Le romancier français Louis-Ferdinand Céline (« Voyage au bout de la nuit », « Mort à crédit », « Bagatelles pour un massacre », etc.) est mort à Meudon (dans la banlieue parisienne) où il vivait retiré depuis près de dix ans. Il était âgé de 66 ans. Il a succombé dimanche à une crise cardiaque, mais la nouvelle de son décès avait été tenue secrète jusqu’à ce matin. Les obsèques ont lieu ce matin même.
Quand, la dépêche lue, on trouve un livre de Céline – c’est « Dormance » [sic] que ma main a pris – et qu’on se jette au flot tumultueux de ses violences, de ses injures, de ses grossièretés énormes, et qu’on prend un temps pour ressaisir tout un argot surabondant, on s’interroge : « Est-ce possible qu’un tel écrivain ait fait une révolution dans l’histoire du roman ? Car il l’a faite, on n’en peut pas douter, et l’on n’aurait pas de peine à dénombrer ce que lui doivent, si dissemblables qu’ils apparaissent, un Henry Miller comme un Jacques Perret, un Marcel Aymé comme un Félicien Marceau.
C’est à trente-huit ans qu’il a débuté et que Léon Daudet, grand découvreur de talents, s’est employé à lui gagner le Prix Goncourt. Mais c’en était trop, tout de même, pour l’Académie, de l’audace : ce sont les jeunes du « Renaudot » qui le repêchèrent. Etait-ce d’ailleurs utile ? Le succès avait éclaté, et son souffle avait ébranlé les vitres des librairies. Il y avait, dans cet immense engouement du public, autre chose que la joie d’aborder un écrivain novateur : nombreux en demeuraient à se gargariser d’une langue imprévue où l’ordure prenait forme, à s’ébahir aux dislocations d’une syntaxe frénétique, mais ceux qui cherchaient dans un livre autre chose que la satisfaction d’une curiosité médiocre, perçurent sitôt, dans « Voyage au bout de la nuit », les accents d’une Apocalypse nouvelle. Dans le flux d’un monde sans repères dérivant sous le vent de l’absurde, un homme se jetait, prophète injurieux, clamant ses vérités et, sans jouer au moralisateur, employant toute sa violence à dresser un tableau de son temps, dont il devait du moins espérer, généreux comme il l’était, que les hommes s’y reconnaîtraient et en ressentiraient une salutaire épouvante.
Ce vociférateur, quel était-il ? un enfant du peuple, né dans la banlieue parisienne où il y a des recoins d’enfer, et dès ses douze ans jeté au travail, mais qui, chaque soir, desserré le licol de l’apprentissage, faisait, studieux, méthodique, d’interminables lectures. A vingt ans la guerre le saisit : tout héros qu’il ait été, fidèle à sa nature profonde, il en réchappe. On l’a trépané, mais, convalescent, il passe son bachot, qui va le conduire aux études médicales dont il rêve. Il y rêvera assez longtemps, si l’on ose dire, forestier en Afrique jusqu’à ce qu’il soit en mesure de s’inscrire à la Faculté. C’est une tête scientifique d’une exceptionnelle qualité, et, sa thèse achevée, et plus que brillamment, il va, médecin à bord des paquebots, poursuivre des recherches qui auront l’agrément tour à tour et de la Fondation Rockfeller et de la Société des Nations.
Aussi, quand il regagnera Paris pour y diriger un dispensaire populaire, car si sa charité n’était pas universelle, il se sentait, et jusqu’à sa fin se sentit, le frère du pauvre, il aura accumulé – enfance, adolescence, âge d’homme – une somme considérable d’expériences humaines.
Et puis, un jour, il sent monter en lui l’exigence de témoigner, mais alors sans concession, l’œil sur le réel, qui, pour qui se dépouille des conventions et des préjugés, est affreux ; et comme il est médecin, et que la confession des corps exclut tout mensonge ou toute dérobade, il va étaler désormais dans ses livres la vie telle qu’il la voit et la médite et, comme pour la saisir mieux et plus profond, usant des mots sans noblesse dont les misérables hommes la souillent. Un gargouillis d’enfer, mais où, si vous y êtes attentif, soudain s’élève un soupir, une plainte, où de ces êtres – ils sont légion – qui n’ont rien à se dire exhalent leur total dénuement.
