14 octobre 1962
Mon cher Louis,
Voici plus d’un an que tu reposes, que tu te reposes – enfin ! – et je crois qu’il est temps, avant que nous soyons tous partis, ceux de notre âge, de remettre en place les faits que tu as décrits. Que cela te plaise ou non, que cela plaise ou non à tes mémorialistes ou autres scribes, il faut bien qu’il y en ait UN, pour te redire, à toi, la vérité.
Je sais bien que tu as affirmé cent fois à tes visiteurs, les Robert Poulet, Marc Hanrez, Roger Nimier, etc. que la biographie, ça n’a pas d’importance. « Inventez-là ». Et tu ajoutais : « Il faut choisir, mourir ou mentir. »
- « On fait du vrai en arrangeant, en trichant comme il faut. »
La dernière fois, tu m’as dit à moi la vérité – et je ne t’ai pas cru, bien entendu – en me quittant à la grille de Meudon une fin d’après-midi de juin, l’année dernière. Tu m’as répété ce que tu avais rabâché tout au long de notre bavardage : « Ça y est ce coup-ci, je vais crever ! » Et moi de rire, et de te répondre de te secouer un peu ; je voulais te sortir de cette prison, t’emmener une heure en voiture, dans les bois à côté, tout doucement, à regarder une fille bien balancée se promener dans une allée, à te changer les idées.
Louis, cette fois, tu ne m’as pas menti. Quinze jours après, au fond de la Bretagne, j’apprenais ta mort, ta vraie mort, par le journal !
« Il faut choisir, mourir ou mentir. » Eh bien, Louis, tu n’as jamais choisi, tu as beaucoup menti, mais hélas, pour mourir, ça n’a pas raté.
Tu permets que je commence par la biographie. Oh, sur deux points seulement, car à un autre de rechercher les détails et de remettre tout d’aplomb. Même si cela te remue dans ta tombe. Avant tout, il faut rectifier l’histoire de tes parents. Tu leur dois bien cela. C’est dans « Mort à crédit » que tu en fais une peinture toute d’invention poétique ou pas, littéraire ou pas, imaginative et faussée à coup sûr. Pourquoi ? Tu aurais pu aussi bien parler des parents d’un autre. Non, c’est de ton père et de ta mère, braves gens tranquilles, petits bourgeois, effacés, dont toute la vie, tu le sais, depuis ta naissance à Courbevoie, puis tout au long de ton enfance passage Choiseul, tournait autour de toi. Tu les fais s’engueuler sans arrêt, se battre comme chiffonniers, tu parles du revolver de ton père ! le pauvre homme n’en avait probablement jamais tenu, même dans les champs de foire !
Et tu savais si bien, Louis, que ton Mort à crédit était si faux, si caricaturalement faux, si blessant, que tu demandes à ta mère de ne pas le lire… et elle ne l’a jamais lu ! Quant à ton père, nous nous souvenons de ton chagrin, bien sincère, à sa mort ! tu étais bouleversé !
Les Destouches étaient autrefois Destouches de Lenthillière, gentilshommes normands mais de petite fortune. Le grand-père de Louis était marié à une de la Villaubry, était professeur au Lycée du Havre, est mort jeune laissant plusieurs enfants, dont Ferdinand le père de Céline.
Ferdinand se maria avec Marguerite Guillou, fille de Céline Guillou. Celle-ci antiquaire à Paris, près de l’Opéra, s’était spécialisée dans les dentelles anciennes de valeur. Commerçante avisée, elle gagnait gros et portait les beaux diamants que Colette, fille de Louis, possède aujourd’hui.
