ignace Semmelweis ou « le prophète bafoué » (Denise Aebersold, Céline un démystificateur mythomane). Cette thèse est un mythe dit-elle « un projet personnel célinien, exprimant une situation psychique que l'auteur finira par vivre. » Il est « le prophète exclusif de la révélation du monde ». Céline s'est assimilé à son modèle initial, Les raisons du comportement provocateur de Céline, « sa recherche complaisante du malheur deviennent intelligibles. Il fallait que Louis-Ferdinand se mit à l'écart de son siècle... » Céline l'écrit lui-même dès 1924: « Dans le destin de Semmelweis, où les grands malheurs semblent parfois familiers, les chagrins tombent parfois si lourdement qu'ils s'estompent dans l'absurde. »
LA DESTINÉE
« Plus un écrivain est doué, plus il s'applique à mettre ses personnages dans des situations sans issue ; il les poursuit, il les tyrannise, il les contraint à affronter tous les détails de l'impasse ou de l'agonie. » Ce que dit Cioran à propos de Tolstoï dans La chute dans le temps est à rapprocher des deux personnages qui sont l'objet de ce livre, Villon et Céline. Pour paraphraser Cioran, Villon et Céline se retrouvent plongés dans des situations sans issue. Poursuivis, tyrannisés, ils ont passé leur existence à affronter tous les détails de l'impasse et de l'agonie. Les parcours de Villon et de Céline sont en forme de fuite. Villon et Céline sont des fugitifs : Villon, de ballade en ballade, et Céline, en voyageur jusqu'au bout de la nuit. De fugitifs à condamnés, il n'y a qu'un pas. De condamnés à damnés, il n'y a qu'une syllabe. Leur destin, c'est l'exil.
Depuis l'obtention de son diplôme, en 1452, jusqu'à sa disparition en 1463, Villon connaît onze années d'allers-retours dans le petit périmètre de la France d'alors : de Paris à Angers en passant par Orléans, Blois, Vendôme... Onze années de vagabondages au cours desquelles les condamnations, les cachots et les bannissements se succèdent. Dès 1455, à 24 ans, Villon doit fuir Paris après une échauffourée avec jet de pierre ayant atteint son but et terrassé à mort l'adversaire. Nuit de Noël 1456 : vol avec effraction au Collège de Navarre, dont il est accusé. L'affaire s'arrangeant, il revient à Paris pour se trouver à nouveau, en 1457, obligé d'en repartir. C'est à ce moment, qu'il réunit pour la première fois tous ses textes pour composer un ensemble appelé Le Lais, ou le Petit Testament. Dans un huitain du Lais, il donne pour prétexte de son départ un dépit amoureux :
Pour obvier a ses dangiers, Mon mieulx est, ce croy, de partir. A Dieu ! Je m'en vois a Angers, Puis qu'el ne me veult impartir Sa grave ne me departir. Par elle meurs, les membres sains ; Au fort, je suys amant martir, Du nombre des amoureux sains.
(Le lais)
À la fin de cette année-là, Villon se retrouve à Blois, à la cour de Charles d'Orléans, prince et poète, un homme de 63 ans, fait prisonnier à Azincourt et qui aura moisi dans les geôles anglaises vingt-cinq années, revenu depuis peu sur ses terres. Sa seconde épouse, Marie de Clèves vient de lui donner une petite fille et c'est à l'occasion de cette naissance que Villon compose alors son Épître à Marie, ainsi que deux autres ballades , la Ballade des contradictions et la Ballade franco-latine qui figurent dans le manuscrit des poésies de Charles d'Orléans tel qu'il est conservé à la B.N. Mais, après un conflit avec un des petits favoris de Charles, il doit quitter cette bonne fortune. En octobre, il est à Vendôme pour essayer de reprendre contact et fait parvenir à Charles d'Orléans (sans succès) deux ballades, la Ballade des proverbes et la Ballade des menus propos. À l'été 1461, on le retrouve emprisonné dans « la dure prison de Mehun », Meung-sur-Loire à 15 km d'Orléans.
En fosse gis, non pas soubz houx ne may,
En cest exil ouquel je suis transmis
Par Fortune, comme Dieu l'a permis.
Filles, amans, jeunes gens et nouveaulx.
Danseurs, saulteurs, faisans les piez de veaux,
Vifz comme dars, agus comme aguillon,
Gousiers tintons cler comme cascaveaux,
Le lesserez la, le povre Villon ?
