Détail de la fresque de l'église des Disciplini à Bergame (XVe siècle) |
Villon et Céline (II)
Villon et Céline (III)
Villon et Céline s'accordent bien et en mesure sur un point encore : la musique. Ils ont créé la leur. Lais et virelais, rondeaux, ballades et complaintes : la poétique de l'époque de Villon repose sur la musique et la danse. Céline suit cette voie, parlant de son écriture comme de sa petite musique. « Tout fait musique dans ma tête, je pars en danse et en musique ». Le Rigodon, des Bagatelles, du Guignol's Band, une Féerie... sont des titres que Céline a choisi pour ses ouvrages. La musique et la danse, véritable religion de Céline : «Ma petite religion c'est la danse ! Où qu'on irait mort, sans danse ? » (Féerie). Et ses égéries sont des danseuses : Elizabeth Graig, Karen-Marie Jensen, Lucette Almanzor : « Dans une jambe de danseuse le monde, ses ondes, ses rythmes, ses folies, ses voeux sont inscrits !... Le plus nuancé poème du monde ! »
À l'époque de Villon, on est poète avant d'être musicien. La poésie de François Villon est encore la poésie médiévale, poésie lyrique dans laquelle musique et mots sont indissociables mais où les mots ont la prééminence. On écrit les mots avant d'écrire la musique, ainsi Guillaume de Machaut, l'aîné de Villon de près d'un demi-siècle, nous a laissé plus de quatre cents poèmes sous forme de ballades, de rondeaux, lais et virelais, complaintes et chants, la plupart n'ont pas été mis en musique.
François Villon écrit dans les formes du lais, de la ballade, du rondeau, de l'épître et de la complainte dont la métrique et les formes sont rigoureuses : le rondeau est un poème où le premier vers revient au milieu et à la fin de la composition. La ballade est composée de trois couplets dont la mesure et le nombre de vers sont les mêmes, avec les mêmes rimes et se termine par un envoi. Le même refrain termine chaque couplet et l'envoi. « Il a excellé à trouver un refrain plein de sens et sonore, à user des rimes les plus riches et dans un juste rapport musical avec ce qu'il veut évoquer en nous. » (Pierre Champion).
Peter Brook, le metteur en scène de Shakespeare, évoque la magie de cette musique du verbe :
« L'expérience humaine qu'on ne peut pas réduire à des concepts s'exprime par la musique. De là naît la poésie, car dans la poésie existe un rapport extrêmement subtil entre le rythme, le ton, la vibration et l'énergie, qui confère à chaque mot... le sens, l'image et en même temps cette autre dimension extrêmement puissante qui vient du son, de la musique du verbe. » Cette musique que Céline place au centre même de son invention, la musique est le langage le plus direct, le plus instinctif : « La musique seule est un message direct au système nerveux. Le reste est blabla. » Cette musique, cette écriture doit être dans le tempo de son époque, d'où la nécessaire évolution, rénovation, permanente d'une langue. « C'est-à-dire le langage parlé à travers l'écrit me semblait plus à la mesure de l'époque qui est une époque jazzée, émotivement troublée... » (Céline, entretien avec André Parinaud).
L'écriture musicale dictée par les formes de la poésie médiévale avec ces refrains, avec ces rythmes scandés, de même que la musique de l'écriture célinienne au tempo étudié ou encore les lourdes basses répétitives ondulées de l'écriture d'un autre grand inventeur, Thomas Bernhard, sont propres à éveiller des sensations d'une profondeur que rarement d'autres styles permettent d'atteindre. Comme le dit Cioran, grand adorateur de Bach : « Offrande musicale, Art de la fugue, Variations Goldberg : j'aime en musique, comme en philosophie et en tout, ce qui fait mal par l'insistance, par la récurrence, par cet interminable retour qui touche aux dernières profondeurs de l'être et y provoque une délectation à peine soutenable. »
Une musique qui n'est pas seulement celle de l'écriture, mais celle des mythologies céliniennes à propos desquelles Denise Aebersold évoque cette même image musicale de variations à l'infini, du mouvement de la vis sans fin, d'une sorte de valse : « La spirale monte mais n'aboutit jamais, geste fondamental de Céline. De son premier roman à la triologie, l'auteur après avoir parcouru les mêmes méandres, en revient au point mort sur lequel s'ouvre le Voyage. » (Denise Aebersold, Céline un démystificateur mythomane).