Peu après leur mariage, Ferdinand et Marguerite s’installent à Courbevoie, elle dans le commerce. Lui, licencié ès lettres, travaille à la Compagnie d’Assurances Le Phénix où il terminera avec le rang se Sous-Chef. J’ai su récemment par M. Louis Montourcy, qui l’a bien connu, époque 1910, qu’il était très estimé par ses directeurs. Il le dépeint comme un homme posé, intelligent et cultivé. L.-F. Céline, dans je ne sais plus quel écrit, dit que son père à l’époque « gagnait honteusement 300 francs par mois ». Or ceux de notre génération savent que c’était là la solde d’un capitaine de l’armée. Les Destouches avaient une petite villa sur le bord de la Seine, à Ablon, le papa aimait la pêche à la ligne, et ayant toujours rêvé de la Marine naviguait à la voile avec une casquette de Commandant !
Ma femme Denise et moi, nous nous souvenons fort bien de cet homme tout rond au physique et au moral, jovial et tout franc, ainsi que de Marguerite, la mère de Louis. Nous déjeûnions parfois au 11 de la rue Marsollier vers 1923. On en sortait éberlué à la pensée que Louis était leur enfant !
Madame Ferdinand Destouches n’a jamais été ni ravaudeuse, ni « raccommodeuse de vieilles dentelles » (R. Poulet p.3), « à rapetasser les trous dans les marchés de banlieue » comme l’écrit Céline, comme répète Ducourneau dans l’édition de la Pléiade, comme Louis l’a raconté cent fois aux badauds ou aux journalistes qui buvaient ses paroles crayon en main ; le disait-il en toute crédulité ? se mentant à lui-même pour peut-être jouer sa comédie, ou par innocence et conviction !
Madame Destouches mère, après avoir tenu boutique passage Choiseul, vint donc avec son mari retraité, habiter l’appartement de la rue Marsollier. Elle était alors représentante de fabriques de dentelles, visitait les magasins avec sa grande boîte noire d’échantillons. Mais c’était du point d’Alençon ou de Bruges, avec comme clientèle la Grande Maison de Blanc, la Cour Batave, etc. Colette Destouches a été baptisé en 1920 dans une robe longue de bébé qui avait appartenu au Roi de Rome, avec abeilles brodées, en « mousseline blanche de l’Inde ». Les parents de Louis-Ferdinand s’aimaient beaucoup et faisaient très bon ménage. Ils sont morts lui vers 1933 et elle en 1946.
Il est exact Louis que tu étais un enfant endiablé, indiscipliné, ivre de liberté, et que tu as reçu des gifles et des fessées, sûrement bien méritées. On t’envoie en Allemagne à 14 ans en vue d’apprendre la langue et le commerce. Précoce, tu couches avec ta logeuse et te fais renvoyer. On t’expédie en 1909 en Angleterre, où des aventures de même genre te font « rendre » à tes parents.
Mais comme tu apprends avec facilité, lis énormément, tu t’inscris avec cette insatiable curiosité et cette intelligence que l’on sait ! Tu rêvais déjà de médecine. Tu retiens l’anglais et l’allemand admirablement, tu entres enfin dans une maison de commerce du quartier du Sentier, comme vendeur du rubans à ton corps défendant, puis chez un diamantaire de la rue de la Paix où une blague retentissante toujours du même ordre, du même désordre, te fait encore renvoyer. A 18 ans, tu te heurtes à des parents excédés, et excédé toi-même tu t’engages dans l’armée par coup de tête.
Ce qui est certain, c’est que l’enfance et la jeunesse de L.-F. Céline « misérable et honteuse » est de pure composition.
Enfin Louis, vieux soldat, veux-tu nous dire la vérité sur ta fameuse trépanation ! Tous, autant qu’ils sont, t’ont cru évidemment, toi le trépané des batailles d’août 1914, apuvre cerveau défoncé ; jusqu’à Henri Mondor, Professeur, pourtant du métier, qui dit et redit dans son propos de la Pléiade que tu as eu le crâne cassé.
Et d’aucuns bientôt d’ajouter que c’est peut-être par le trou du cerveau qu’est entré le Génie ! Un autre a même touché la plaque de métal que tu avais sur la tête ! ! !