(Poésie divers)
C'est là qu'il compose l'Épître à ses amis et le Débat du cœur et du corps de Villon. Libéré quelques mois plus tard, mais déchu de son titre de clerc, il rejoint Paris (date de la composition de la Ballade du regret du temps de la jeunesse et Ballade des dames du temps jadis.). C'est à partir de cette fin d'année 1461 qu'il commence Le Testament, le grand Testament qui va rassembler l'ensemble des poésies écrites depuis Le Lais. En novembre 1462, il est à nouveau arrêté pour un nouveau larcin. L'affaire du Collège de Navarre revient à la surface, il garde sa liberté en échange de devoir rembourser le butin. Mais, à nouveau impliqué dans une nouvelle rixe, arrêté, il est incarcéré au Châtelet, torturé et condamné. Pendant cette période, il compose le Quatrain et de la Ballade des pendus. En janvier 1463, le Parlement de Paris transforme sa condamnation pour la potence en dix ans de bannissement de Paris. Il écrit alors les deux ballades à l'ironie mordante, Question au clerc du guichet et Louange à la cour, ses derniers textes connus. Après ce dernier départ de Paris, sa trace est définitivement perdue. Un destin qu'on pourrait rapprocher de celui d'un Caravage, un siècle et demi plus tard. Le Caravage, comme Villon: « homosexuel vivant de prébendes, ivrogne violent, truand arrogant avec l'injure à la bouche, le voilà aussi assassin. » (Véronique Prat). Le Caravage, comme Villon, peintre que n'intéresse pas les « canons de la beauté, mais la splendeur du quotidien » où « L'ombre règne dans la toile... » Comme pour Villon, on s'est longtemps demandé comment Le Caravage avait disparu. Fuyant Rome pour Naples où des tueurs bientôt le recherchent, s'enfuyant à Malte où il ne tarde pas à se créer des inimitiés et devant s'échapper en Sicile, où les chevaliers de l'Ordre de Malte sont à ses trousses et revenant à Rome dans l'espoir que le Pape signe sa grâce, échouant à quelques kilomètres des États Pontificaux, à Porto Ercole, où sa trace se perd sur le sable de la plage ou à l'hôpital pour cause de paludisme. Dans l'histoire des parcours de Villon ou du Caravage, comme celui de Céline, on retrouve la même poursuite sans fin d'un destin hors norme.
Sur son cahier, dans sa cellule au Danemark en 1948, Céline se dessine en Rip Van Winkle. Sans faire seulement référence à l'hallucinante fuite à travers l'Allemagne en 1944-45 pour rejoindre le supposé paradis danois, l'existence de Céline n'est que voyages, déménagements, départs et fuite en avant, « D'un château l'autre ». Dès son enfance, Passage Choiseul, Céline se considère au cachot : « Moi j'ai été élevé au passage Choiseul, dans le gaz de 250 becs d'éclairage. Du gaz et des claques, voilà ce que c'était de mon temps, l'éducation. Il faut vous dire que ça vous marque aussi, autant que la prison, en ce sens que vous n'avez aucun endroit pour aller jouer, et nous avions 360 becs de gaz qui marchaient jour et nuit, et nous avions les petits chiens qui venaient faire leurs besoins... » (Entretien avec Pierre Dumayet, 1958). Ses parents tiennent à ce qu'il ait une éducation complète : Céline voyage alors et effectue différents séjours en Allemagne et en Angleterre. En 1908 à Diepholz, puis à Karlsruhe ; en 1909 à Rochester et à Broadstairs. Débute ensuite la valse des petits boulots, à Paris et à Nice, en apprentissage dès l'âge de 16 ans, « 12 métiers, 13 misères » dit-il, trouvant comme fuite, pour « sortir des inquiétudes monotones et étriquées de ses parents » le moyen de s'engager dans l'armée, dans les cuirassiers, à 18 ans. Deux ans avant le grand conflit de 1914. Blessé dès octobre 1914, il est hospitalisé puis est envoyé à Londres en 1915, où il y fait les 400 coups (raconté dans Guignol's band et Le Pont de Londres). Familier du quartier de Soho, il se marie en 1916, « mariage blanc », avec une entraîneuse, mais il fuit encore une fois, cette fois-ci en Afrique, à Douala. « Je ne peux absolument pas être là... je suis bien plus avec les gens quand je les quitte ». Céline a la certitude que son parcours ne fait que commencer: « C'est pourquoi je parcours et parcourrai encore le monde dans des occupations fantaisistes ... C'est pourquoi le régiment des dévoyés et des « errants » se renforcera... transfert fatal de la désillusion, bouée de l'amour propre, rempart contre la solitude. » (Céline, lettre d'Afrique à Simone Sainte, juillet 1916). Il est rapatrié sanitaire en 1917. En mars 1918, habillé en pseudo soldat américain, il est conférencier ambulant à travers la Bretagne avec la mission Rockefeller. C'est dans ce cadre qu'il rencontre Anathase Follet, professeur à l'école de médecine de Rennes dont il épouse la fille Édith Follet en 1919, dont il a une fille, Colette, et dont il divorce en 1926. Il fait médecine à Rennes puis à Paris. Il réintègre la mission Rockefeller qui le détache au bureau d'hygiène de la SDN à Genève.