Une énonciation déictique de l'espace et du temps que constate également Isabelle Blondiaux, qui montre qu'il n'y a pas de destin mais « des histoires, toujours les mêmes, qui inlassablement se répètent, identiques, et le ramènent au point de départ, à Paris, place Clichy. Cercle vicieux de la vie, du temps ; labyrinthe de l'univers, de l'espace, éternel retour sur ses pas. Vision de lieux qui ne sont que des seuils, toujours à la crête entre la vie et la mort, lieux de passage, lieux de rencontre... » (Isabelle Blondiaux, Une écriture psychotique : Louis-Ferdinand Céline).
À l'époque de Villon, on est poète avant d'être musicien. La poésie de François Villon est encore la poésie médiévale, poésie lyrique dans laquelle musique et mots sont indissociables mais où les mots ont la prééminence. On écrit les mots avant d'écrire la musique, ainsi Guillaume de Machaut, l'aîné de Villon de près d'un demi-siècle, nous a laissé plus de quatre cents poèmes sous forme de ballades, de rondeaux, lais et virelais, complaintes et chants, la plupart n'ont pas été mis en musique.
François Villon écrit dans les formes du lais, de la ballade, du rondeau, de l'épître et de la complainte dont la métrique et les formes sont rigoureuses : le rondeau est un poème où le premier vers revient au milieu et à la fin de la composition. La ballade est composée de trois couplets dont la mesure et le nombre de vers sont les mêmes, avec les mêmes rimes et se termine par un envoi. Le même refrain termine chaque couplet et l'envoi. « Il a excellé à trouver un refrain plein de sens et sonore, à user des rimes les plus riches et dans un juste rapport musical avec ce qu'il veut évoquer en nous. » (Pierre Champion).
Peter Brook, le metteur en scène de Shakespeare, évoque la magie de cette musique du verbe :
« L'expérience humaine qu'on ne peut pas réduire à des concepts s'exprime par la musique. De là naît la poésie, car dans la poésie existe un rapport extrêmement subtil entre le rythme, le ton, la vibration et l'énergie, qui confère à chaque mot... le sens, l'image et en même temps cette autre dimension extrêmement puissante qui vient du son, de la musique du verbe. » Cette musique que Céline place au centre même de son invention, la musique est le langage le plus direct, le plus instinctif : « La musique seule est un message direct au système nerveux. Le reste est blabla. » Cette musique, cette écriture doit être dans le tempo de son époque, d'où la nécessaire évolution, rénovation, permanente d'une langue. « C'est-à-dire le langage parlé à travers l'écrit me semblait plus à la mesure de l'époque qui est une époque jazzée, émotivement troublée... » (Céline, entretien avec André Parinaud).
L'écriture musicale dictée par les formes de la poésie médiévale avec ces refrains, avec ces rythmes scandés, de même que la musique de l'écriture célinienne au tempo étudié ou encore les lourdes basses répétitives ondulées de l'écriture d'un autre grand inventeur, Thomas Bernhard, sont propres à éveiller des sensations d'une profondeur que rarement d'autres styles permettent d'atteindre. Comme le dit Cioran, grand adorateur de Bach : « Offrande musicale, Art de la fugue, Variations Goldberg : j'aime en musique, comme en philosophie et en tout, ce qui fait mal par l'insistance, par la récurrence, par cet interminable retour qui touche aux dernières profondeurs de l'être et y provoque une délectation à peine soutenable. »
Une musique qui n'est pas seulement celle de l'écriture, mais celle des mythologies céliniennes à propos desquelles Denise Aebersold évoque cette même image musicale de variations à l'infini, du mouvement de la vis sans fin, d'une sorte de valse : « La spirale monte mais n'aboutit jamais, geste fondamental de Céline. De son premier roman à la triologie, l'auteur après avoir parcouru les mêmes méandres, en revient au point mort sur lequel s'ouvre le Voyage. » (Denise Aebersold, Céline un démystificateur mythomane).
