jeudi 20 octobre 2011

Le Paris de Céline (II) : Clichy-la-Garenne

Le 14 novembre 1927, Louis-Ferdinand Destouches emménageait à Clichy avec Elisabeth Craig, dans un trois pièces au 1er étage du 36 rue d'Alsace. Jeanne Carayon, voisine de palier et première secrétaire de Céline, se souviendra de leurs disputes en anglais. Il y ouvrait un cabinet de « Médecine Générale, maladies des enfants ». Le 8 janvier 1929, suite à l'échec de son cabinet, la direction de la médecine d'hygiène populaire proposa au docteur Destouches une vacation quotidienne de médecine générale, au tout nouveau dispensaire de Clichy, situé au 10 rue Fanny. Il accepta et fit ainsi partie de l'équipe fondatrice du dispensaire de la Ville, jusqu'à son départ le 31 décembre 1937, année de parution de Bagatelles pour un masscre.


Au printemps 1931, Louis-Ferdinand Céline écrira Voyage au bout de la nuit (prix Renaudot), dactylographié par Aimée Paymal, secrétaire du dispensaire de Clichy et, dans lequel il décrit la Garenne-Rancy en référence à la rue d'Alsace, la rue Simmoneau et le boulevard Victor Hugo, ainsi que les habitants du quartier Victor Hugo.



Extraits de Voyage au bout de la nuit :
En banlieue, c’est surtout par les tramways que la vie vous arrive le matin. Il en passait des pleins paquets avec des pleines bordées d’ahuris brinquebalant, dès le petit jour, par le boulevard Minotaure, qui descendaient vers le boulot. Les jeunes semblaient même comme contents de s’y rendre au boulot. Ils accéléraient le trafic, se crampon naient aux marchepieds, ces mignons, en rigolant. Faut voir ça. Mais quand on connaît depuis vingt ans la cabine téléphonique du bistrot, par exemple, si sale qu’on la prend toujours pour les chiottes, ! envie vous passe de plaisanter avec les choses sérieuses et avec Rancy en particulier. On se rend alors compte où qu’on vous a mis.
Les maisons vous possèdent, toutes pisseuses qu’elles sont, plates façades, leur coeur est au propriétaire. Lui on le voit jamais. Il n’oserait pas se montrer. Il envoie son gérant, la vache. On dit pourtant dans le quartier qu’il est bien aimable le proprio quand on le rencontre. a n’engage à rien. La lumière du ciel à Rancy, c’est la même qu’à Detroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ça fait pareil de loin qu’au bord de la mer les gros piquets dans la vase. Là-dedans, c’est nous.

Plus au fond encore, c’est toujours la Seine à circuler comme un grand glaire en zigzag d’un pont à l’autre. Quand on habite à Rancy, on se rend même plus compte qu’on est devenu triste. On a plus envie de faire grand-chose, voilà tout. A force de faire des économies sur tout, à cause de tout, toutes les envies vous sont passées.

Toujours plus ou moins seul pendant les heures libres je mijotais avec des bouquins et des journaux et puis aussi avec toutes les choses que j'avais vues. Mes études une fois reprises, les examens je les ai franchis, à hue et à dia, tout en gagnant ma croûte. Elle est bien défendue la Science, je vous le dis, la Faculté, c'est une armoire bien fermée. Des pots en masse, peu de confiture. Quand j'ai eu tout de même terminé mes cinq ou six années de tribulations académiques, je l'avais mon titre, bien ronflant. Alors, j'ai été m'accrocher en banlieue, mon genre, à La Garenne-Rancy, là, dès qu'on sort de Paris, tout de suite après la porte Brancion.

On a beau faire, on a beau boire, et du rouge encore, épais comme de l'encre, le ciel reste ce qu'il est là bas, bien renfermé dessus, comme une grande mare pour les fumées de la banlieue.

J’aurais été content de ne jamais avoir à retourner à Rancy. Depuis ce matin même que j’étais parti de là-bas j’avais presque oublié déjà mes soucis ordinaires ; ils y étaient encore incrustés si fort dans Rancy qu’ils ne me suivaient pas. Ils y seraient peut-être morts mes soucis, à l’abandon, comme Bébert, si je n’étais pas rentré. C’étaient des soucis de banlieue. Cependant vers la rue Bonaparte, la réflexion me revint, la triste. C’est une rue pourtant qui donnerait plutôt du plaisir au passant. Il en est peu d’aussi bienveillantes et gracieuses. Mais, en m’approchant des quais, je devenais tout de même craintif. Je rôdais. Je ne pouvais me résoudre à franchir la Seine. Tout le monde n’est pas César ! De l’autre côté, sur l’autre rive, commençaient mes ennuis. Je me réservai d’attendre ainsi de ce côté gauche jusqu’à la nuit. C’est toujours quelques heures de soleil de gagnées, que je me disais.
L’eau venait clapoter à côté des pêcheurs et je me suis assis pour les regarder. Vraiment, je n’étais pas pressé du tout moi non plus, pas plus qu’eux. J’étais comme arrivé au moment, à l’âge peut-être, où on sait bien ce qu’on perd à chaque heure qui passe. Mais on n’a pas encore acquis la force de sagesse qu’il faudrait pour s’arrêter pile sur la route du temps et puis d’abord si on s’arrêtait on ne saurait quoi faire non plus sans cette folie d’avancer qui vous possède et qu’on admire depuis toute sa jeunesse. Déjà on en est moins fier d’elle de sa jeunesse, on ose pas encore l’avouer en public que ce n’est peut-être que cela sa jeunesse, de l’entrain à vieillir.

M.G.
Le Petit Célinien, 20 octobre 2011.

Photos Le Petit Célinien 2011

>>> A lire : Le Paris de Céline (I) : le square des Arts-et-métiers

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