Céline voyage alors aux États-Unis et en Europe pendant l'année 1925 puis en Afrique en 1926. Mais cette grande institution et Genève ne sont décidément pas son monde. Il revient à Paris et prend le travail de vacataire dans un petit dispensaire nouvellement créé à Clichy. Nous sommes à la fin des années 20. Pour en sortir (encore une fuite), il imagine gribouiller son énorme torpille, Voyage au bout de la nuit qui sera le chef-d'oeuvre du siècle. Un livre dont le héros est traqué et se définit existentiellement comme un fuyard, caractéristique du complexe de persécution... La suite : après le succès imprévisible du Voyage et le retour d'Elizabeth Craig aux États-Unis, il tente de la rejoindre là-bas. Sans succès. En 1936, en plein front populaire, il voyage en URSS et en revient avec Mea culpa. En 1937, il sort Bagatelles pour un massacre dans lequel il déclare ne plus vouloir voyager : « Je me méfie des fantômes... ils sont partout... Je ne veux plus voyager... c'est trop dangereux... Je veux rester ici pour voir... tout voir... Je veux passer fantôme ici, dans mon trou... dans ma tanière... Je leur ferai à tous... Hou ! rouh L.. Hou !... rouh !... Ils crèveront de peur... ils m'ont assez emmerdé du temps que j'êtais vivant... Ça sera bien mon tour... » À la déclaration de guerre, réformé, il est recruté par la compagnie Paquet pour être médecin sur un navire marchand qui est touché mais pas coulé au large de Gibraltar. Il se retrouve dans un dispensaire à Sartrouville et fait l'ambulance jusqu'en Charente en juin 1940. Puis il devient médecin titulaire au dispensaire de Bezons. En juin 1944, fuyant l'avancée des troupes alliées en France, Céline erre de Baden-Baden à Krânzlin, puis en septembre se retrouve à Sigmaringen dans le panier de crabes d'un petit millier de Français exilés avec le maréchal Pétain et ses ministres. « À Paris, on ne demandait qu'à m'assassiner, je n'aurais même pas vu la Cour de Justice, moi, j'étais assassiné, soit à l'Institut Dentaire, soit à la villa Saïd, tout était prêt... Je me suis sauvé, esquivé parce que je ne voulais pas être assassiné, ni moi ni ma femme... On m'a tout volé... oui, on m'a tout pris, oui, on m'a foutu en prison, là-bas au Danemark, j'ai fait deux ans de réclusion, bien... tout ça c'est banal... » (Entretien avec Albert Zbinden, 1957). En mars 1945, périple apocalyptique à travers l'Allemagne en feu, sujet des trois derniers romans, D'un château l'autre, Nord et Rigodon. À Copenhage il ne tarde pas à se retrouver dans une cellule de condamné à mort. Avec de fortes conséquences psychiques. Dans Céline secret Lurette Almanzor dit : « Quand on fait de la prison, on est à jamais séparé des autres. » Cachot et hôpital pendant onze mois, avant d'être reclus sur les bords de la Baltique, à 60 km de Copenhague, dans une petite propriété de son avocat danois, Thorvald Mikkelsen, à Klarskovgaard. Au terme de ces six années d'exil, il refoule la terre française, dans l'hostilité générale, et va se nicher sur les hauteurs de Meudon, dernier exil, 25 ter route des Gardes, dans lequel il s'enferme avec ses animaux.
Il n'aura plus que dix ans à vivre pour produire ses derniers chefs d'ceuvre. Dernière et ultime fuite décès le 1er juillet 1961.
Pierre de BONNEVILLE
Le Bulletin célinien n°333, septembre 2011.
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Villon est bachelier en 1449, obtient en 1452 la maîtrise ès arts à l'Université de Paris (la Sorbonne compte alors cinq mille étudiants) mais l'époque est en perdition : Villon traîne en bande dans les « bas-fonds » et se retrouve mêlé à quelques mauvais coups. Villon est le mauvaiz enffant. Il en formule le repentir dans Le Testament :
Eh Dieu ! si j'eusse estudié
Ou temps de ma jeunesse folle
Et a bonnes meurs dedié
J'eusse maison et couche molle
Mais quoy ! je fuyois l'escolle
Comme fait le mauvaiz enflant
En escripvant ceste parolle
A peu que le cuer ne me fent.
Des moeurs que Champion appelle pudiquement les « équivoques de Villon », alors que Thierry Martin évoque clairement ses talents homosexuels. Dans Le Testament où Villon règle ses comptes, il est rarement moins équivoque que dans le huitain 122 consacré à un juge homosexuel, Macé d'Orléans, nommée « la petite Macée » :
Quant des auditeurs messeigneurs,
Leur granche ilz auront lambroissee,
Et ceulx qui ont les culz rongneux,
Chacun une chaize persee,
Mais qu'a la petite Macee
D'Orléans, qui ot ma seinture,
L'amende en soit bien hault tauxee,
Elle est une mauvaise ordure.