Une énonciation déictique de l'espace et du temps que constate également Isabelle Blondiaux, qui montre qu'il n'y a pas de destin mais « des histoires, toujours les mêmes, qui inlassablement se répètent, identiques, et le ramènent au point de départ, à Paris, place Clichy. Cercle vicieux de la vie, du temps ; labyrinthe de l'univers, de l'espace, éternel retour sur ses pas. Vision de lieux qui ne sont que des seuils, toujours à la crête entre la vie et la mort, lieux de passage, lieux de rencontre... » (Isabelle Blondiaux, Une écriture psychotique : Louis-Ferdinand Céline).
LA FARCE
Cette existence sur cette terre n'est qu'une plaisanterie : Villon et Céline en sont les chantres. Ils sont tous les deux dans le sarcasme, le ricanement. « Croyez-moi le monde est drôle, la mort est drôle ; et c'est pour ça que mes livres sont drôles, et qu'au fond je suis gai. » (Céline, entretien avec Robert Poulet, 1958).
La recette de Villon, la recette de Céline est celle de Shakespeare la rose et la hache. La formule est de Cioran. Que dit Céline à propos de Shakespeare ? « Quand vous avez à la fois le tragique et le rire, vous avez gagné, n'est-ce pas... On passe de la clownerie au tragique avec vraiment de la vérité en même temps, c'est plus complet, ça tient mieux... ça tient mieux le coup, et le temps. » Elfriede Jelinek, l'écrivaine autrichienne, dans la même lignée, intitule son essai sur son théâtre : « Ich schlage sozusagen mit der Axt drein ». Traduction : « Je frappe pour ainsi dire avec une hache ».
Les saturnales, le carnaval, les farces, les fêtes ont été inventés depuis l'aube de l'humanité pour servir de catharsis. À l'intérieur du cadre des sociétés hiérarchisées, les bouffons et les fous ont « la particularité d'être ambivalent.. parodie du monde « sérieux », officiel, vu « à l'envers », et aussi le résultat d'une autodérision ; ces personnages sont les premiers à se présenter comme objet de moquerie. » (Paola Carile, dans la Revue des lettres modernes). Villon comme Céline assument ce rôle avec bienveillance. Ce sont les dindons d'une farce qui semble les dépasser. Dans un monde, enfin, perçu sous son aspect risible, le rire se mêle à la raillerie, l'allégresse au sarcasme, « Le comique et la satire ne font qu'un... l'endroit et l'envers de la même médaille, ainsi que le mélange étroit de la vie et de la mort... Le rire du carnaval est intimement lié à la mort mais il constitue la tentative d'un dépassement de celle-ci ; une victoire de la joie de vivre, de la continuité de l'existence. » (Paolo Carile).
L'invention sarcastique de Villon est permanente et atteint souvent les sommets comme dans cette ballade contre les langues ennuyeuses :
En riagal, en arsenic rocher,
En orpiment, en salpêtre et chaux vive,
En plomb bouillant pour mieux les émorcher,
En suif et poix détrempée de lessive
Faite d'étrons et de pissat de juive,
En lavailles de jambes à meseaux,
En raclure de pieds et vieux houseaux,
En sang d'aspic et drogues venimeuses,
En fiel de loups, de renards et blaireaux,
Soient frites ces langues ennuyeuses !
En cervelle de chat qui hait pêcher,
Noir et si vieil qu'il n'ait dent en gencive,
D'un vieil mâtin qui vaut bien aussi cher,
Tout enragé, en sa bave et salive,
En l'écume d'une mule poussive
Détranchée menue à bons ciseaux,
En eau où rats plongent groins et museaux,
Raines, crapauds et bêtes dangereuses,
Serpents, lézards et tels nobles oiseaux,
Soient frites ces langues ennuyeuses !
