samedi 1 octobre 2011

Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles DANTZIG : entrée CÉLINE

CELINE (Louis-Ferdinand) : Le 7 avril 2000, au carrefour de l'Odéon, un clochard à demi-ivre entra dans l'autobus 96. Titubant, il s'avança vers le fond. Le bus roulait. Soudain :
— Et toi ?... Tu l'as vue, ta tête ?... Plaie mondiale !...
Avant de rapporter ses dires, je me suis demandé quelle serait la manière la plus exacte : et c'est celle de Céline. Céline est un vociférateur inventif. Dans le bus, prenant soin de ne pas regarder le clochard, tout le monde souriait. Cela m'a fait comprendre la popularité de cet écrivain. Elle tient à l'originalité de ses expressions et à la banalité de son ton. Une petite musique, selon l'insupportable expression qu'il a inventée dans un entretien à L'Express du 14 juin 1957 : air de chanteur des rues bouffeur de bourgeois, bagout de bonimenteur de la Chapelle, gouaille d'Aristide Bruant engueulant ses clients dans les cabarets de Montmartre. Quelle notion un étranger, qui n'a pas dans l'oreille ce bruit de fond parigot, peut-il se faire de Céline ? Probablement, comme aux Etats-Unis ou en Angleterre où il est peu connu et, dans les librairies, rangé avec la cult literature pour adolescents, le considérera-t-il comme une curiosité, un petit truc bizarre, un auteur pour fanzines. Ce n'est pas aberrant, mais tout de même, Céline est plus mainstream. Comment vous le faire sentir, touristes ? Prenez un taxi. Céline, c'est ce chauffeur mal embouché qui rage contre les nègres et peste contre les juifs. Visez-moi ce connard !... T'avances, eh, pédale !... Flic de mes deux !... Pauvre France !... Céline a le style même du chauffeur de taxi - il écrit à coups de klaxon.

A ses débuts, c'était un écrivain naturaliste. Le Voyage au bout de la nuit est bon comme un kouglof : 75 grammes de raisins de Corinthe dans un kilo de matière. Entre ses excellentes scènes, comme celle de l'enrôlement, nous mâchons de la pâte. Le livre exprime un sentiment déplaisant, la lâcheté. Une lâcheté mauvaise, amère et hautaine, qui fait de son personnage Bardamu un Tartarin inversé, un Déroulède des pantoufles. Cela suinte des pages comme une obsession et ronge la prose de Céline. Elle le mènera à ses pamphlets. Que dis-je ? Il y est déjà. Au roman suivant, sa comédie est en place : « Mais je ne suis pas Zizi, métèque, ni Franc-maçon, ni Normalien, je ne sais pas me faire valoir, je baise trop, j'ai pas la bonne réputation... » (Mort à crédit). Il ajoute la flatterie de la gaudriole française à l'habileté de la plainte qui le met du côté des petits. Ne lui demandez pourtant pas de pitié à leur endroit ; il veut le privilège de la mouise pour lui seul. Il vit dans le fantasme. Obtenant le prix Renaudot, vendant des centaines de milliers d'exemplaires, flatté, commenté, il se dit mal aimé, il voit du complot, il le souhaite ; tout pour faire résonner son moi. Avec un sans-gêne publicitaire qu'il ne perdra jamais, il écrit des choses comme : « Il lisait le "Voyage" celui-là... », raccourcissant le titre comme si le livre se berçait déjà dans la familiarité de l'inconscient collectif. Ah, il ne faut pas avoir beaucoup de fierté pour être égocentrique ! C'est le charlatanisme bien français des Hugo, des Chateaubriand, des Voltaire, des Montherlant, qu'il assaisonne d'un jus de ressentiment. Geignardise et vantardise sont les mamelles de Céline.
Ce n'est pas un romancier, mais un chroniqueur qui imagine avec humour : « Ma mère était pas cuisinière, elle faisait tout de même une ratatouille. Quand c'était pas "panade aux œufs" c'était sûrement "macaroni". Aucune pitié » (Mort à crédit). On se dit : voilà du bon, ne l'excitons pas en lui parlant, comme le clochard du bus. Dans le même livre, la tirade du comédien Courtial révèle son talent pour l'injure :

— Ferdinand ! qu'il m'interpelle ! Comment? c'est toi qui me parles ainsi ! A moi ? Toi, Ferdinand ? Arrête ! Juste Ciel et de grâce ! Pitié ! Appelle-moi ce que tu voudras ! Menteur ! Boa ! Vampire ! Engelure !

