mardi 31 janvier 2012

Cinq ans après - Gazette de Lausanne - 16 juillet 1966

A cinq ans de la mort de Louis-Ferdinand Céline, je ne pense pas que c'est faillir à quelque respect que ce soit que de rappeler qu'il demeure aussi – et surtout ! - l'auteur du « Voyage au bout de la nuit ».
Le docteur Louis-Ferdinand Destouches, invalide de la Première Guerre mondiale, débarqué à Genève en 1924 pour travailler à la section d'épidémiologie et d'hygiène de la SDN, porte en sa chair le résultat cruel de cet affrontement sur lequel Romain Rolland écrira « Au-dessus de la mêlée » et Henri Barbusse le réquisitoire du « Feu », Henri Barbusse que Céline, dans une lettre datée de Copenhague en 1947, place curieusement à côté de Paul Morand quand il bat le rappel de ses maîtres.
Mais le « docteur blessé » ne commence à être vraiment intéressant que lorsqu'il brigue, au retour de Genève, l'achat d'un appartement situé dans la région de la place Clichy.
Ce fils d'un intellectuel devenu, par les hasards de la vie, un « préposé aux écritures », et d'une ouvrière en dentelles, peu loti quant aux biens terrestres, parvient tout de même à devenir propriétaire en écrivant un livre qu'il signe du prénom de sa mère.
C'est le « Voyage au bout de la nuit ».
Bien sûr, la vie ne s'arrête pas à la hauteur de ces pages qui, en 1932, ratèrent de peu le Goncourt en dépit des voix de Jean Ajalbert, de Lucien Descaves et de Léon Daudet.
On doit pourtant au carabin Destouches, né à Courbevoie chez « ces petites gens de la Belle-Epoque dont l'existence tenait plus du cauchemar que du rêve », une première oeuvre, celle-là même qui lui ouvre les portes de l'exercice de la médecine, une thèse sur Semmelweiss, le gynécologue maudit.
Il n'en demeure pas moins que le « Voyage » va faire école, ce « Voyage » dont Maurice Nadeau dira : « Quant à nous autres, jeunes, nous eûmes le souffle coupé; nous n'avions encore rien lu qui, dans notre expérience de la vie et de la littérature, nous parût plus fort et plus vrai, c'est à dire plus conforme à ce que nous étions en train de nous laisser aller à penser du monde et de l'existence. »
Mais, souligne Nadeau, « Le « Voyage », c'était aussi une leçon d'écriture, et quelle ! On n'avait pas le sentiment d'avoir affaire à un auteur, un écrivain, avec, comme ils l'ont tous, une auréole en filigrane, mais à un homme qui ne savait pas mieux s'exprimer que chacun de nous et qui s'était vu obligé de prendre la plume pour dire ce qu'il avait sur le coeur. »
Par un retour étonnant, surprenant des choses, Destouches commence, dès après le « Voyage », à vivre Céline au travers de Bardamu.
Habité par son personnage, il n'existe plus qu'à la hauteur d'une contemplation amère de la chose vivante. Il choisit, lui aussi, entre le concert des autres ou la solitude qui le conduit aux « Bagatelles pour un massacre », le livre que Bardamu n'aurait jamais écrit mais que Céline écrit quand même.
Pas à son insu, hélas, mais avec une conscience hérissée, mêlant blessures et blessure, coups à coup, hommes et société, bile et billevesées.
La consternante cruauté de ce libelle inaugure, pour Céline, son vrai voyage au bout de la nuit, de sa propre nuit, une nuit dont les étapes l'entraîneront dans le sillage de « Je suis partout », de la retraite, de la débâcle, du cortège des vaincus fuyant les tribunaux d'exception, de la misère.
Céline n'est donc pas une victime au sens légal du mot. Lui, qui reproche à Baudelaire de s'être « rué sur les poisons pour être sûr d'être damné », opère un calcul semblable. Sans aller jusqu'au crime gratuit de Raskolnikov ou à celui de Lafcadio, il pousse si loin le racisme des « Bagatelles pour un massacre » qu'il devient complice d'un génocide dont notre siècle demeure marqué, tout en laissant derrière lui l'impression, ainsi que l'explique encore Maurice Nadeau, « d'un saltimbanque qui demande encore quelques pièces de monnaie avant de se produire, tout en se vautrant dans un masochisme qui justifie ses appels la pitié. Par sa vie, il donne la preuve de ce qu'il avançait dans le « Voyage » quant à la réalité de son nihilisme ».
Cette complicité avec ce que Péguy appelle, au temps de l'affaire Dreyfus, les « renaissantes erreurs », la misère et le mort de l'écrivain l'ont reculée en quelque sorte, sortie du champ, déplacée.
Il ne reste plus sur l'écran qu'un visage tourmenté à la Paul Léautaud, celui d'un centenaire de soixante-deux ans qui n'écorchait que parce qu'il était lui-même écorché vif, qui ne blessait que parce qu'il était blessé.
Mais au-delà de cette projection, il demeure le styliste du « Voyage », celui chez qui nous irons longtemps quêter cette « petite musique » qui n'est perceptible que là.

Richard BERNARD
Gazette de Lausanne, 16 juillet 1966.

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