(Le Testament)
Dans cette société, profondément immorale et pervertie, il est impératif d'être du côté du manche, les possédants ayant tous les droits, et les pauvres, les laissés pour compte, tous les désespoirs. Villon une personnalité, un talent, un destin tragique : voilà pourquoi les romantiques l'exhument au XIXè siècle, lui dressent une statue, celle du premier des poètes maudits. « Poètes maudits », l'expression est de Verlaine.
Autre temps, autres mœurs : Céline cultive lui aussi son côté doué et « petit chien savant ». Fils unique, ne supportant pas le carcan familial, il est lui aussi révolté, dissident : « Car il sait que seule la dissidence totale peut encore apporter le salut ». (Frank-Rutger Hausmann, Céline et Karl Epting). Contre l'ordre et le pouvoir établi : « J'ai une horreur pré-natale pour la contrainte. » (Céline, lettre à Simone Saintu, juillet 1916). « Je suis anarchiste jusqu'aux poils. Je l'ai toujours été et ne serai jamais rien d'autre. » Céline n'a pas eu le temps de faire des études : il a dû faire le coursier très tôt puis s'est engagé en 1912, pour fuir les ennuis et l'angoissant milieu familial. L'orgueil, par la suite de s'en sortir : « Évidemment, je n'ai jamais été au lycée. J'ai fait mes bachots, ma médecine tout en gagnant me vie. On apprend beaucoup par ce moyen. » Toujours recherchant la solitude, le comportement de révolte, Céline le sait : « Nul ne peut veiller sur sa solitude s'il ne sait se rendre odieux ». (Cioran). Une solitude forcément douloureuse : « Il faudrait savoir pourquoi on s'entête à ne pas guérir de la solitude. » (Voyage au bout de la nuit). Une solitude qu'accompagne une totale misanthropie : « Les hommes ne ressortant de la masse que par deux choses, les vices et l'intelligence. » (Céline, lettre à Simone Saintu, juillet 1916). « Il ne faut pas, voyez-vous s'occuper de l'homme. Il n'est rien. » (Lettre à Pierre Boujut, 1936) « Je suis, tu es, nous sommes des ravageurs, des fourbes, des salopes... » (Mea culpa). Ou encore dans Voyage au bout de la nuit : « C'est des hommes et d'eux seulement qu'il faut avoir peur, toujours. » On pourrait multiplier les citations de cet ordre.
Rimbaud, lyrique et terrible dans Une saison en enfer, parle longuement de ses origines : « Il m'est évident que j'ai toujours été race inférieure... Ma race ne se souleva jamais que pour piller. » Céline, comme Villon n'est pas né dans la misère non plus, mais il n'est pas né chez les puissants. Il confie à Guenot, dans les entretiens de 1960 : « Nous n'étions pas riche, c'était l'école communale, ils étaient tous comme moi, des petits miteux... Il y avait quelques gens riches, on les vénérait... On révérait l'homme riche pour sa richesse, on les trouvait d'ailleurs intelligents, en même temps, et savants... c'était comme une acceptation frénétique, ma mère me disait toute la journée, petit malheureux, si tu n'avais pas les gens riches... » Et dans l'interview de Francine Bloch : « À la Société des Nations, on m'a dit que je ne pouvais pas rester parce que je n'étais pas riche... fallait être riche pour être à la S.D.N.... c'était bien payé, mais c'était pas assez, fallait beaucoup d'argent... alors, là encore, je me suis rendu compte qu'il fallait faire un métier plus prolétaire, alors je suis rentré dans la médecine, la médecine de quartier, à Clichy... » Voilà pourquoi il est ce qu'il est et pourquoi il écrit ce qu'il écrit : : «...Je ne fais pas de la littérature de repos. » Et cette citation de Céline lui-même, dans Mea culpa, est révélatrice : « Jules Renard l'écrivait déjà : « Il ne suffit pas d'être heureux, il faut que les autres ne le soient pas. » Ou encore : « J'ai une réputation solidement établie d'ordure. Il faut qu'elle me serve. »
Car Céline est un pamphlétaire. Comme Villon. Villon n'écrit que sur le mode de la satire et de la charge : Le Lais – ce qu'on appelle le Petit Testament– et Le Testament sont des règlements de comptes. Voyage au bout de la nuit le premier ouvrage édité de Céline est déjà un pamphlet.