mais dure, hélas, une page. Comme Rabelais, Céline ne sait pas s'arrêter. La différence est que Rabelais ne pense pas bassement. Quand il dit merde, c'est joyeux, enfantin, amical ; quand c'est Céline, c'est amer, adolescent, mal digéré. (Il a d'ailleurs une passion pour la comparaison digestive.) « Les Anglais, c'est drôle quand même comme dégaine, c'est mi-curé, mi-garçonnet... Ils sortent jamais de l'équivoque... Ils s'enculent plutôt... » On dirait de l'Édith Cresson. Grands dieux, Édith Cresson !... Vous vous rappelez, ce Premier ministre qui traita les Anglais de pédés et les Japonais de fourmis ?... D'un peuple l'autre, Céline passe aux pamphlets antisémites ; Bagatelles pour un massacre, L'Ecole des cadavres. Ces livres, qui paraissent écrits par un ivrogne, sont le type même de l'écrit de convaincu. Aucune réflexion. Jappement perpétuel. Ça ne l'a pas lassé, de jouer toujours la même rengaine sur son orgue de Barbarie, et quand je dis barbarie... ? Dans un régime tel qu'il le rêvait, Céline aurait été mis en prison. La IIIè République qu'il haïssait lui donnait toute licence de la calomnier. La France entre les deux guerres a connu une liberté d'expression inédite depuis 1790-92, et ne l'a pas revue depuis. Tout pouvait s'écrire, sur n'importe quel ton. Et le hurlement et le dégueulage généralisés n'étaient rien par rapport au nihilisme des idéologies. La bonde était ouverte. Et l'Europe y a survécu ! Dans quel état, il faut dire : notre conscience en est encore bancale. Céline est le pendant de Stavisky (je ne dis pas la conséquence) : des faiseurs talentueux, et cupides, dans un régime faible. La démocratie qu'il hait engendre le démagogue qu'il est. Et cet homme fait pour écrire des poèmes baroques et des romans à la Scarron se perd dans le délire de ses difformes idées bondissant sur leur caillou comme Ezéchiel ou Zébulon.
Pendant la guerre, il publie un nouveau pamphlet, Les Beaux Draps. On pourrait se dire : l'Allemagne a gagné, les juifs sont persécutés, il est content, mais non, il faut qu'il donne son avis, son hystérique avis. Persécutez davantage ! Et, lorsque vient son tour de répondre de ses appels au meurtre, que tout est foutu, il a un coup de génie : il s'invente un moi bouffon et irresponsable. Moi, pamphlétaire ? Allons ! je déconnais ! Pigez rien à la rigolade ! jamais été pour les idées, moi, mais pour la musique ! Et il écrit un roman soudainement détaché, un rien, une fantaisie (fort bourrative, car sa musique n'est pas moins péremptoire que feu ses idées), Guignol's Band. Le titre révèle ce que sera le reste de sa vie : un cirque. Céline a deviné qu'il lui fallait jouer une comédie pour être sauvé, et transformer sa défaite biographique en victoire littéraire. C'est la trilogie persécutée, D'un château l'autre, Nord, Rigodon, auxquels on peut ajouter Féerie pour une autre fois et Normance. Se réfugiant en Allemagne avec les restes du pétainisme et de la collaboration, il en fait un récit pétardier et transforme le château de Sigmaringen en scène d'une opérette d'Offenbach orchestrée par Méphisto. Deuxième acte, il s'enfuit au Danemark à travers une Allemagne bombardée dans une mise en scène devenue expressionniste, puis, troisième acte, quelques mois de prison lui permettent de se donner le premier rôle. Céline avait expérimenté que la hâblerie paie. Il avait crié qu'il était un génie, un peuple pressé l'avait cru. Il cria qu'il était persécuté, on oublia qu'il avait été du côté des persécuteurs. Sa façon d'écrire s'exagère, et c'est une façon de ne pas s'expliquer. Il tape sur les casseroles pour qu'on oublie le sifflement de sa faute. Comme quoi il existe une franchise qui est de l'hypocrisie. Avec une impudence inouïe, Céline hulule au malheur, alors que l'Europe fume des bonnes manières de ses amis allemands et que ses confrères collaborateurs sont fusillés. On ne peut pas dire que l'honneur, s'il est l'acceptation de la responsabilité, ait étouffé Céline.