Louis, non, disais vrai ; tu as été très gravement blessé dans les premiers combats de la vieille guerre, comme maréchal des logis de cuirassiers. On t’a assez honoré, décoré, fêté, illustré à ce sujet. Mais je t’ai souvent vu le torse nu, Louis. Ton bras droit, dans le haut presque à l’épaule, portait un trou à y mettre un œuf. C’était la cicatrice d’une fracture ouverte par éclat d’obus, blessure qui te tint plus d’un an à l’hôpital et qui te laissa toujours un peu de paralysie de la main droite. Bien qu’en 1924-1925 tu conduisis un gros side-car sur les routes de Bretagne, avec ta femme et la mienne dans le sabot.
Tu as eu aussi par le même et seul coup qui mit fin à ta guerre, le tympan abîmé par le bruit de l’explosion, te laissant de pénibles bourdonnements d’oreilles. Mais tenons-nous en là, veux-tu. Nous autres tes copains de Rennes, nous le savons bien tu n’as jamais été blessé à la tête, ni trépané !
Excusez-moi, Céliniens, de ramener ainsi à de très exactes proportions ces deux points de la biographie de Louis Destouches. J’estime que c’est l’amoindrir que de maintenir des fantaisies, qu’il était cependant le premier à inventer ! De notre temps à nous, il n’était pas moins grand à nos yeux qu’il ne l’est maintenant aux vôtres.
A peine ai-je connu Louis en 1919, à Rennes, alors qu’il venait de se marier avec Edith, la meilleure amie de ma femme, que j’ai été conquis, subjugué, envoûté par cet esprit unique et déjà gigantesque. Bien que de seulement cinq mois mon aîné, Destouches me semblait tellement mûri et érudit !
Jusqu’à notre départ pour Nantes, fin 1921, je retrouvais Louis dans son petit rez-de-chaussée rennais du 6, quai Richemont, pour ainsi dire tous les soirs de 6 à 8.
Je m’asseyais, nous bavardions, il écrivait et je me taisais. Où sont ces écrits de l’époque ? Edith n’a pas grand chose, je crois. C’étaient surtout des lettres que le futur Céline écrivait, à tour de bras, à cent destinataires. Je me souviens de l’un de ses correspondants, parce que j’avais été frappé de la notoriété de son nom le docteur Alexis Carrel qui alors professait aux Etats-Unis. Que pouvaient donc s’écrire ces deux esprits, celui du futur « Voyage » et celui de « L’homme, cet inconnu » ? des pages et des pages et où est cette correspondance ?
Louis connaissait Alexis Carrel, de vingt ans son aîné, à travers l’Institut Rockfeller, auquel Louis était attaché par cette mission américaine de lutte contre la tuberculose qui avait une section à Rennes. Il y servait aussi d’interprète et de conférencier.
Je crois me rappeler, et Edith aussi, que la correspondance suivie avec Carrel avait pour trait les études sur la prolongation de la vie. Il étudiait les covonlutas, mi-algues mi-animalicules, qui ressemblent à une mousse verte et que l’on trouve à marrée basse sur les plages de l’Atlantique. Il avait pu en conserver dans un laboratoire de recherches à Roscoff où il passait ses vacances, laboratoire dirigé par le Prince Cantacuzène. Déjà en 1920, le jeune chercheur qu’était Louis s’enchantait et discutait des théories qu’il formulait à cette époque et qui, d’après sa femme, anticipaient les théories actuelles de l’hibernation ( !) louis plus tard avait aussi étudié la longévité des vers à soie, et je crois me souvenir avoir lu un rapport imprimé de l’Académie des Sciences exposant les théories du futur docteur.
Mais déjà Destouches préparait sa thèse. Sa fameuse thèse sur Semmelweiss qui, éditée en 1924, a été si vivement remarquée. Je la possède dédicacée. Elle avait été tirée à cent exemplaires.