(Ballade des langues ennuyeuses, dans Le Testament).
Villon est dans la tradition de la comédie de tréteaux. Le testament, cette oeuvre de plus de deux mille vers, est une énorme parodie d'un acte juridique dans lequel Villon a collationné toutes ses ballades et poésies et il y énumère les legs les plus invraisemblables pour épingler la vanité, la bêtise, la cruauté de tous les imbéciles dont il s'estime redevable et à qui il tient à laisser un souvenir.
Au moins sera de moi mémoire
Telle qu'elle est d'ung bon follastre.
Étant dispensé de la potence au profit du bannissement du territoire de la ville de Paris, il en sait gré à la cour, en composant à cette occasion encore une petite ultime bouffonnerie. Comme la parole et la langue ne peuvent suffire à remercier la cour de cette clémence, il compose une petite ballade priant le moindre élément de son corps de leur rendre grâce :
Et vous, mes dons, chacune si s'escloche,
Saillez avant, rendez toutes mercy
Plus haultement qu'orgue, trompe, ne cloche,
Et de mascher n'ayés ores soussi
Considérez que je feusse transi,
Foye, polmon et rate, qui respire ;
Et vous, mon corps, ou vil estes et pire
Qu'ours, ne pourcel qui fait son nie es fanges,
Louez la Court, devant qu'il vous empire,
(Ballade de la Louange à la cour)
Un farceur : c'est ainsi que le qualifie le premier témoignage que l'on ait sur François Villon d'un certain Eloi d'Amerval , dans sa Grant Deablerie:
Maistre Françoys Villon jadis,
Clerc expert en faictz et en ditz,
Comme fort nouveau qu'il estoit
Et a lancer se delectoit
Fist a Paris son testament...
Rapidement et grâce à l'imprimerie, se répand d'ailleurs l'image d'un Villon archétype du voyou goguenard, comme le célèbre Patelin, Maître Patelin. Ce nouveau moyen de diffusion rend célèbre en même temps La farce de Maître Pathelin et le Testament de Villon, les confondant abusivement : « On écrira bientôt le Testament de Pathelin : ces deux oeuvres seront confondues dans une même personnalité » (Pierre Champion). Les gens ont besoin d'image simple qui les rassure : un Villon simple farceur est plus rassurant qu'un Villon désespéré de la condition humaine. La farce, le grotesque et le burlesque : « Le rire de Céline est aussi pointu et énorme que son expérience du délire et sa conviction du néant. » dit Philippe Sollers (dont le titre du premier article sur Céline dans les Cahiers de L'Herne s'intitule Le Rire). Maurice Nadeau (France-Observateur, 1960) souligne « Cette qualité d'humour dans le tragique que possède au plus haut point Céline... » Plus loin : « On peut compter sur l'auteur pour le pittoresque, la drôlerie noire, le ricanement intempestif. » André Rousseaux (Le Figaro, 1960) : « Céline a le don de mettre en valeur incomparable ce qu'il y a de comique latent dans tout guignol vivant qui passe à sa portée... Du côté de Céline, il n'arrive que du burlesque, du jamais vu, de l'incongru ou de l'étonnant, prêt à faire du Céline plus fort que tout ce qu'on pouvait attendre. »
Céline atteint le sommet dans Entretiens avec le Professeur Y. Ce petit livre est un monument. Céline relate un rendez-vous pris avec un critique, un journaliste, sous l'injonction de son éditeur Gallimard qui souhaite voir Céline faire un peu de relations publiques. On sait ce que Céline pense de ces gens-là : « Ils ont le don de rendre bête ce qui est intelligent, méchant ce qui est bête, grotesque ce qui est méchant. » (Cité dans Sollers, Céline). Ce rendez-vous forcé a lieu dans un endroit anonyme, le journaliste ne tenant pas à être vu avec Céline. Le monologue célinien est une explication gothique sur le style de l'auteur asséné à un critique littéraire rendu cafouilleux et sordide. Denise Aebersold, relève « ... la constante de l'élément parodique au sein de l'affabulation. » Ajoutant : « Affabulateur, mais aussi démystificateur au point de à rien, pas même à lui-même, Céline a manie l'absurde avec une allégresse vivifiante. Il a bâti son « huis clos » avec une hilarité et un génie comique proportionnels à son angoisse et à son pessimisme. » (Céline, un démystificateur mythomane).