Dès 1933, un article de La Revue anarchiste consacrée au Voyage, sous la signature d'un dénommé « Nobody » l'analyse justement ainsi : « Un pamphlet contre l'argent, qui tient les fils de toutes les marionnettes, de la putain au général, du curé à la tapette, les leviers de toutes les formes d'oppression, de la caserne à la maison de fous, de l'hôpital à la prison : voilà le fond du livre.» Dix ans plus tard, en 1943, Brasillach reprend l'idée : « Le Voyage est un acte d'accusation total. (Contre le Juif, contre la société, contre l'Armée, contre Moscou, contre la République bourgeoise...) ». Dans Céline. Imaginaire pour une autre fois, Destruel prend en exemple le jugement que Stendhal avait émis sur l'artificialité des personnages des « pamphlets » de Voltaire pour faire valoir, en opposition, la vérité absolue des personnages de Céline : « Candide et Bardamu vont de déboires en débines... Stendhal notait d'ailleurs « le personnage de Voltaire manque de vérité, de naturel, le pamphlet se voit au travers. » Le Voyage est un pamphlet » C'est la nature de Céline, dès le Voyage, Céline est pamphlétaire bien avant ce qu'on désigne aujourd'hui comme ses pamphlets: Mea culpa, Bagatelles, L'École des cadavres, Les Beaux draps. Comment concevoir qu'on puisse écrire autre chose que des pamphlets ? Céline le dit dans son allocution de 1958 : « Je crois que le rôle documentaire et même psychologique du roman est terminé... ». Dans l'esprit de Céline, il y a cette phrase du Journal de Jules Renard, pourtant écrite cinquante ans avant, fin du XIXe: « Aujourd'hui, pour être pamphlétaire, il faudrait être d'abord un grand lyrique. L'ère des coups d'épingle a passé. » Céline l'a mise en pratique.
Un autre trait commun entre Villon et Céline est leur nature sacrificielle. Ils sont constamment victimes. Et plus que victimes, ils se sacrifient pour les autres, voire, pourquoi pas, pour l'humanité entière. Céline expliquant volontiers que son attitude antijuive et pro allemande étaient gratuites et qu'il se sacrifiait pour les autres (parlant de lui) : « Parce que le monde est matérialiste et ils se demandent pourquoi... s'il a fait ça, c'est qu'il avait un intérêt... mais je n'avais aucun intérêt ! c'était uniquement sacrificiel... je me sacrifiais pour mes semblables... » (Entretien avec Albert Zbinden, 1957). Avec ce désir de capter l'attention et de recueillir l'approbation des grands, comme Villon auprès de Charles d'Orléans, ou Céline cherchant toujours à présenter une image issue de l'idéal du Moi familial, tout à la fois « insecte nuisible » et « chien savant ».
Si Villon et Céline sont des mauvais enfants, moutons noirs, êtres maudits, ils le sont de manière prédestinée. Comme Céline l'écrit dans Mort à crédit: « Ma mère me regardait... « son maudit »... Elle se faisait une triste raison... Elle voulait plus m'abandonner... Puisque c'était évident que je finirais sur l'échafaud, elle m'accompagnerait jusqu'au bout... » Ils sont persécutés. Le monde entier s'acharne sur eux. Céline dans un entretien avec André Parinaud (1958) : « Je me considère victime des vacheries, et je crèverai en disant que j'ai été injustement traité... j'ai été dépouillé, dévalisé, pillé, salopé et ignominié de tous les côtés pour des gens qui n'en valaient pas la peine, voilà exactement ce que je pense, et pas du tout, aucun complexe d'infériorité, complexe de culpabilité ; je trouve que tous les autres sont coupables, pas moi, voilà comme je pense. » À Francine Bloch : « Je suis une saloperie qu'on aurait dû pendre... on me le dit, on me l'écrit, eh bien dame, c'est curieux, comment qu'il a réchappé à ça, ce con-là ? Il aurait dû être pendu depuis longtemps, ou bien empalé ou n'importe quoi... »
Les poètes maudits bénéficient d'un avantage: leur ultra sensibilité. Ce sont des êtres à forte tendance médiumnique : Villon et Céline sont des prophètes, des visionnaires. Après le succès public du Voyage en France et de sa traduction par Elsa Triolet en URSS, Céline, « l'Ézéchiel des faubourgs », entreprend en 1936 un voyage de l'autre côté du rideau de fer pour y dépenser ses royalties. Il en revient avec un pamphlet, un beau, un vrai, le premier annoncé comme tel: Mea culpa. Les premières lignes de l'ouvrage révèlent tout : « Le programme du Communisme ? malgré les dénégations : entièrement matérialiste ! Revendications d'une brute à l'usage des brutes !... l'Homme n'a jamais eu, en l'air et sur terre, qu'un seul tyran : lui-même !... Il en aura jamais d'autres... Le Communisme matérialiste, c'est la Matière avant tout et quand il s'agit de matière c'est jamais le meilleur qui triomphe, c'est toujours le plus cynique, le plus rusé, le plus brutal. Regardez donc dans cette U.R.S.S. comme le pèze s'est vite requinqué ! Comme l'argent a retrouvé tout de suite toute sa tyrannie ! et au cube encore ! » Dans tout ce que Céline écrit, il y a cette imprécation, et cette vision des choses. Après tout, dit Cioran, « Seul un monstre peut se permettre le luxe de voir les choses telles qu'elles sont. » Pierre Champion l'exprime à propos de Villon : « Avec la même acuité de vision qu'il porte sur les choses, le poète lit clairement dans sa conscience. » Villon, avant les Illuminations de Rimbaud, possède la vision globale et lucide du monde de son époque. Lucien Combelle (L.