Je reviens maintenant et plus simplement à la lettre à mon Ferdinand.
Louis, mon vieux copain, le Destouches de notre jeunesse, de nos espoirs, de notre vie pleine de vie, de nos enthousiasmes, aussi bien ceux de l’esprit que les autres plus bas dont nous parlions toujours avec déchaînement !
Toi qui oses dire à Robert Poulet que tu étais « bourgeois » à Rennes, années 1920 ! lequel Poulet écrit tout un chapitre sur « Céline bourgeois » !
Anarchiste déjà tu étais, Louis. Brutal, aux aspects puérils, révolutionnaires, égalitaires, oui !
Mais tu racontes des âneries sur ton beau-père le professeur Follet, qui était un notable, c’est exact, mais qui ne t’a jamais demandé d’en être un autre. Il te connaissait, comme Edith et nous autres te connaissions bien, comme tu as toujours été, ennemi du conformisme, que ce soit dans les manières, dans les paroles ou dans l’habillement. Ton entrée dans un salon rennais faisait sensation. Le chapeau genre cow-boy sur l’oreille, tu disais salut à la ronde, et une fois assis on ne voyait que tes gros souliers. L’homme aux gros souliers, disait ma petite Jacqueline tout enfant !
Et tu avais, écris-tu, la « baraque » du beau-père sur le dos ? C’est à dire la direction de sa clinique de chirurgie ? Quel culot !… Par contre, ne dirigeais-tu pas la conscience de certaines bonnes amies de l’entourage de la famille ? Ça oui !
Non, Louis, tel ils t’ont connu les autres, après, même ceux de la fin, tel tu étais déjà à vingt ans ! Effarant de curiosité, versatile, blagueur, grossier, irritable, mythomane et génial ! Et paradoxal. Ne t’ai-je pas entendu dire à plusieurs reprises dans ton cinquième de la rue Girardon en 1941-1942 : « Moi, je prouverai que Hitler est juif ! »
Quelle instabilité ! A peine entré dans un cinéma, dans un café, que sorti ! A peine tenant une fille qu’il en fallait une autre, et souvent sans y toucher. A peine écrite une demi-page ? le style, le destinataire et l’idée changeaient, mêlant le meilleur et le pire.
« L’enfant du peuple transporté soudain dans un milieu au-dessus de sa condition. » Non, Monsieur Poulet, vous ne l’avez pas connu. Louis Destouches a toujours été près du peuple, mais au-dessus de la « condition ». Là où il respirait, c’était pour tous autour de lui, du peuple ou de la « condition », une stupéfaction, un saisissement, une admiration. Edith la première était subjuguée.
Comédien, oui, Bardamu carnaval, tu étais un comédien né. Avec un cerveau moins rempli et moins brillant, tu aurais fait un excellent acteur. Et ceux qui comme moi te pénétraient, voyaient à ton visage, à tes yeux légèrement rieurs, à une petite moue des lèvres, que tu ne croyais pas un mot de ce que tu nous racontais ! mon ironique !… Quand devant moi, à Meudon, tu montrais à tes visiteurs le banc de bois sur lequel s’asseyait ta mère pour ravauder, je n’ai rien dit, mais je riais en dedans. Vieux farceur, va !
Céline, dans le Robert Poulet, crache sur « ses » familles, et cela fait joliment bien, trente ans après ! Il continue son rôle, le comédien ; on le lui fera jouer jusqu’au bout, jusqu’au bout de la vie !
Après avoir fini tard son bachot, Louis Destouches n’a pu faire sa médecine à Rennes que par son mariage avec Edith. Oui. Mais hors du conformisme. On l’aimait ainsi.