Villon est l'auteur d'oeuvres intitulées : Le Testament, La ballade des pendus... Céline est l'auteur d'oeuvres intitulées : Mort à crédit, Casse-pipe, Guignol's band, Féerie, Rigodon... des titres d'ouvrages digne du peintre Ensor, dont l'art d'expression n'est pas l'écriture mais dont les oeuvres sont du même registre : « Jésus entrant à Bruxelles », « Masques raillant la mort», « Sorciers dans la Bourrasque », « Squelettes dessinant de fines puérilités », « Squelettes se disputant un hareng », « Les étoiles au cimetière »...
Dans les premières pages de L'École des cadavres, Céline nous donne lecture d'une pseudo lettre qu'il aurait reçue « exprès, urgente, anonyme, et ma foi, - très personnelle » « À Céline le dégueulasse. Figure d'enculé, Ion bouquin de salope j'en ai lu quelques passages. Il m'a pas étonné d'une ordure comme toi. Mais sache que les Youpins te chient dans la gueule et y pissent ensuite pour bien faire dégouliner. Les Youtres te déplaquent dans le trou du cul et si tu veux te faire enculer, tu n'as qu'à nous avertir. Pour toi, si tu as soif, il y a du foutre bien chaud pour ta gueule de fumier, tu pourras te régaler les badigoinces. Tu prendras ça pour de la crème. Il y a des vicelards qui baisent des gonzesses et bouffent leur foutre après. Toi le saling tu dois être comme eux. Toi ce qui est dégueulasse, tu aimes ça ! le merde, la pisse, le foutre. Comme dit la chanson : manger de la merde, boire du pipi, c'est le meilleur moyen de ne jamais crever de faim. Ça doit être ton principe. Les Youtres t'enculent, te pissent et te chient dans ton sale groin de cochon puant. ( ... ) En France, il y a eu Villon, Verlaine, Rimbaud, qui étaient des mecs pas propres mais plus intéressants que toi. Ils avaient du mérite, ils écrivaient en bon français. Quant à toi qui veut jouer les affranchis et qui ne l'es pas du tout, tu as l'air d'un con. » (L'école des cadavres).
L'année d'avant, en 1937, dès la parution de Bagatelles, Robert Brasillach dans L'Action française : « M. Céline prend le départ, comme toujours, dans l'invective, et ce qu'il a lui-même nommé quelque part « le lyrisme ordurier... C'est le Giraudoux de la vidange... Ne nous hâtons donc pas de hausser les épaules en parcourant ces pages. Parmi les idées les plus absurdes, les plus cocasses en apparence, il y a parfois une grande vérité cachée, mais cachée sous le rire de Rabelais. Les projets d'urbanisme de M. Céline la vraie banlieue d'une grande ville comme Paris, c'est la mer ne sont pas ridicules... »
L'exagération, la grosseur du trait, étant une caractéristique de la farce, là où Cioran parle de « divagation cosmogonique du vocabulaire... des riens enflés jusqu'au ciel ; l'invraisemblable, générateur d'univers ! », dans Bagatelles, Céline, une fois de plus explique et justifie son style et son héritage villonesque : « La grossièreté n'est supportable qu'en langage parlé, vivant, et rien n'est plus difficile que de diriger, dominer, transposer la langue parlée, le langage émotif, le seul sincère, le langage usuel, en langue écrite, de le fixer sans le tuer.. Essayez... Voici la terrible « technique » où la plupart des écrivains s'effondrent, mille fois plus ardue que l'écriture dite « artiste » ou « dépouillée », « standard » moulée, maniérée, que l'on apprend branleux en grammaire de l'école. Rictus, que l'on cite toujours, n'y réussissait pas toujours, loin de là ! Force lui était de recourir aux élisions, abréviations, apostrophes Tricheries ! Le maître du genre, c'est Villon, sans conteste. Montaigne, plein de prétentions à cet égard, écrit tout juste à l'opposé, en juif, semeur d'arabesques, presque du « France » avant la lettre, du Pré-Proust... » (Bagatelles pour un massacre).