Revenant d'exil, il se crée un personnage de petit médecin de banlieue à gilet de laine mité, suivant le conseil de Madame Flynn dans L'éventail de lady Windermere : « Une femme qui se repent vraiment doit aller chez un mauvais tailleur, sous peine de ne pas être crue. » Lla voracité de son moi décuple. Sa forfanterie, amusante au début, devient pénible à force de rabâchage. Le cabotinage ne pense jamais qu'il pourrait être bref.
Céline, c'est Dante. Un partisan battu qui ne le juge pas comme le jeu normal des choses, mais de l'injustice, et qui enfle un sort banal à des proportions insensées. Céline était irrité quand on parlait de lui comme d'un génie comique et inoffensif, mais en même temps c'est ce qui le protégeait. Il est dans la situation paradoxale que ce n'est qu'à condition de ne pas le prendre au sérieux qu'on peut le prendre au sérieux. C'est ce que font ses partisans actuels pour le désinfecter, après une journée des dupes qui dure depuis soixante ans entre une certaine droite l'aimant en réalité pour son racisme et une certaine gauche pour ce qu'elle croit être sa destruction de la société bourgeoise par la destruction du langage. On voudrait conclure que Céline est un de ces ingénus qui se sont laissé assommer par les idées, mais Céline n'est pas un ingénu. C'est un homme qui a l'explication du monde. Si elle perd, il en change, car au convaincu il n'importe que de l'être. A la fin de sa vie il était passé au péril jaune.
Il avait eu le temps de nous répéter, interview après interview, qu'il avait inventé un style unique, sans prédécesseurs et sans successeurs. Or, il est sorti tout furibond de Jules Laforgue. L'emploi des points d'exclamation, des points de suspension, le style de l'« émotion », ce sont Les Complaintes et les Moralités légendaires, la tendresse en moins et les trépignements en plus. Dans les Entretiens avec le Pr Y, il expose son art d'écrire avec un orgueil qui se donne l'air de la vanité. Comme il a l'air de ne pas ressembler aux autres, il est content. S'agace de ce qu'on lui parle de sa ponctuation, mais en même temps, c'est cela qu'il vante. Et c'est cela qui le persuade qu'il est supérieur. Lucain avait un style caillouteux, Virgile un style simple ; Fénelon dit : « Lucain devait naturellement croire qu'il était plus grand que Virgile » (Lettre à l'Académie). Plus encore que hâbleur, Céline était coquet.

Charles DANTZIG
Dictionnaire égoïste de la littérature française, Grasset, 2005, éd. de poche, 2009.
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Sur le sujet : 
> Charles DANTZIG : « J’attaque CÉLINE littérairement » (2013)

4 commentaires:

  1. Il est rafraîchissant de lire une analyse réellement critique de Céline. Celle-ci est à mon goût un peu excessive s'agissant du style de Céline (il ne "détruit" pas la langue et sa "musique" est une réalité), mais j'abonde totalement dans le sens de Dantzig s'agissant du personnage Céline. Je suis toujours surpris de constater combien les biographes de Céline sont indulgents envers ses contradictions innombrables (tant dans les propos que dans les actes), ses postures successives, sa victimisation maladive et son racisme biologique qui l'aurait situé définitivement dans les rangs des nazis s'il n'avait été un individualiste forcené et incontrôlable. Je conseille aux "célinomaniques" inconditionnels la lecture de "D'un Céline l'autre" et de la "Brinquebale avec Céline", qui révèlent les facettes peu reluisantes de la personnalité de Céline, tout écrivain majeur du XXe siècle qu'il soit.

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  2. Emeric Cian-Grangé2 octobre 2011 à 14:18

    Dans le même ouvrage :

    STYLE : Certains écrivains n’ont que ce mot-là à la bouche. Style ! Style ! Avoir du style ! Cela finit par avoir l’air d’une conjuration. Ils ont si peur d’en manquer, pour en parler autant ?
    La croyance au style est souvent une manifestation du narcissisme.
    Il n’est pas vrai qu’on puisse reconnaître un écrivain à l’aveugle, par son style. C’est à ses dadas, ses rengaines, ses pensées têtues, qu’on le reconnaît le plus souvent. Le style n’est jamais seul. Il est la peau, la pensée le muscle. Ceci est incomplet, pouvant donner l’idée que les deux sont distincts sous la commande de l’un : le style se compose de la façon d’écrire et de la pensée, chacun menant la marche tour à tour. Quand la pensée se met à somnoler, la façon d’écrire, cette demi-folle, l’entraîne vers des chemins inattendus où elles trouvent des surprises. La pensée naît de la fantaisie autant que de la réflexion.
    Le style n’est pas un ajout, parce qu’il n’y a ni forme, ni fond. Un de mes professeurs de droit s’opposait à la notion de personne morale : « Vous avez déjà serré la main d’une personne morale ? » Vous avez déjà rencontré un fond et une forme, se tenant par la main au salon du Livre ? Le fond est la forme, la forme est le fond.

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  3. Pas d'accord, comme Pierre Louÿs, sans prétention, je distingue à l'oreille un vers de Corneille, de Racine, de Rostand, de Hugo, de Verlaine, de Rimbaud, de Baudelaire. Pour les prosateurs, idem, une seule phrase au hasard de Chateaubriand, de Voltaire, de Rousseau,n de Flaubert, de Céline, de Duras. Dantzig reprend mot pour mot le propos de Malraux à Grover : "Céline : gouille de chauffeur de taxi". Dantzig est d'une suffisance et d'une cuistrerie incroyables.

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  4. Grand absent au tribunal de Nuremberg : le style. Pourtant, le comble du style, c'est l'uniforme et le charnier.
    Il y a un grand effroi de Céline de la mécanique bourgeoise, qui se retrouve jusque dans son mode d'expression. Le vrai nazi c'est Stendhal, qui propose d'imiter le code civil. Ou bien Einstein : E=mc2.

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