En avril 1938, André Gide publiait un article intitulé « Céline, les Juifs et Maritain (1) », qui constitue à la fois un compte rendu du premier pamphlet antisémite de Céline, Bagatelles pour un massacre , et le commentaire d’une chronique antérieure de Jacques Maritain, parue dans Esprit . Dans cette chronique, Maritain s’était insurgé contre l’antisémitisme soudain sensible de Céline, insistant surtout sur la falsification flagrante des statistiques, en particulier celles concernant la participation des juifs français à la Première Guerre mondiale (2). Mais Gide, pour sa part, pense que Maritain se trompe lourdement sur les intentions de Céline, qui, selon lui, utilise comme procédés l’hyperbole et la falsification afin de donner l’impression d’une parodie de l’antisémitisme français de l’époque. Cependant, à la fin de son compte rendu, un doute persiste, ce qui pousse Gide à s’interroger : « S’il fallait voir dans Bagatelles pour un massacre autre chose qu’un jeu, Céline, en dépit de tout son génie, serait sans excuse de remuer les passions banales avec ce cynisme et cette désinvolte légèreté (3) . »
Ce qui est intéressant dans le débat Gide-Maritain, c’est qu’il survient précisément au moment de la publication de La Nausée et qu’il souligne une différence profonde dans le traitement de la question juive chez Sartre et Céline. La caractéristique essentielle de l’écriture antisémite de Céline est constituée par sa profonde ambiguïté, une ambiguïté délibérée, ce qui permet à Walter Benjamin de la ranger dans la catégorie du « culte de la blague », un outil essentiel de la propagande fasciste. C’est cette ambiguïté inhérente aux écrits antisémites de Céline qui les rend précisément si dangereux et constitue une provocation incontournable de la vision humaniste et ouverte de la littérature qu’exprime Sartre dans l’une des thèses centrales de Qu’est-ce que la littérature ? selon laquelle une « grande littérature fasciste » ne saurait exister. Autrement dit, là où Sartre est censé avoir produit un portrait de l’antisémite clair et peu sujet à caution, celui qu’en fait Céline — un autoportrait —, surtout dans les trois pamphlets Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux Draps (1941), paraît hautement problématique parce qu’il conduit le lecteur au coeur de ce qu’Henri Godard appelle le « scandale » de Céline : la coexistence dans une même écriture d’une stylistique géniale et d’une prise de position morale et politique absolument détestable. En revanche, la problématique de l’antisémitisme chez Sartre réside ailleurs que dans la complexité de l’écriture et se situe dans l’évocation du juif lui-même, réduit au sobriquet de « petit juif ».
Ce qui est intéressant dans le débat Gide-Maritain, c’est qu’il survient précisément au moment de la publication de La Nausée et qu’il souligne une différence profonde dans le traitement de la question juive chez Sartre et Céline. La caractéristique essentielle de l’écriture antisémite de Céline est constituée par sa profonde ambiguïté, une ambiguïté délibérée, ce qui permet à Walter Benjamin de la ranger dans la catégorie du « culte de la blague », un outil essentiel de la propagande fasciste. C’est cette ambiguïté inhérente aux écrits antisémites de Céline qui les rend précisément si dangereux et constitue une provocation incontournable de la vision humaniste et ouverte de la littérature qu’exprime Sartre dans l’une des thèses centrales de Qu’est-ce que la littérature ? selon laquelle une « grande littérature fasciste » ne saurait exister. Autrement dit, là où Sartre est censé avoir produit un portrait de l’antisémite clair et peu sujet à caution, celui qu’en fait Céline — un autoportrait —, surtout dans les trois pamphlets Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux Draps (1941), paraît hautement problématique parce qu’il conduit le lecteur au coeur de ce qu’Henri Godard appelle le « scandale » de Céline : la coexistence dans une même écriture d’une stylistique géniale et d’une prise de position morale et politique absolument détestable. En revanche, la problématique de l’antisémitisme chez Sartre réside ailleurs que dans la complexité de l’écriture et se situe dans l’évocation du juif lui-même, réduit au sobriquet de « petit juif ».
SARTRE ET CÉLINE : UNE ÉCRITURE CONVERGENTE ?