On ne sait plus s'il s'agit d'un rire pointu et énorme, mais son délire, comme celui de Villon, peut nous convaincre facilement de sa conviction du néant.
Pierre de BONNEVILLE
Le Bulletin célinien n°335, novembre 2011.
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La recette de Villon, la recette de Céline est celle de Shakespeare la rose et la hache. La formule est de Cioran. Que dit Céline à propos de Shakespeare ? « Quand vous avez à la fois le tragique et le rire, vous avez gagné, n'est-ce pas... On passe de la clownerie au tragique avec vraiment de la vérité en même temps, c'est plus complet, ça tient mieux... ça tient mieux le coup, et le temps. » Elfriede Jelinek, l'écrivaine autrichienne, dans la même lignée, intitule son essai sur son théâtre : « Ich schlage sozusagen mit der Axt drein ». Traduction : « Je frappe pour ainsi dire avec une hache ».
Les saturnales, le carnaval, les farces, les fêtes ont été inventés depuis l'aube de l'humanité pour servir de catharsis. À l'intérieur du cadre des sociétés hiérarchisées, les bouffons et les fous ont « la particularité d'être ambivalent.. parodie du monde « sérieux », officiel, vu « à l'envers », et aussi le résultat d'une autodérision ; ces personnages sont les premiers à se présenter comme objet de moquerie. » (Paola Carile, dans la Revue des lettres modernes). Villon comme Céline assument ce rôle avec bienveillance. Ce sont les dindons d'une farce qui semble les dépasser. Dans un monde, enfin, perçu sous son aspect risible, le rire se mêle à la raillerie, l'allégresse au sarcasme, « Le comique et la satire ne font qu'un... l'endroit et l'envers de la même médaille, ainsi que le mélange étroit de la vie et de la mort... Le rire du carnaval est intimement lié à la mort mais il constitue la tentative d'un dépassement de celle-ci ; une victoire de la joie de vivre, de la continuité de l'existence. » (Paolo Carile).
L'invention sarcastique de Villon est permanente et atteint souvent les sommets comme dans cette ballade contre les langues ennuyeuses :
En riagal, en arsenic rocher,
En orpiment, en salpêtre et chaux vive,
En plomb bouillant pour mieux les émorcher,
En suif et poix détrempée de lessive
Faite d'étrons et de pissat de juive,
En lavailles de jambes à meseaux,
En raclure de pieds et vieux houseaux,
En sang d'aspic et drogues venimeuses,
En fiel de loups, de renards et blaireaux,
Soient frites ces langues ennuyeuses !
En cervelle de chat qui hait pêcher,
Noir et si vieil qu'il n'ait dent en gencive,
D'un vieil mâtin qui vaut bien aussi cher,
Tout enragé, en sa bave et salive,
En l'écume d'une mule poussive
Détranchée menue à bons ciseaux,
En eau où rats plongent groins et museaux,
Raines, crapauds et bêtes dangereuses,
Serpents, lézards et tels nobles oiseaux,
Soient frites ces langues ennuyeuses !
(Ballade des langues ennuyeuses, dans Le Testament).
Villon est dans la tradition de la comédie de tréteaux. Le testament, cette oeuvre de plus de deux mille vers, est une énorme parodie d'un acte juridique dans lequel Villon a collationné toutes ses ballades et poésies et il y énumère les legs les plus invraisemblables pour épingler la vanité, la bêtise, la cruauté de tous les imbéciles dont il s'estime redevable et à qui il tient à laisser un souvenir.
Au moins sera de moi mémoire
Telle qu'elle est d'ung bon follastre.