Et quand diplôme en poche il s’installa médecin de quartier, en 1925, place des Lices à Rennes, je le vois toujours me montrant les jolis petits rideaux tuyautés de son cabinet, et me disant : « Dehors, vieux, il y a la liberté ! »
Louis, le jour où ton premier client est entré dans la salle d’attente, tu pris la liberté par la porte de service. Ce n’est pas tout à fait vrai, car tu es resté deux ou trois mois « installé », mais c’est une image à ton image.
Et personne n’a rien dit ! ni jugé. Toi parti, ce n’était pas une « incartade » comme on l’écrit, c’était du Céline, et du vrai. Sans applaudir, on a essuyé. Et ton vieil ami t’écrivait et tu lui répondais. Que n’ai-je gardé tous tes papiers !
Epoque de l’écriture du « Voyage », 1930. Il m’écrit, et celle-là, je l’ai conservée ! « Bonne santé, vieux, bonne broche toujours ? Voici l’âge de la redoutable ! Affectueusement à toi. Louis. »
A 36 ans l’âge de la « redoutable » !… Impuissance ? Conséquences des longues journées de dévouement au dispensaire de la rue Fanny à Clichy ? Conséquence des soirées de la rue Lepic où après le frugal repas, chez la mère Marie – à l’eau – Louis se mettait à écrire.
Elisabeth était grande, belle, sculpturale. Il l’avait connue à Genève, cette danseuse américaine. Elle a été sa compagne plus de trois années. Il lui a dédié le « Voyage ». Elle le méritait bien, car tandis qu’il écrivait et jetait à terre ses feuillets jaunes, nous attendions qu’il s’endorme pour les assembler.
Nous n’imaginions pas que c’était le manuscrit du « Voyage au bout de la nuit », de chaque nuit ! que nous tenions ainsi entre nos mains.
Louis, dis-moi, si c’est bien moi, vieux de 14, qui ai ramassé sur le plancher de ta chambre la page du Colonel : « Lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort… ils s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours. »
Ou est-ce Elisabeth l’Américaine qui a épinglé la page de Molly : « Il le souvient de ses gentillesses, de ses jambes longues et blondes et magnifiques déliées et musclées, des jambes nobles. La véritable aristocratie humaine, on a beau dire, ce sont les jambes qui la confèrent, par d’erreur. »
Et nous n’avions pas lu, ou si peu. C’était si mal écrit. Et je frémis à la pensée que pour un peu, pour un rien, tout ce « Voyage » se serait perdu feuille à feuille, dans les poubelles de la rue Lepic !
Gloire de la littérature française. Gloire à toi, Louis-Ferdinand, de nous avoir montré un nouveau chemin. Rappelle-toi l’étonnement, l’effarement, la…
Marcel BROCHARD
Mon cher Louis,
Voici plus d’un an que tu reposes, que tu te reposes – enfin ! – et je crois qu’il est temps, avant que nous soyons tous partis, ceux de notre âge, de remettre en place les faits que tu as décrits. Que cela te plaise ou non, que cela plaise ou non à tes mémorialistes ou autres scribes, il faut bien qu’il y en ait UN, pour te redire, à toi, la vérité.
Je sais bien que tu as affirmé cent fois à tes visiteurs, les Robert Poulet, Marc Hanrez, Roger Nimier, etc. que la biographie, ça n’a pas d’importance. « Inventez-là ». Et tu ajoutais : « Il faut choisir, mourir ou mentir. »
- « On fait du vrai en arrangeant, en trichant comme il faut. »
La dernière fois, tu m’as dit à moi la vérité – et je ne t’ai pas cru, bien entendu – en me quittant à la grille de Meudon une fin d’après-midi de juin, l’année dernière. Tu m’as répété ce que tu avais rabâché tout au long de notre bavardage : « Ça y est ce coup-ci, je vais crever ! » Et moi de rire, et de te répondre de te secouer un peu ; je voulais te sortir de cette prison, t’emmener une heure en voiture, dans les bois à côté, tout doucement, à regarder une fille bien balancée se promener dans une allée, à te changer les idées.