-F. Céline, Le style contre les idées) classe la réflexion dans l'évidence : « Médecin. Écrivain. Prophète. Visionnaire. Banalités dites, redites. » Que Erika Ostrovsky resserre : « Céline, le voyeur-voyant. » Un voyant dont la vision sur le monde, datée de Bagatelles pour un massacre (1937), mérite d'être lue et relue en 2011 : « Comment se fabriquent, je vous demande, les idoles dont se peuplent tous les rêves des générations d'aujourd'hui ? Comment le plus infime crétin, le canard le plus rebutant, la plus désespérante donzelle, peuvent-ils se muer en dieux ?... déesses ?... recueillir plus d'âmes en un jour que Jésus-Christ en deux mille ans ?... Publicité ! Que demande toute la foule moderne? Ego demande à se mettre à genoux devant l'or et devant la merde !... Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n'eut jamais dans toutes les pires antiquités... Du coup, on la gave, elle en crève... Et plus nulle, plus insignifiante est l'idole choisie au départ, plus elle a de chances de triompher dans le cœur des foules... mieux la publicité s'accroche à sa nullité, pénètre, entraîne toute l'idolâtrie... Ce sont les surfaces les plus lisses qui prennent le mieux la peinture. »
Le destin de Céline, Céline l'expose lui-même dans ce livre prémonitoire sinon prophétique qu'est sa thèse de médecine, La vie et l'œuvre de Semmelweis, écrite en 1924 pour son doctorat en médecine. Semmelweis : un chirurgien qui découvre l'asepsie, mais se heurte au conformisme de la médecine en particulier, de la société en général, et meurt dans un asile. Philippe Ignace Semmelweis ou « le prophète bafoué » (Denise Aebersold, Céline un démystificateur mythomane). Cette thèse est un mythe dit-elle « un projet personnel célinien, exprimant une situation psychique que l'auteur finira par vivre. » Il est « le prophète exclusif de la révélation du monde ». Céline s'est assimilé à son modèle initial, Les raisons du comportement provocateur de Céline, « sa recherche complaisante du malheur deviennent intelligibles. Il fallait que Louis-Ferdinand se mit à l'écart de son siècle... » Céline l'écrit lui-même dès 1924: « Dans le destin de Semmelweis, où les grands malheurs semblent parfois familiers, les chagrins tombent parfois si lourdement qu'ils s'estompent dans l'absurde. »
LA DESTINÉE
« Plus un écrivain est doué, plus il s'applique à mettre ses personnages dans des situations sans issue ; il les poursuit, il les tyrannise, il les contraint à affronter tous les détails de l'impasse ou de l'agonie. » Ce que dit Cioran à propos de Tolstoï dans La chute dans le temps est à rapprocher des deux personnages qui sont l'objet de ce livre, Villon et Céline. Pour paraphraser Cioran, Villon et Céline se retrouvent plongés dans des situations sans issue. Poursuivis, tyrannisés, ils ont passé leur existence à affronter tous les détails de l'impasse et de l'agonie. Les parcours de Villon et de Céline sont en forme de fuite. Villon et Céline sont des fugitifs : Villon, de ballade en ballade, et Céline, en voyageur jusqu'au bout de la nuit. De fugitifs à condamnés, il n'y a qu'un pas. De condamnés à damnés, il n'y a qu'une syllabe. Leur destin, c'est l'exil.
Depuis l'obtention de son diplôme, en 1452, jusqu'à sa disparition en 1463, Villon connaît onze années d'allers-retours dans le petit périmètre de la France d'alors : de Paris à Angers en passant par Orléans, Blois, Vendôme... Onze années de vagabondages au cours desquelles les condamnations, les cachots et les bannissements se succèdent. Dès 1455, à 24 ans, Villon doit fuir Paris après une échauffourée avec jet de pierre ayant atteint son but et terrassé à mort l'adversaire. Nuit de Noël 1456 : vol avec effraction au Collège de Navarre, dont il est accusé. L'affaire s'arrangeant, il revient à Paris pour se trouver à nouveau, en 1457, obligé d'en repartir. C'est à ce moment, qu'il réunit pour la première fois tous ses textes pour composer un ensemble appelé Le Lais, ou le Petit Testament. Dans un huitain du Lais, il donne pour prétexte de son départ un dépit amoureux :
Pour obvier a ses dangiers, Mon mieulx est, ce croy, de partir. A Dieu ! Je m'en vois a Angers, Puis qu'el ne me veult impartir Sa grave ne me departir. Par elle meurs, les membres sains ; Au fort, je suys amant martir, Du nombre des amoureux sains.