D’abord, les faits. Si nous écartons les influences indirectes exercées par Voyage au bout de la nuit sur La Nausée et les nouvelles du Mur, les ressemblances concrètes entre l’écriture sartrienne et celle de Céline sont peu nombreuses et limitées à une période de dix ans, entre 1938 et 1948 : la citation tirée de la pièce de théâtre de Céline, L’Église, qui sert d’exergue à La Nausée ; une brève allusion dans les Mémoires de Lucette Destouches, la veuve de Céline, à une visite de Sartre au cours de l’Occupation ; et la référence bien connue à Céline dans le « Portrait de l’antisémite », qui valut à Sartre comme riposte le pamphlet célinien de 1948, À l’agité du bocal. Ajoutons la remarque de Sartre sur Céline dans l’article « Écrire pour son époque », de 1946 : « Peut-être Céline demeurera seul de nous tous (4). »
Commençons par l’exergue de La Nausée : « C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu. » Il s’agit d’une citation tirée du troisième acte de L’Église, écrite en 1926 et refusée selon Céline par l’imprésario hongrois Ladislas Medgyès, qu’il caractérise comme « pratique, sensuel, malin et asiatique » (lire : « juif (5)»). L’Église, qui constitue l’ébauche en forme de drame du Voyage au bout de la nuit, n’a été jouée qu’en 1936 à Lyon et reprise à Paris en 1976, plutôt comme une curiosité littéraire. Après avoir été refusée par Gallimard en 1927, la pièce n’a été publiée qu’en 1933 par Denoël, sur l’insistance de Céline, à la suite du succès de Voyage au bout de la nuit. Il est vrai que, comme l’indiquent Contat et Rybalka, Sartre a nié avoir connu « l’aspect antisémite de la pièce, puisqu’il ne l’avait pas lue : il tenait la citation de seconde main (6)», affirmation intéressante qui entre pleinement dans le domaine des « on-dit » identifiés par Henri Meschonnic comme sources principales, voire uniques, de la documentation sartrienne sur l’antisémitisme (7). Avec le recul, ce démenti se révèle d’autant plus nécessaire, si l’on tient compte du fait que le contexte immédiat de la citation a un caractère explosif. Le troisième acte de L’Église réprésente, après l’Afrique et les États-Unis, la troisième étape dans l’itinéraire du protagoniste Bardamu et se déroule à Genève, siège de la Société des Nations. Ici, Céline puise dans ses expériences personnelles de fonctionnaire dans le Service de l’hygiène sous la direction de Ludwig Rajchman, fonction qu’il exerçait toujours lors de la composition de la pièce (8), et choisit de dépeindre les démêlés picaresques de son protagoniste, le non-juif Bardamu, avec les hauts dirigeants de la SDN, représentés par les juifs Moïse et, surtout, Yudenzweck. La description de ce dernier est conforme à tous les portraits stéréotypés contemporains du juif : « Un petit homme habillé en Juif polonais, long cache-poussière noir, petite casquette, lunettes épaisses, nez extrêmement crochu, parapluie, guêtres, se glisse prudent, très prudent (9)… » Non seulement Céline a choisi de donner un portrait quasiment suicidaire de son supérieur Rajchman, avec lequel il entretenait pourtant des rapports très cordiaux jusqu’en 1933, date de la publication de la pièce, mais il concentre aussi son tir sur une cible chère à l’extrême droite antibriandiste : la SDN ressemble à un microcosme où l’on trouve une prétendue domination internationale des milieux juifs, et le choc de deux conceptions sociales diamétralement opposées, celle de la collectivité et celle de l’individu. Comme l’énonce Yudenzweck (« but des juifs », en allemand) : « Nous ne parlons pas le même langage. Il parlait le langage de l’individu, moi, je ne parle que le langage collectif. Il m’intéressait assez jusqu’au moment où j’ai compris ça. Alors, j’ai cessé de l’écouter, par discipline (10). » Même si Sartre nie avoir jamais lu L’Église et pris connaissance de la nature explicitement antisémite du troisième acte, il est tout de même important de se demander si l’utilisation d’une citation tirée de Céline en 1938 pouvait porter préjudice à un auteur qui se situait à gauche. Ici, il faut nuancer. Tout d’abord, il n’est pas sûr que, lors de la publication de La Nausée au printemps 1938, Céline eût déjà acquis la réputation d’antisémite acharné qu’il allait connaître par la suite, après l’Occupation. Lors de la livraison du manuscrit à La NRF en 1936, Céline jouissait toujours de la réputation, qu’il s’était soigneusement construite, d’un écrivain de gauche, bien que non conformiste. Quand La Nausée commence à être imprimée chez Gallimard à la fin de 1937, il est probable que Sartre n’a pas encore pris connaissance de la publication du premier pamphlet antisémite de Céline, Bagatelles pour un massacre , qui ne paraîtra qu’à la fin de cette année-là. La publication de La Nausée coïncide donc d’une façon pour le moins fâcheuse avec une diffusion plus générale du pamphlet, bien que, comme nous venons de le voir, la portée en ait été ambiguë. Si Céline récidive dans L’École des cadavres et dans Les Beaux Draps, leur accueil reste quelque peu mitigé, et c’est seulement après les activités quasiment publiques de Céline au cours de l’Occupation que sa réputation d’antisémite se concrétisera pour de bon, surtout après la Libération. Il importe aussi de souligner que ce flou dans l’accueil réservé à L’Église et aux pamphlets, surtout en ce qui concerne Bagatelles, doit beaucoup à un certain courant antisémite « mondain » de gauche où la satire contre les milieux juifs était largement tolérée, voire appréciée. Henri Meschonnic fait allusion à une remarque de Walter Benjamin concernant l’absence d’une « position nette sur le livre Bagatelles pour un massacre », au cours de laquelle Benjamin « affirma que son expérience personnelle lui avait appris que, même parmi les intellectuels de gauche, un certain antisémitisme était très répandu (11)».