Étant dispensé de la potence au profit du bannissement du territoire de la ville de Paris, il en sait gré à la cour, en composant à cette occasion encore une petite ultime bouffonnerie. Comme la parole et la langue ne peuvent suffire à remercier la cour de cette clémence, il compose une petite ballade priant le moindre élément de son corps de leur rendre grâce :
Et vous, mes dons, chacune si s'escloche,
Saillez avant, rendez toutes mercy
Plus haultement qu'orgue, trompe, ne cloche,
Et de mascher n'ayés ores soussi
Considérez que je feusse transi,
Foye, polmon et rate, qui respire ;
Et vous, mon corps, ou vil estes et pire
Qu'ours, ne pourcel qui fait son nie es fanges,
Louez la Court, devant qu'il vous empire,
(Ballade de la Louange à la cour)
Un farceur : c'est ainsi que le qualifie le premier témoignage que l'on ait sur François Villon d'un certain Eloi d'Amerval , dans sa Grant Deablerie:
Maistre Françoys Villon jadis,
Clerc expert en faictz et en ditz,
Comme fort nouveau qu'il estoit
Et a lancer se delectoit
Fist a Paris son testament...
Rapidement et grâce à l'imprimerie, se répand d'ailleurs l'image d'un Villon archétype du voyou goguenard, comme le célèbre Patelin, Maître Patelin. Ce nouveau moyen de diffusion rend célèbre en même temps La farce de Maître Pathelin et le Testament de Villon, les confondant abusivement : « On écrira bientôt le Testament de Pathelin : ces deux oeuvres seront confondues dans une même personnalité » (Pierre Champion). Les gens ont besoin d'image simple qui les rassure : un Villon simple farceur est plus rassurant qu'un Villon désespéré de la condition humaine. La farce, le grotesque et le burlesque : « Le rire de Céline est aussi pointu et énorme que son expérience du délire et sa conviction du néant. » dit Philippe Sollers (dont le titre du premier article sur Céline dans les Cahiers de L'Herne s'intitule Le Rire). Maurice Nadeau (France-Observateur, 1960) souligne « Cette qualité d'humour dans le tragique que possède au plus haut point Céline... » Plus loin : « On peut compter sur l'auteur pour le pittoresque, la drôlerie noire, le ricanement intempestif. » André Rousseaux (Le Figaro, 1960) : « Céline a le don de mettre en valeur incomparable ce qu'il y a de comique latent dans tout guignol vivant qui passe à sa portée... Du côté de Céline, il n'arrive que du burlesque, du jamais vu, de l'incongru ou de l'étonnant, prêt à faire du Céline plus fort que tout ce qu'on pouvait attendre. »
Céline atteint le sommet dans Entretiens avec le Professeur Y. Ce petit livre est un monument. Céline relate un rendez-vous pris avec un critique, un journaliste, sous l'injonction de son éditeur Gallimard qui souhaite voir Céline faire un peu de relations publiques. On sait ce que Céline pense de ces gens-là : « Ils ont le don de rendre bête ce qui est intelligent, méchant ce qui est bête, grotesque ce qui est méchant. » (Cité dans Sollers, Céline). Ce rendez-vous forcé a lieu dans un endroit anonyme, le journaliste ne tenant pas à être vu avec Céline. Le monologue célinien est une explication gothique sur le style de l'auteur asséné à un critique littéraire rendu cafouilleux et sordide. Denise Aebersold, relève « ... la constante de l'élément parodique au sein de l'affabulation. » Ajoutant : « Affabulateur, mais aussi démystificateur au point de à rien, pas même à lui-même, Céline a manie l'absurde avec une allégresse vivifiante. Il a bâti son « huis clos » avec une hilarité et un génie comique proportionnels à son angoisse et à son pessimisme. » (Céline, un démystificateur mythomane).
