Il deviendra bientôt fastidieux d’établir la liste des gens qui rentrent du paradis bolchéviste déçus de n’avoir pas trouvé là-bas le peuple heureux, la société inédite qu’ils imaginaient, navrés de ce qu’ils ont vu et décidés à nous faire part de leurs désillusions.
Grâce à l’excellente organisation de l’Intourist, il est vrai que bon nombre de voyageurs sont revenus très satisfait de leur voyage. Ils nous racontent, le plus sérieusement du monde, qu’ils ont visité deux ou trois hôpitaux, une usine électrique, une ferme modèle et que tout cela est admirable. Ces pauvres gens n’ont, semble-t-il, jamais vu, dans leur propre pays, un hôpital, une usine ou un établissement public quelconque. Le malheur pour les Soviets est que l’enthousiasme de ces voyageurs, à billet combiné et à courte vue, n’est pas partagé par des esprits plus subtils, par des touristes plus libres de leurs mouvements et qui savent observer, tirer des déductions et les exprimer.
On sait l’impression générale que Roland Dorgelès a rapporté de Russie. Plus précieuse encore fut celle d’André Gide, car si Dorgelès a visité l’URSS, libre de toute prévention, l’auteur de l’Immoraliste y allait porté par la foi du néophyte qui a été touché par la grâce. Après avoir dit son fait à la société bourgeoise et avoir célébré l’avènement du régime soviétique dans des réunions de « camarades », Gide n’a pas résisté au désir de contempler la terre promise. Il n’a pas résisté au désir non moins grand de la quitter et de lui préférer la bourgeoisie et la pourriture occidentale.
Ce n’est pas que nous en soyons particulièrement flattés ou attendris, mais l’incident et les aveux de Gide ont leur saveur, et sa sincérité qui ne saurait être mise en doute, a son prix.
On sait avec quelle amertume les Soviets ont commenté et flétri cette palinodie. Etaient-ils assez ravis d’avoir gagné à leur cause ce grand bourgeois raffiné, cet hôte de choix qu’on avait été accueillir à la gare avec la fanfare et dont on allait inscrire les œuvres au programme des écoles primaires ?
Les injures dont on l’accable aujourd’hui en disent long sur le ressentiment de ses hôtes, et on ne lit pas sans plaisir et délectation l’article que lui a consacré la Pravda et que l’organe socialo-commuiniste vaudois a reproduit in-extenso. On y trouve quelques perles de jolies dimensions, celles-ci par exemple : « Le communisme de Gide n’était pas un résultat de réflexions logiques. » Ou encore : « Gide vit avec son œil critique certains défauts soviétiques , un certain manque de confort et de goût. Mais il ne remarqua pas la grandeur de l’ensemble. » Plus loin on lit encore : « Le peuple est reconnaissant à Staline pour le pain et pour la viande, pour l’ordre et pour l’instruction, enfin, pour la défense de ces acquisitions par la création d’une nouvelle armée. » Malheureusement Gide qui n’a pas été ému par ces baïonnettes protégeant la bouillie de gruau soviétique ! On relève aussi cet aveu qui doit faire tressaillir dans leur tombe les communistes de la première heure : « Est-il étonnant que dans un pays dont le principe essentiel proclame : « Chacun selon ses capacités et selon son travail » on cherche à intensifier la production par la rationalisation et par le paiement à la pièce. » Enfin relevons cette constatation de la Pravda : « Certes, une tolérance plus grande reste encore, dans certains domaines, très désirable. » Et voilà pourquoi Gide n’en est pas revenu : ou plutôt, si, il en est revenu, et les Soviets sont mécontents de son livre qui constitue « un coup porté au progrès général ».
Et maintenant, c’est au tour de M. Céline de nous dire ce qu’il pense de ses expériences bolchévistes.
M. Louis-Ferdinand Céline, il y a quelques années, a fait son apparition dans le monde des lettres (si l’on peut dire) en publiant un Voyage au bout de la nuit, et d’emblée les bourgeois ont contemplé avec stupéfaction cet enfant terrible qui pataugeait dans la boue et lançait à la tête des honorables spectateurs des paradoxes et des vérités premières enveloppés d’argot et d’expression ordurières.
On peut critiquer les dons littéraires de M. Céline, on ne saurait mettre en doute sa franchise et l’audace de son vocabulaire qui lui aurait certainement valu une place enviable dans la garde impériale à Waterloo.