Il n’y a rien d’autre à expliquer. Mais la critique s’en mêlera, et Céline lui-même, pris au jeu littéraire. On verra dans son écriture un effort pour rejoindre le cinéma, ce qui est exact si l’on songe à la multiplicité des images et à leur rapide succession, mais ce qui ne serait pas complet si l’on ajoutait qu’une émotion continue les lie les unes aux autres.
Voilà l’homme et l’écrivain, mais si l’on regarde à l’œuvre, on ne peut pas ne pas constater que l’indignation première de Céline est allée s’exaspérant, et qu’au paroxysme de ses colères elle a donné dans l’injustice et jusque dans la haine. A « Mort à crédit », qui semble un de ses livres les plus accomplis, « Bagatelles pour un massacre » et « L’Ecole des cadavres » s’entachèrent d’un antisémitisme – qu’il devait d’ailleurs lourdement expier – succédèrent et « Féerie pour ne autre fois » et sa suite « Normance » quittèrent le ton du pamphlet pour évoquer – sept ans passés – « les déflagrations du monde » et, avec « D’un château l’autre », apporter un ultime témoignage aussi bien sur l’exil du gouvernement Pétain à Sigmaringen que sur les atroces et parfois odieuses tribulations qui furent celles de Céline, la défaite allemande survenue.
Le temps décantera utilement cette œuvre surabondante et n’en laissera subsister que l’essentiel, mais qui aura marqué un climat nouveau des lettres françaises.
Quant à l’homme qui portait sur son temps un regard de cynisme aigu et qui écrivait tout cru : « Dès que dans l’existence ça va un tout petit peu mieux on ne pense plus qu’aux saloperies » ; les haines apaisées, effacées les violences coupables, on se souviendra que, l’âge venant, il écrivait aussi : « On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on n’a plus en soi la somme suffisante de délire ? la vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. »
Eugène FABRE
Journal de Genève, 5 juillet 1961.
Quand, la dépêche lue, on trouve un livre de Céline – c’est « Dormance » [sic] que ma main a pris – et qu’on se jette au flot tumultueux de ses violences, de ses injures, de ses grossièretés énormes, et qu’on prend un temps pour ressaisir tout un argot surabondant, on s’interroge : « Est-ce possible qu’un tel écrivain ait fait une révolution dans l’histoire du roman ? Car il l’a faite, on n’en peut pas douter, et l’on n’aurait pas de peine à dénombrer ce que lui doivent, si dissemblables qu’ils apparaissent, un Henry Miller comme un Jacques Perret, un Marcel Aymé comme un Félicien Marceau.
C’est à trente-huit ans qu’il a débuté et que Léon Daudet, grand découvreur de talents, s’est employé à lui gagner le Prix Goncourt. Mais c’en était trop, tout de même, pour l’Académie, de l’audace : ce sont les jeunes du « Renaudot » qui le repêchèrent. Etait-ce d’ailleurs utile ? Le succès avait éclaté, et son souffle avait ébranlé les vitres des librairies. Il y avait, dans cet immense engouement du public, autre chose que la joie d’aborder un écrivain novateur : nombreux en demeuraient à se gargariser d’une langue imprévue où l’ordure prenait forme, à s’ébahir aux dislocations d’une syntaxe frénétique, mais ceux qui cherchaient dans un livre autre chose que la satisfaction d’une curiosité médiocre, perçurent sitôt, dans « Voyage au bout de la nuit », les accents d’une Apocalypse nouvelle. Dans le flux d’un monde sans repères dérivant sous le vent de l’absurde, un homme se jetait, prophète injurieux, clamant ses vérités et, sans jouer au moralisateur, employant toute sa violence à dresser un tableau de son temps, dont il devait du moins espérer, généreux comme il l’était, que les hommes s’y reconnaîtraient et en ressentiraient une salutaire épouvante.