Villon est l'auteur d'oeuvres intitulées : Le Testament, La ballade des pendus... Céline est l'auteur d'oeuvres intitulées : Mort à crédit, Casse-pipe, Guignol's band, Féerie, Rigodon... des titres d'ouvrages digne du peintre Ensor, dont l'art d'expression n'est pas l'écriture mais dont les oeuvres sont du même registre : « Jésus entrant à Bruxelles », « Masques raillant la mort», « Sorciers dans la Bourrasque », « Squelettes dessinant de fines puérilités », « Squelettes se disputant un hareng », « Les étoiles au cimetière »...
Dans les premières pages de L'École des cadavres, Céline nous donne lecture d'une pseudo lettre qu'il aurait reçue « exprès, urgente, anonyme, et ma foi, - très personnelle » « À Céline le dégueulasse. Figure d'enculé, Ion bouquin de salope j'en ai lu quelques passages. Il m'a pas étonné d'une ordure comme toi. Mais sache que les Youpins te chient dans la gueule et y pissent ensuite pour bien faire dégouliner. Les Youtres te déplaquent dans le trou du cul et si tu veux te faire enculer, tu n'as qu'à nous avertir. Pour toi, si tu as soif, il y a du foutre bien chaud pour ta gueule de fumier, tu pourras te régaler les badigoinces. Tu prendras ça pour de la crème. Il y a des vicelards qui baisent des gonzesses et bouffent leur foutre après. Toi le saling tu dois être comme eux. Toi ce qui est dégueulasse, tu aimes ça ! le merde, la pisse, le foutre. Comme dit la chanson : manger de la merde, boire du pipi, c'est le meilleur moyen de ne jamais crever de faim. Ça doit être ton principe. Les Youtres t'enculent, te pissent et te chient dans ton sale groin de cochon puant. ( ... ) En France, il y a eu Villon, Verlaine, Rimbaud, qui étaient des mecs pas propres mais plus intéressants que toi. Ils avaient du mérite, ils écrivaient en bon français. Quant à toi qui veut jouer les affranchis et qui ne l'es pas du tout, tu as l'air d'un con. » (L'école des cadavres).
L'année d'avant, en 1937, dès la parution de Bagatelles, Robert Brasillach dans L'Action française : « M. Céline prend le départ, comme toujours, dans l'invective, et ce qu'il a lui-même nommé quelque part « le lyrisme ordurier... C'est le Giraudoux de la vidange... Ne nous hâtons donc pas de hausser les épaules en parcourant ces pages. Parmi les idées les plus absurdes, les plus cocasses en apparence, il y a parfois une grande vérité cachée, mais cachée sous le rire de Rabelais. Les projets d'urbanisme de M. Céline la vraie banlieue d'une grande ville comme Paris, c'est la mer ne sont pas ridicules... »
L'exagération, la grosseur du trait, étant une caractéristique de la farce, là où Cioran parle de « divagation cosmogonique du vocabulaire... des riens enflés jusqu'au ciel ; l'invraisemblable, générateur d'univers ! », dans Bagatelles, Céline, une fois de plus explique et justifie son style et son héritage villonesque : « La grossièreté n'est supportable qu'en langage parlé, vivant, et rien n'est plus difficile que de diriger, dominer, transposer la langue parlée, le langage émotif, le seul sincère, le langage usuel, en langue écrite, de le fixer sans le tuer.. Essayez... Voici la terrible « technique » où la plupart des écrivains s'effondrent, mille fois plus ardue que l'écriture dite « artiste » ou « dépouillée », « standard » moulée, maniérée, que l'on apprend branleux en grammaire de l'école. Rictus, que l'on cite toujours, n'y réussissait pas toujours, loin de là ! Force lui était de recourir aux élisions, abréviations, apostrophes Tricheries ! Le maître du genre, c'est Villon, sans conteste. Montaigne, plein de prétentions à cet égard, écrit tout juste à l'opposé, en juif, semeur d'arabesques, presque du « France » avant la lettre, du Pré-Proust... » (Bagatelles pour un massacre).
On ne sait plus s'il s'agit d'un rire pointu et énorme, mais son délire, comme celui de Villon, peut nous convaincre facilement de sa conviction du néant.
Pierre de BONNEVILLE
Le Bulletin célinien n°335, novembre 2011.
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