Moscou, ayant reconnu en lui un précieux auxiliaire et démolisseur des préjugés bourgeois, l’a encouragé, traduit, édité. Afin de tirer parti de droits d’auteur gelés qui ne sauraient passer la frontière de l’URSS, M. Céline s’en est allé les grignoter sur place. Ce séjour a permis à ce médecin-auteur qui a l’habitude des diagnostics, de formuler son jugement sur le pays des Soviets dans un petit livre intitulé Mea Culpa (Denoël et Steele, éditeurs).
En vingt-cinq pages d’une lecture parfois difficile (car à force d’être argotique Céline en devient hermétique), l’auteur nous dit tout son dégoût du communisme russe « entièrement matérialiste ! Revendications d’une brute à l’usage des brutes !… Regardez donc dans cette URSS comme le pèze s’est vite requinqué ! Comme l’argent a retrouvé tout de suite toute sa tyrannie ! et au cube encore ! »
Avec la vigueur d’un forgeron, Céline cogne sur les moscoutaires et dénonce la misère et l’injustice qui règnent là-bas.
Il n’est pas facile de le citer. On peut néanmoins détacher le passage suivant qui donne le ton de cette confession. Parlant de la condition qui est faite au citoyen russe, Céline écrit : « On l’enferme soigneusement, le nouvel élu de la société rénovée… Même à « Pierre et Paul », la prison fameuse, les séditieux d’autrefois n’étaient pas si bien gardés. Ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient. Maintenant, c’est fini totalement. Bien sûr plus question d’écrire ! Il est protégé, Prolovitch, on peut bien l’affirmer, comme personne, derrière cent mille fils barbelés, le choyé du nouveau système ! Contre les impurs extérieurs et même contre les relents du monde décati. C’est lui qu’entretient, Prolovitch, la police (sur sa propre misère) la plus abondante, la plus sadique de la planète. Ah ! on ne le laisse pas seul ! La vigilance est impeccable ! On l’enlèvera pas, Prolovitch !… Il s’ennuie quand même !… Ça se voit bien ! Il s’en ferait crever de sortir ! De se transformer en « Ex-tourist » pour varier un peu ! Il reviendrait jamais. C’est un défi qu’on peut lancer aux autorités soviétiques. Aucun danger qu’elles essaient ! On est bien tranquille ! Elles tenteront pas ! Il resterait plus là-bas personne ! »
Décidément, les Soviets n’ont pas de chance avec leurs protégés, enfants adoptifs et autres transfuges d’un instant.
P.D.
Gazette de Lausanne, 15 janvier 1937.
Grâce à l’excellente organisation de l’Intourist, il est vrai que bon nombre de voyageurs sont revenus très satisfait de leur voyage. Ils nous racontent, le plus sérieusement du monde, qu’ils ont visité deux ou trois hôpitaux, une usine électrique, une ferme modèle et que tout cela est admirable. Ces pauvres gens n’ont, semble-t-il, jamais vu, dans leur propre pays, un hôpital, une usine ou un établissement public quelconque. Le malheur pour les Soviets est que l’enthousiasme de ces voyageurs, à billet combiné et à courte vue, n’est pas partagé par des esprits plus subtils, par des touristes plus libres de leurs mouvements et qui savent observer, tirer des déductions et les exprimer.
On sait l’impression générale que Roland Dorgelès a rapporté de Russie. Plus précieuse encore fut celle d’André Gide, car si Dorgelès a visité l’URSS, libre de toute prévention, l’auteur de l’Immoraliste y allait porté par la foi du néophyte qui a été touché par la grâce. Après avoir dit son fait à la société bourgeoise et avoir célébré l’avènement du régime soviétique dans des réunions de « camarades », Gide n’a pas résisté au désir de contempler la terre promise. Il n’a pas résisté au désir non moins grand de la quitter et de lui préférer la bourgeoisie et la pourriture occidentale.
Ce n’est pas que nous en soyons particulièrement flattés ou attendris, mais l’incident et les aveux de Gide ont leur saveur, et sa sincérité qui ne saurait être mise en doute, a son prix.
On sait avec quelle amertume les Soviets ont commenté et flétri cette palinodie. Etaient-ils assez ravis d’avoir gagné à leur cause ce grand bourgeois raffiné, cet hôte de choix qu’on avait été accueillir à la gare avec la fanfare et dont on allait inscrire les œuvres au programme des écoles primaires ?