Louis, cette fois, tu ne m’as pas menti. Quinze jours après, au fond de la Bretagne, j’apprenais ta mort, ta vraie mort, par le journal !
« Il faut choisir, mourir ou mentir. » Eh bien, Louis, tu n’as jamais choisi, tu as beaucoup menti, mais hélas, pour mourir, ça n’a pas raté.
Tu permets que je commence par la biographie. Oh, sur deux points seulement, car à un autre de rechercher les détails et de remettre tout d’aplomb. Même si cela te remue dans ta tombe. Avant tout, il faut rectifier l’histoire de tes parents. Tu leur dois bien cela. C’est dans « Mort à crédit » que tu en fais une peinture toute d’invention poétique ou pas, littéraire ou pas, imaginative et faussée à coup sûr. Pourquoi ? Tu aurais pu aussi bien parler des parents d’un autre. Non, c’est de ton père et de ta mère, braves gens tranquilles, petits bourgeois, effacés, dont toute la vie, tu le sais, depuis ta naissance à Courbevoie, puis tout au long de ton enfance passage Choiseul, tournait autour de toi. Tu les fais s’engueuler sans arrêt, se battre comme chiffonniers, tu parles du revolver de ton père ! le pauvre homme n’en avait probablement jamais tenu, même dans les champs de foire !
Et tu savais si bien, Louis, que ton Mort à crédit était si faux, si caricaturalement faux, si blessant, que tu demandes à ta mère de ne pas le lire… et elle ne l’a jamais lu ! Quant à ton père, nous nous souvenons de ton chagrin, bien sincère, à sa mort ! tu étais bouleversé !
Les Destouches étaient autrefois Destouches de Lenthillière, gentilshommes normands mais de petite fortune. Le grand-père de Louis était marié à une de la Villaubry, était professeur au Lycée du Havre, est mort jeune laissant plusieurs enfants, dont Ferdinand le père de Céline.
Ferdinand se maria avec Marguerite Guillou, fille de Céline Guillou. Celle-ci antiquaire à Paris, près de l’Opéra, s’était spécialisée dans les dentelles anciennes de valeur. Commerçante avisée, elle gagnait gros et portait les beaux diamants que Colette, fille de Louis, possède aujourd’hui.
Peu après leur mariage, Ferdinand et Marguerite s’installent à Courbevoie, elle dans le commerce. Lui, licencié ès lettres, travaille à la Compagnie d’Assurances Le Phénix où il terminera avec le rang se Sous-Chef. J’ai su récemment par M. Louis Montourcy, qui l’a bien connu, époque 1910, qu’il était très estimé par ses directeurs. Il le dépeint comme un homme posé, intelligent et cultivé. L.-F. Céline, dans je ne sais plus quel écrit, dit que son père à l’époque « gagnait honteusement 300 francs par mois ». Or ceux de notre génération savent que c’était là la solde d’un capitaine de l’armée. Les Destouches avaient une petite villa sur le bord de la Seine, à Ablon, le papa aimait la pêche à la ligne, et ayant toujours rêvé de la Marine naviguait à la voile avec une casquette de Commandant !
Ma femme Denise et moi, nous nous souvenons fort bien de cet homme tout rond au physique et au moral, jovial et tout franc, ainsi que de Marguerite, la mère de Louis. Nous déjeûnions parfois au 11 de la rue Marsollier vers 1923. On en sortait éberlué à la pensée que Louis était leur enfant !
Madame Ferdinand Destouches n’a jamais été ni ravaudeuse, ni « raccommodeuse de vieilles dentelles » (R. Poulet p.3), « à rapetasser les trous dans les marchés de banlieue » comme l’écrit Céline, comme répète Ducourneau dans l’édition de la Pléiade, comme Louis l’a raconté cent fois aux badauds ou aux journalistes qui buvaient ses paroles crayon en main ; le disait-il en toute crédulité ? se mentant à lui-même pour peut-être jouer sa comédie, ou par innocence et conviction !
