mercredi 16 novembre 2011

Hergé, amateur des jurons de Céline - L'Express - 15 novembre 2011

Des feuillets manuscrits sur lesquels le père de Tintin et du capitaine Haddock a retranscrit des jurons céliniens viennent de faire surface.

Et si les célèbres jurons du capitaine Haddock avaient bien été inspirés par les insultes des pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline ? L'hypothèse, avancée par Emile Brami dans Céline, Hergé et l'affaire Haddock (éd. Ecriture), en 2004, avait suscité les sarcasmes des tintinophiles (lire ci-dessous). Mais voilà qu'un document signé de la main du dessinateur, exhumé ces jours-ci par la revue Les Amis d'Hergé, semble donner du crédit à cette thèse. Sur l'un de ces trois feuillets, il a écrit : "Céline L.-F." et, en regard, neuf expressions - "Empetrouillé", "Taratabule", "Troufignolisé", "Estouffatoire", "Calamitudes", "Charabiaterie", "Tintamarrerie", "Vacarmerie", "Mirmidon"... - tirées du pamphlet L'Ecole des cadavres. Certes, rien ne permet de dater avec certitude les feuillets d'Hergé et on ne retrouvera pas ces neufs mots dans les albums de Tintin. Mais désormais, on ne pourra plus parler de coïncidence : Hergé avait bien lu, plus qu'attentivement, au moins l'un des brûlots céliniens.

L'Express.fr, 15/11/2011.



Lire (juillet 2004) a demandé à des spécialistes de Céline et d'Hergé de réagir à la thèse d'Emile Brami. Leurs avis sont contrastés.

«Evident»
François Gibault, avocat, auteur d'une biographie de référence en trois volumes de Louis-Ferdinand Céline, parue au Mercure de France. «Emile Brami a découvert une perle, comme cela arrive parfois aux membres de la Société d'études céliniennes que je préside depuis une vingtaine d'années. Le rapprochement entre Bagatelles pour un massacre et les jurons du capitaine Haddock me paraît évident et je suis surpris que personne - y compris moi - ne l'ait établi plus tôt. Il y a trop de termes en commun pour que cela soit dû au hasard. La parenté entre les pamphlets céliniens et le personnage de Haddock se situe dans l'outrance (André Gide a d'ailleurs écrit que cette outrance l'empêchait de prendre au sérieux Bagatelles pour un massacre). Tout comme Céline, Hergé critique la société bourgeoise par le grotesque et la dérision. Haddock est un personnage célinien, caricatural, extravagant, qui fait parfois penser au Courtial des Pereires de Mort à crédit. Par ailleurs, ce rapprochement confirme que, consciemment ou inconsciemment, la révolution célinienne a touché tous les auteurs, y compris Hergé. On ne peut plus écrire après Céline comme on écrivait avant.»

«Sceptique»
Benoît Peeters, scénariste, auteur de Hergé, fils de Tintin, biographie passionnante publiée chez Flammarion en 2002. «Ce rapprochement entre Bagatelles... et les jurons de Haddock me laisse sceptique. Pour ma biographie, j'ai lu de nombreuses correspondances d'Hergé - y compris celle avec Robert Poulet - et jamais le nom de Céline n'y apparaît. Hergé n'était pas un grand lecteur de romans. Il lisait surtout pour se documenter (National Geographic, Le Crapouillot). Mais rien n'indique qu'il ait eu entre les mains Bagatelles pour un massacre ni même le Voyage au bout de la nuit, d'ailleurs. Son admiration le portait plutôt vers un écrivain comme Montherlant, certes plutôt à droite, mais par bien des côtés aux antipodes de Céline. D'une manière générale, il s'intéressait peu à la littérature et encore moins à la littérature antisémite, même si l'abbé Wallez, qui exerça une grande influence sur lui, pouvait se montrer antisémite. Par ailleurs, il me semble qu'Hergé et Céline n'utilisent pas les insultes tout à fait de la même manière: le père de Tintin détourne des mots déjà existants en se laissant guider par les sonorités, alors que Céline invente, crée des néologismes. Je crois donc que le rapprochement relève plus d'une coïncidence que d'une influence

«Une vieille tradition»
Albert Algoud, auteur du Petit Haddock illustré, recueil commenté des jurons du capitaine (Casterman). Rédacteur en chef de Fluide glacial.
«Peut-être Hergé avait-il lu Céline, bien que nulle part il n'y ait fait référence. En revanche, dans une interview de 1960, il cite Proust, qui, dans Sodome et Gomorrhe, demandait: "Pourquoi tonnerre de Brest? "La tradition de l'invective ne se limite pas à l'extrême droite. On pourrait établir des rapprochements entre les jurons de Haddock et les emportements de polémistes libertaires ou ceux d'écrivains politiquement inclassables. Je pense à Ubu roi de Jarry, auquel Hergé a d'ailleurs emprunté l'idée d'un Etat "bordure". On trouve, notamment à l'acte V, scène II d'Ubu roi des bordées d'injures: "Musulman! Mécréant! "ou "Savoyard! Mouchard! " Ce goût pour les listes d'invectives existe aussi chez Marcel Schwob, par exemple dans son texte De la controverse politique, dite polémique (1926). On y trouve des "Jocrisse", "Accapareur" ou"Vampire", également proférés par Haddock. On pourrait encore citer Rabelais, l'anarchiste Laurent Tailhade, qui usa de "moule à gaufre", Tristan Corbière, familier de "Mille sabords"... Sans compter les surréalistes belges des années 1930. Hergé, qui comme tout créateur fonctionnait comme une éponge, s'inscrit dans cette pratique littéraire de l'invective qu'en dépit de son génie Céline n'inventa pas

4 commentaires:

  1. C'est passionnant. Mais maintenant la question qui se pose est : Céline lisait-il Tintin ?

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  2. Professeur Sournetol17 novembre 2011 à 17:06

    Certains spécialistes s'accordent à dire que Bébert aurait rencontré Milou à l'occasion d'un séjour éclair au Danemark...

    Des recherches très sérieuses ont également montré que coco, le perroquet du sculpteur Balthazar Ramon Bada Alonzo Perez (L'Oreille cassée) serait l'oncle de Toto, l'oiseau de Céline. Le "C" aurait été changé par un "T" durant la guerre...

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  3. Albert Algoud aurait dû demander l'avis de son papa...

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  4. cette dernière pique venimeuse sur le père maurrassien d'Algoud est basse: est on responsable de ses ascendants?

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