Les injures dont on l’accable aujourd’hui en disent long sur le ressentiment de ses hôtes, et on ne lit pas sans plaisir et délectation l’article que lui a consacré la Pravda et que l’organe socialo-commuiniste vaudois a reproduit in-extenso. On y trouve quelques perles de jolies dimensions, celles-ci par exemple : « Le communisme de Gide n’était pas un résultat de réflexions logiques. » Ou encore : « Gide vit avec son œil critique certains défauts soviétiques , un certain manque de confort et de goût. Mais il ne remarqua pas la grandeur de l’ensemble. » Plus loin on lit encore : « Le peuple est reconnaissant à Staline pour le pain et pour la viande, pour l’ordre et pour l’instruction, enfin, pour la défense de ces acquisitions par la création d’une nouvelle armée. » Malheureusement Gide qui n’a pas été ému par ces baïonnettes protégeant la bouillie de gruau soviétique ! On relève aussi cet aveu qui doit faire tressaillir dans leur tombe les communistes de la première heure : « Est-il étonnant que dans un pays dont le principe essentiel proclame : « Chacun selon ses capacités et selon son travail » on cherche à intensifier la production par la rationalisation et par le paiement à la pièce. » Enfin relevons cette constatation de la Pravda : « Certes, une tolérance plus grande reste encore, dans certains domaines, très désirable. » Et voilà pourquoi Gide n’en est pas revenu : ou plutôt, si, il en est revenu, et les Soviets sont mécontents de son livre qui constitue « un coup porté au progrès général ».
Et maintenant, c’est au tour de M. Céline de nous dire ce qu’il pense de ses expériences bolchévistes.
M. Louis-Ferdinand Céline, il y a quelques années, a fait son apparition dans le monde des lettres (si l’on peut dire) en publiant un Voyage au bout de la nuit, et d’emblée les bourgeois ont contemplé avec stupéfaction cet enfant terrible qui pataugeait dans la boue et lançait à la tête des honorables spectateurs des paradoxes et des vérités premières enveloppés d’argot et d’expression ordurières.
On peut critiquer les dons littéraires de M. Céline, on ne saurait mettre en doute sa franchise et l’audace de son vocabulaire qui lui aurait certainement valu une place enviable dans la garde impériale à Waterloo.
Moscou, ayant reconnu en lui un précieux auxiliaire et démolisseur des préjugés bourgeois, l’a encouragé, traduit, édité. Afin de tirer parti de droits d’auteur gelés qui ne sauraient passer la frontière de l’URSS, M. Céline s’en est allé les grignoter sur place. Ce séjour a permis à ce médecin-auteur qui a l’habitude des diagnostics, de formuler son jugement sur le pays des Soviets dans un petit livre intitulé Mea Culpa (Denoël et Steele, éditeurs).
En vingt-cinq pages d’une lecture parfois difficile (car à force d’être argotique Céline en devient hermétique), l’auteur nous dit tout son dégoût du communisme russe « entièrement matérialiste ! Revendications d’une brute à l’usage des brutes !… Regardez donc dans cette URSS comme le pèze s’est vite requinqué ! Comme l’argent a retrouvé tout de suite toute sa tyrannie ! et au cube encore ! »
Avec la vigueur d’un forgeron, Céline cogne sur les moscoutaires et dénonce la misère et l’injustice qui règnent là-bas.
Il n’est pas facile de le citer. On peut néanmoins détacher le passage suivant qui donne le ton de cette confession. Parlant de la condition qui est faite au citoyen russe, Céline écrit : « On l’enferme soigneusement, le nouvel élu de la société rénovée… Même à « Pierre et Paul », la prison fameuse, les séditieux d’autrefois n’étaient pas si bien gardés. Ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient. Maintenant, c’est fini totalement. Bien sûr plus question d’écrire ! Il est protégé, Prolovitch, on peut bien l’affirmer, comme personne, derrière cent mille fils barbelés, le choyé du nouveau système ! Contre les impurs extérieurs et même contre les relents du monde décati. C’est lui qu’entretient, Prolovitch, la police (sur sa propre misère) la plus abondante, la plus sadique de la planète. Ah ! on ne le laisse pas seul ! La vigilance est impeccable ! On l’enlèvera pas, Prolovitch !… Il s’ennuie quand même !… Ça se voit bien ! Il s’en ferait crever de sortir ! De se transformer en « Ex-tourist » pour varier un peu ! Il reviendrait jamais. C’est un défi qu’on peut lancer aux autorités soviétiques. Aucun danger qu’elles essaient ! On est bien tranquille ! Elles tenteront pas ! Il resterait plus là-bas personne ! »
Décidément, les Soviets n’ont pas de chance avec leurs protégés, enfants adoptifs et autres transfuges d’un instant.
P.D.
Gazette de Lausanne, 15 janvier 1937.
Mea Culpa est le pamphlet le plus important de Céline, c.à.d. celui qui lui a valu le plus de venin. La cible est celle d'un système toujours en place, et qui reste vigilant.
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