Madame Destouches mère, après avoir tenu boutique passage Choiseul, vint donc avec son mari retraité, habiter l’appartement de la rue Marsollier. Elle était alors représentante de fabriques de dentelles, visitait les magasins avec sa grande boîte noire d’échantillons. Mais c’était du point d’Alençon ou de Bruges, avec comme clientèle la Grande Maison de Blanc, la Cour Batave, etc. Colette Destouches a été baptisé en 1920 dans une robe longue de bébé qui avait appartenu au Roi de Rome, avec abeilles brodées, en « mousseline blanche de l’Inde ». Les parents de Louis-Ferdinand s’aimaient beaucoup et faisaient très bon ménage. Ils sont morts lui vers 1933 et elle en 1946.
Il est exact Louis que tu étais un enfant endiablé, indiscipliné, ivre de liberté, et que tu as reçu des gifles et des fessées, sûrement bien méritées. On t’envoie en Allemagne à 14 ans en vue d’apprendre la langue et le commerce. Précoce, tu couches avec ta logeuse et te fais renvoyer. On t’expédie en 1909 en Angleterre, où des aventures de même genre te font « rendre » à tes parents.
Mais comme tu apprends avec facilité, lis énormément, tu t’inscris avec cette insatiable curiosité et cette intelligence que l’on sait ! Tu rêvais déjà de médecine. Tu retiens l’anglais et l’allemand admirablement, tu entres enfin dans une maison de commerce du quartier du Sentier, comme vendeur du rubans à ton corps défendant, puis chez un diamantaire de la rue de la Paix où une blague retentissante toujours du même ordre, du même désordre, te fait encore renvoyer. A 18 ans, tu te heurtes à des parents excédés, et excédé toi-même tu t’engages dans l’armée par coup de tête.
Ce qui est certain, c’est que l’enfance et la jeunesse de L.-F. Céline « misérable et honteuse » est de pure composition.
Enfin Louis, vieux soldat, veux-tu nous dire la vérité sur ta fameuse trépanation ! Tous, autant qu’ils sont, t’ont cru évidemment, toi le trépané des batailles d’août 1914, apuvre cerveau défoncé ; jusqu’à Henri Mondor, Professeur, pourtant du métier, qui dit et redit dans son propos de la Pléiade que tu as eu le crâne cassé.
Et d’aucuns bientôt d’ajouter que c’est peut-être par le trou du cerveau qu’est entré le Génie ! Un autre a même touché la plaque de métal que tu avais sur la tête ! ! !
Louis, non, disais vrai ; tu as été très gravement blessé dans les premiers combats de la vieille guerre, comme maréchal des logis de cuirassiers. On t’a assez honoré, décoré, fêté, illustré à ce sujet. Mais je t’ai souvent vu le torse nu, Louis. Ton bras droit, dans le haut presque à l’épaule, portait un trou à y mettre un œuf. C’était la cicatrice d’une fracture ouverte par éclat d’obus, blessure qui te tint plus d’un an à l’hôpital et qui te laissa toujours un peu de paralysie de la main droite. Bien qu’en 1924-1925 tu conduisis un gros side-car sur les routes de Bretagne, avec ta femme et la mienne dans le sabot.
Tu as eu aussi par le même et seul coup qui mit fin à ta guerre, le tympan abîmé par le bruit de l’explosion, te laissant de pénibles bourdonnements d’oreilles. Mais tenons-nous en là, veux-tu. Nous autres tes copains de Rennes, nous le savons bien tu n’as jamais été blessé à la tête, ni trépané !
Excusez-moi, Céliniens, de ramener ainsi à de très exactes proportions ces deux points de la biographie de Louis Destouches. J’estime que c’est l’amoindrir que de maintenir des fantaisies, qu’il était cependant le premier à inventer ! De notre temps à nous, il n’était pas moins grand à nos yeux qu’il ne l’est maintenant aux vôtres.