Ce vociférateur, quel était-il ? un enfant du peuple, né dans la banlieue parisienne où il y a des recoins d’enfer, et dès ses douze ans jeté au travail, mais qui, chaque soir, desserré le licol de l’apprentissage, faisait, studieux, méthodique, d’interminables lectures. A vingt ans la guerre le saisit : tout héros qu’il ait été, fidèle à sa nature profonde, il en réchappe. On l’a trépané, mais, convalescent, il passe son bachot, qui va le conduire aux études médicales dont il rêve. Il y rêvera assez longtemps, si l’on ose dire, forestier en Afrique jusqu’à ce qu’il soit en mesure de s’inscrire à la Faculté. C’est une tête scientifique d’une exceptionnelle qualité, et, sa thèse achevée, et plus que brillamment, il va, médecin à bord des paquebots, poursuivre des recherches qui auront l’agrément tour à tour et de la Fondation Rockfeller et de la Société des Nations.
Aussi, quand il regagnera Paris pour y diriger un dispensaire populaire, car si sa charité n’était pas universelle, il se sentait, et jusqu’à sa fin se sentit, le frère du pauvre, il aura accumulé – enfance, adolescence, âge d’homme – une somme considérable d’expériences humaines.
Et puis, un jour, il sent monter en lui l’exigence de témoigner, mais alors sans concession, l’œil sur le réel, qui, pour qui se dépouille des conventions et des préjugés, est affreux ; et comme il est médecin, et que la confession des corps exclut tout mensonge ou toute dérobade, il va étaler désormais dans ses livres la vie telle qu’il la voit et la médite et, comme pour la saisir mieux et plus profond, usant des mots sans noblesse dont les misérables hommes la souillent. Un gargouillis d’enfer, mais où, si vous y êtes attentif, soudain s’élève un soupir, une plainte, où de ces êtres – ils sont légion – qui n’ont rien à se dire exhalent leur total dénuement.
Il n’y a rien d’autre à expliquer. Mais la critique s’en mêlera, et Céline lui-même, pris au jeu littéraire. On verra dans son écriture un effort pour rejoindre le cinéma, ce qui est exact si l’on songe à la multiplicité des images et à leur rapide succession, mais ce qui ne serait pas complet si l’on ajoutait qu’une émotion continue les lie les unes aux autres.
Voilà l’homme et l’écrivain, mais si l’on regarde à l’œuvre, on ne peut pas ne pas constater que l’indignation première de Céline est allée s’exaspérant, et qu’au paroxysme de ses colères elle a donné dans l’injustice et jusque dans la haine. A « Mort à crédit », qui semble un de ses livres les plus accomplis, « Bagatelles pour un massacre » et « L’Ecole des cadavres » s’entachèrent d’un antisémitisme – qu’il devait d’ailleurs lourdement expier – succédèrent et « Féerie pour ne autre fois » et sa suite « Normance » quittèrent le ton du pamphlet pour évoquer – sept ans passés – « les déflagrations du monde » et, avec « D’un château l’autre », apporter un ultime témoignage aussi bien sur l’exil du gouvernement Pétain à Sigmaringen que sur les atroces et parfois odieuses tribulations qui furent celles de Céline, la défaite allemande survenue.
Le temps décantera utilement cette œuvre surabondante et n’en laissera subsister que l’essentiel, mais qui aura marqué un climat nouveau des lettres françaises.
Quant à l’homme qui portait sur son temps un regard de cynisme aigu et qui écrivait tout cru : « Dès que dans l’existence ça va un tout petit peu mieux on ne pense plus qu’aux saloperies » ; les haines apaisées, effacées les violences coupables, on se souviendra que, l’âge venant, il écrivait aussi : « On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on n’a plus en soi la somme suffisante de délire ? la vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. »
Eugène FABRE
Journal de Genève, 5 juillet 1961.
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