Commençons par l’exergue de La Nausée : « C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu. » Il s’agit d’une citation tirée du troisième acte de L’Église, écrite en 1926 et refusée selon Céline par l’imprésario hongrois Ladislas Medgyès, qu’il caractérise comme « pratique, sensuel, malin et asiatique » (lire : « juif (5)»). L’Église, qui constitue l’ébauche en forme de drame du Voyage au bout de la nuit, n’a été jouée qu’en 1936 à Lyon et reprise à Paris en 1976, plutôt comme une curiosité littéraire. Après avoir été refusée par Gallimard en 1927, la pièce n’a été publiée qu’en 1933 par Denoël, sur l’insistance de Céline, à la suite du succès de Voyage au bout de la nuit. Il est vrai que, comme l’indiquent Contat et Rybalka, Sartre a nié avoir connu « l’aspect antisémite de la pièce, puisqu’il ne l’avait pas lue : il tenait la citation de seconde main (6)», affirmation intéressante qui entre pleinement dans le domaine des « on-dit » identifiés par Henri Meschonnic comme sources principales, voire uniques, de la documentation sartrienne sur l’antisémitisme (7). Avec le recul, ce démenti se révèle d’autant plus nécessaire, si l’on tient compte du fait que le contexte immédiat de la citation a un caractère explosif. Le troisième acte de L’Église réprésente, après l’Afrique et les États-Unis, la troisième étape dans l’itinéraire du protagoniste Bardamu et se déroule à Genève, siège de la Société des Nations. Ici, Céline puise dans ses expériences personnelles de fonctionnaire dans le Service de l’hygiène sous la direction de Ludwig Rajchman, fonction qu’il exerçait toujours lors de la composition de la pièce (8), et choisit de dépeindre les démêlés picaresques de son protagoniste, le non-juif Bardamu, avec les hauts dirigeants de la SDN, représentés par les juifs Moïse et, surtout, Yudenzweck. La description de ce dernier est conforme à tous les portraits stéréotypés contemporains du juif : « Un petit homme habillé en Juif polonais, long cache-poussière noir, petite casquette, lunettes épaisses, nez extrêmement crochu, parapluie, guêtres, se glisse prudent, très prudent (9)… » Non seulement Céline a choisi de donner un portrait quasiment suicidaire de son supérieur Rajchman, avec lequel il entretenait pourtant des rapports très cordiaux jusqu’en 1933, date de la publication de la pièce, mais il concentre aussi son tir sur une cible chère à l’extrême droite antibriandiste : la SDN ressemble à un microcosme où l’on trouve une prétendue domination internationale des milieux juifs, et le choc de deux conceptions sociales diamétralement opposées, celle de la collectivité et celle de l’individu. Comme l’énonce Yudenzweck (« but des juifs », en allemand) : « Nous ne parlons pas le même langage. Il parlait le langage de l’individu, moi, je ne parle que le langage collectif. Il m’intéressait assez jusqu’au moment où j’ai compris ça. Alors, j’ai cessé de l’écouter, par discipline (10). » Même si Sartre nie avoir jamais lu L’Église et pris connaissance de la nature explicitement antisémite du troisième acte, il est tout de même important de se demander si l’utilisation d’une citation tirée de Céline en 1938 pouvait porter préjudice à un auteur qui se situait à gauche. Ici, il faut nuancer. Tout d’abord, il n’est pas sûr que, lors de la publication de La Nausée au printemps 1938, Céline eût déjà acquis la réputation d’antisémite acharné qu’il allait connaître par la suite, après l’Occupation. Lors de la livraison du manuscrit à La NRF en 1936, Céline jouissait toujours de la réputation, qu’il