(Le lais)
À la fin de cette année-là, Villon se retrouve à Blois, à la cour de Charles d'Orléans, prince et poète, un homme de 63 ans, fait prisonnier à Azincourt et qui aura moisi dans les geôles anglaises vingt-cinq années, revenu depuis peu sur ses terres. Sa seconde épouse, Marie de Clèves vient de lui donner une petite fille et c'est à l'occasion de cette naissance que Villon compose alors son Épître à Marie, ainsi que deux autres ballades , la Ballade des contradictions et la Ballade franco-latine qui figurent dans le manuscrit des poésies de Charles d'Orléans tel qu'il est conservé à la B.N. Mais, après un conflit avec un des petits favoris de Charles, il doit quitter cette bonne fortune. En octobre, il est à Vendôme pour essayer de reprendre contact et fait parvenir à Charles d'Orléans (sans succès) deux ballades, la Ballade des proverbes et la Ballade des menus propos. À l'été 1461, on le retrouve emprisonné dans « la dure prison de Mehun », Meung-sur-Loire à 15 km d'Orléans.
En fosse gis, non pas soubz houx ne may,
En cest exil ouquel je suis transmis
Par Fortune, comme Dieu l'a permis.
Filles, amans, jeunes gens et nouveaulx.
Danseurs, saulteurs, faisans les piez de veaux,
Vifz comme dars, agus comme aguillon,
Gousiers tintons cler comme cascaveaux,
Le lesserez la, le povre Villon ?
(Poésie divers)
C'est là qu'il compose l'Épître à ses amis et le Débat du cœur et du corps de Villon. Libéré quelques mois plus tard, mais déchu de son titre de clerc, il rejoint Paris (date de la composition de la Ballade du regret du temps de la jeunesse et Ballade des dames du temps jadis.). C'est à partir de cette fin d'année 1461 qu'il commence Le Testament, le grand Testament qui va rassembler l'ensemble des poésies écrites depuis Le Lais. En novembre 1462, il est à nouveau arrêté pour un nouveau larcin. L'affaire du Collège de Navarre revient à la surface, il garde sa liberté en échange de devoir rembourser le butin. Mais, à nouveau impliqué dans une nouvelle rixe, arrêté, il est incarcéré au Châtelet, torturé et condamné. Pendant cette période, il compose le Quatrain et de la Ballade des pendus. En janvier 1463, le Parlement de Paris transforme sa condamnation pour la potence en dix ans de bannissement de Paris. Il écrit alors les deux ballades à l'ironie mordante, Question au clerc du guichet et Louange à la cour, ses derniers textes connus. Après ce dernier départ de Paris, sa trace est définitivement perdue. Un destin qu'on pourrait rapprocher de celui d'un Caravage, un siècle et demi plus tard. Le Caravage, comme Villon: « homosexuel vivant de prébendes, ivrogne violent, truand arrogant avec l'injure à la bouche, le voilà aussi assassin. » (Véronique Prat). Le Caravage, comme Villon, peintre que n'intéresse pas les « canons de la beauté, mais la splendeur du quotidien » où « L'ombre règne dans la toile... » Comme pour Villon, on s'est longtemps demandé comment Le Caravage avait disparu. Fuyant Rome pour Naples où des tueurs bientôt le recherchent, s'enfuyant à Malte où il ne tarde pas à se créer des inimitiés et devant s'échapper en Sicile, où les chevaliers de l'Ordre de Malte sont à ses trousses et revenant à Rome dans l'espoir que le Pape signe sa grâce, échouant à quelques kilomètres des États Pontificaux, à Porto Ercole, où sa trace se perd sur le sable de la plage ou à l'hôpital pour cause de paludisme. Dans l'histoire des parcours de Villon ou du Caravage, comme celui de Céline, on retrouve la même poursuite sans fin d'un destin hors norme.
Sur son cahier, dans sa cellule au Danemark en 1948, Céline se dessine en Rip Van Winkle. Sans faire seulement référence à l'hallucinante fuite à travers l'Allemagne en 1944-45 pour rejoindre le supposé paradis danois, l'existence de Céline n'est que voyages, déménagements, départs et fuite en avant, « D'un château l'autre ». Dès son enfance, Passage Choiseul, Céline se considère au cachot : « Moi j'ai été élevé au passage Choiseul, dans le gaz de 250 becs d'éclairage. Du gaz et des claques, voilà ce que c'était de mon temps, l'éducation. Il faut vous dire que ça vous marque aussi, autant que la prison, en ce sens que vous n'avez aucun endroit pour aller jouer, et nous avions 360 becs de gaz qui marchaient jour et nuit, et nous avions les petits chiens qui venaient faire leurs besoins... » (Entretien avec Pierre Dumayet, 1958). Ses parents tiennent à ce qu'il ait une éducation complète : Céline voyage alors et effectue différents séjours en Allemagne et en Angleterre. En 1908 à Diepholz, puis à Karlsruhe ; en 1909 à Rochester et à Broadstairs. Débute ensuite la valse des petits boulots, à Paris et à Nice, en apprentissage dès l'âge de 16 ans, « 12 métiers, 13 misères » dit-il, trouvant comme fuite, pour « sortir des inquiétudes monotones et étriquées de ses parents » le moyen de s'engager dans l'armée, dans les cuirassiers, à 18 ans. Deux ans avant le grand conflit de 1914. Blessé dès octobre 1914, il est hospitalisé puis est envoyé à Londres en 1915, où il y fait les 400 coups (raconté dans Guignol's band et Le Pont de Londres). Familier du quartier de Soho, il se marie en 1916, « mariage blanc », avec une entraîneuse, mais il fuit encore une fois, cette fois-ci en Afrique, à Douala. « Je ne peux absolument pas être là... je suis bien plus avec les gens quand je les quitte ». Céline a la certitude que son parcours ne fait que commencer: « C'est pourquoi je parcours et parcourrai encore le monde dans des occupations fantaisistes ... C'est pourquoi le régiment des dévoyés et des « errants » se renforcera... transfert fatal de la désillusion, bouée de l'amour propre, rempart contre la solitude. » (Céline, lettre d'Afrique à Simone Sainte, juillet 1916). Il est rapatrié sanitaire en 1917. En mars 1918, habillé en pseudo soldat américain, il est conférencier ambulant à travers la Bretagne avec la mission Rockefeller. C'est dans ce cadre qu'il rencontre Anathase Follet, professeur à l'école de médecine de Rennes dont il épouse la fille Édith Follet en 1919, dont il a une fille, Colette, et dont il divorce en 1926. Il fait médecine à Rennes puis à Paris. Il réintègre la mission Rockefeller qui le détache au bureau d'hygiène de la SDN à Genève.
Céline voyage alors aux États-Unis et en Europe pendant l'année 1925 puis en Afrique en 1926. Mais cette grande institution et Genève ne sont décidément pas son monde. Il revient à Paris et prend le travail de vacataire dans un petit dispensaire nouvellement créé à Clichy. Nous sommes à la fin des années 20. Pour en sortir (encore une fuite), il imagine gribouiller son énorme torpille, Voyage au bout de la nuit qui sera le chef-d'oeuvre du siècle. Un livre dont le héros est traqué et se définit existentiellement comme un fuyard, caractéristique du complexe de persécution... La suite : après le succès imprévisible du Voyage et le retour d'Elizabeth Craig aux États-Unis, il tente de la rejoindre là-bas. Sans succès. En 1936, en plein front populaire, il voyage en URSS et en revient avec Mea culpa. En 1937, il sort Bagatelles pour un massacre dans lequel il déclare ne plus vouloir voyager : « Je me méfie des fantômes... ils sont partout... Je ne veux plus voyager... c'est trop dangereux... Je veux rester ici pour voir... tout voir... Je veux passer fantôme ici, dans mon trou... dans ma tanière... Je leur ferai à tous... Hou ! rouh L.. Hou !... rouh !... Ils crèveront de peur... ils m'ont assez emmerdé du temps que j'êtais vivant... Ça sera bien mon tour... » À la déclaration de guerre, réformé, il est recruté par la compagnie Paquet pour être médecin sur un navire marchand qui est touché mais pas coulé au large de Gibraltar. Il se retrouve dans un dispensaire à Sartrouville et fait l'ambulance jusqu'en Charente en juin 1940. Puis il devient médecin titulaire au dispensaire de Bezons. En juin 1944, fuyant l'avancée des troupes alliées en France, Céline erre de Baden-Baden à Krânzlin, puis en septembre se retrouve à Sigmaringen dans le panier de crabes d'un petit millier de Français exilés avec le maréchal Pétain et ses ministres. « À Paris, on ne demandait qu'à m'assassiner, je n'aurais même pas vu la Cour de Justice, moi, j'étais assassiné, soit à l'Institut Dentaire, soit à la villa Saïd, tout était prêt... Je me suis sauvé, esquivé parce que je ne voulais pas être assassiné, ni moi ni ma femme... On m'a tout volé... oui, on m'a tout pris, oui, on m'a foutu en prison, là-bas au Danemark, j'ai fait deux ans de réclusion, bien... tout ça c'est banal... » (Entretien avec Albert Zbinden, 1957). En mars 1945, périple apocalyptique à travers l'Allemagne en feu, sujet des trois derniers romans, D'un château l'autre, Nord et Rigodon. À Copenhage il ne tarde pas à se retrouver dans une cellule de condamné à mort. Avec de fortes conséquences psychiques. Dans Céline secret Lurette Almanzor dit : « Quand on fait de la prison, on est à jamais séparé des autres. » Cachot et hôpital pendant onze mois, avant d'être reclus sur les bords de la Baltique, à 60 km de Copenhague, dans une petite propriété de son avocat danois, Thorvald Mikkelsen, à Klarskovgaard. Au terme de ces six années d'exil, il refoule la terre française, dans l'hostilité générale, et va se nicher sur les hauteurs de Meudon, dernier exil, 25 ter route des Gardes, dans lequel il s'enferme avec ses animaux.
Il n'aura plus que dix ans à vivre pour produire ses derniers chefs d'ceuvre. Dernière et ultime fuite décès le 1er juillet 1961.
Pierre de BONNEVILLE
Le Bulletin célinien n°333, septembre 2011.
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