s’était soigneusement construite, d’un écrivain de gauche, bien que non conformiste. Quand La Nausée commence à être imprimée chez Gallimard à la fin de 1937, il est probable que Sartre n’a pas encore pris connaissance de la publication du premier pamphlet antisémite de Céline, Bagatelles pour un massacre , qui ne paraîtra qu’à la fin de cette année-là. La publication de La Nausée coïncide donc d’une façon pour le moins fâcheuse avec une diffusion plus générale du pamphlet, bien que, comme nous venons de le voir, la portée en ait été ambiguë. Si Céline récidive dans L’École des cadavres et dans Les Beaux Draps, leur accueil reste quelque peu mitigé, et c’est seulement après les activités quasiment publiques de Céline au cours de l’Occupation que sa réputation d’antisémite se concrétisera pour de bon, surtout après la Libération. Il importe aussi de souligner que ce flou dans l’accueil réservé à L’Église et aux pamphlets, surtout en ce qui concerne Bagatelles, doit beaucoup à un certain courant antisémite « mondain » de gauche où la satire contre les milieux juifs était largement tolérée, voire appréciée. Henri Meschonnic fait allusion à une remarque de Walter Benjamin concernant l’absence d’une « position nette sur le livre Bagatelles pour un massacre », au cours de laquelle Benjamin « affirma que son expérience personnelle lui avait appris que, même parmi les intellectuels de gauche, un certain antisémitisme était très répandu (11)».
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Nicholas HEWITT, « 12 : Sartre, les « petits juifs » et Céline » , in Ingrid Galster Sartre et les Juifs, La Découverte « Recherches », 2005 p. 169-177. Commande possible sur Amazon.fr.
Notes
1. André GIDE, « Céline, les Juifs et Maritain », La Nouvelle Revue française, avril 1938.
2. La falsification des faits est un procédé cher à Céline dès les premiers ouvrages signés Louis-Ferdinand
Destouches. Voir surtout La Vie et l’oeuvre de Semmelweis et Voyage au bout de la nuit, où l’auteur paraît se tromper sur les dates du massacre des gardes suisses aux Tuileries et du voyage du Mayflower.
3. André GIDE, « Céline, les Juifs et Maritain », art. cit., p. 634.
4. Jean-Paul SARTRE, « Écrire pour son époque », Érasme (La Haye), 11-12, 1946, repris par Michel CONTAT et Michel RYBALKA, Les Écrits de Sartre, Gallimard, Paris, 1970, p. 675-676.
5. Cf.Philippe ALMÉRAS, Céline, entre haines et passion, Robert Laffont, Paris, 1994, p. 91, et Nicholas HEWITT, The Life of Céline, Blackwell, Oxford et Malden, Mass., 1999, p. 72.
6. Jean-Paul SARTRE, OEuvres romanesques, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, p. 1719.
7. Henri MESCHONNIC, « Sartre et la question juive », Études sartriennes, 1, Cahiers de sémiotique textuelle, 2, 1984, p. 125.
8.Cf.Nicholas HEWITT, The Life of Céline, op. cit ., p. 59.
9. Cité in Philippe ALMÉRAS, Céline. Entre haines et passion, op. cit., p. 138.
10. Louis-Ferdinand CÉLINE, L’Église, Denoël et Steel, Paris, 1933, acte III.
11. Gershom SCHOLEM, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, Calmann-Lévy, Paris, 1981, p. 236, cité in Henri MESCHONNIC, « Sartre et la question juive », art. cit., p. 126.
Bien beau, bien dit, tout ça, à part un détail : Les Mouches, 1943, créé par Charles Dullin au théâtre Sarah-Bernardt rebaptisé. Dullin, dont la maîtresse Simone Jollivet, cousine de Sartre, grande amie de Beauvoir, était connue pour ses opinions antisémites. Voir biographie de Dullin. Cela ne gênait pas Sartre à l’époque…
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