A peine ai-je connu Louis en 1919, à Rennes, alors qu’il venait de se marier avec Edith, la meilleure amie de ma femme, que j’ai été conquis, subjugué, envoûté par cet esprit unique et déjà gigantesque. Bien que de seulement cinq mois mon aîné, Destouches me semblait tellement mûri et érudit !
Jusqu’à notre départ pour Nantes, fin 1921, je retrouvais Louis dans son petit rez-de-chaussée rennais du 6, quai Richemont, pour ainsi dire tous les soirs de 6 à 8.
Je m’asseyais, nous bavardions, il écrivait et je me taisais. Où sont ces écrits de l’époque ? Edith n’a pas grand chose, je crois. C’étaient surtout des lettres que le futur Céline écrivait, à tour de bras, à cent destinataires. Je me souviens de l’un de ses correspondants, parce que j’avais été frappé de la notoriété de son nom le docteur Alexis Carrel qui alors professait aux Etats-Unis. Que pouvaient donc s’écrire ces deux esprits, celui du futur « Voyage » et celui de « L’homme, cet inconnu » ? des pages et des pages et où est cette correspondance ?
Louis connaissait Alexis Carrel, de vingt ans son aîné, à travers l’Institut Rockfeller, auquel Louis était attaché par cette mission américaine de lutte contre la tuberculose qui avait une section à Rennes. Il y servait aussi d’interprète et de conférencier.
Je crois me rappeler, et Edith aussi, que la correspondance suivie avec Carrel avait pour trait les études sur la prolongation de la vie. Il étudiait les covonlutas, mi-algues mi-animalicules, qui ressemblent à une mousse verte et que l’on trouve à marrée basse sur les plages de l’Atlantique. Il avait pu en conserver dans un laboratoire de recherches à Roscoff où il passait ses vacances, laboratoire dirigé par le Prince Cantacuzène. Déjà en 1920, le jeune chercheur qu’était Louis s’enchantait et discutait des théories qu’il formulait à cette époque et qui, d’après sa femme, anticipaient les théories actuelles de l’hibernation ( !) louis plus tard avait aussi étudié la longévité des vers à soie, et je crois me souvenir avoir lu un rapport imprimé de l’Académie des Sciences exposant les théories du futur docteur.
Mais déjà Destouches préparait sa thèse. Sa fameuse thèse sur Semmelweiss qui, éditée en 1924, a été si vivement remarquée. Je la possède dédicacée. Elle avait été tirée à cent exemplaires.
Je reviens maintenant et plus simplement à la lettre à mon Ferdinand.
Louis, mon vieux copain, le Destouches de notre jeunesse, de nos espoirs, de notre vie pleine de vie, de nos enthousiasmes, aussi bien ceux de l’esprit que les autres plus bas dont nous parlions toujours avec déchaînement !
Toi qui oses dire à Robert Poulet que tu étais « bourgeois » à Rennes, années 1920 ! lequel Poulet écrit tout un chapitre sur « Céline bourgeois » !
Anarchiste déjà tu étais, Louis. Brutal, aux aspects puérils, révolutionnaires, égalitaires, oui !
Mais tu racontes des âneries sur ton beau-père le professeur Follet, qui était un notable, c’est exact, mais qui ne t’a jamais demandé d’en être un autre. Il te connaissait, comme Edith et nous autres te connaissions bien, comme tu as toujours été, ennemi du conformisme, que ce soit dans les manières, dans les paroles ou dans l’habillement. Ton entrée dans un salon rennais faisait sensation. Le chapeau genre cow-boy sur l’oreille, tu disais salut à la ronde, et une fois assis on ne voyait que tes gros souliers. L’homme aux gros souliers, disait ma petite Jacqueline tout enfant !
Et tu avais, écris-tu, la « baraque » du beau-père sur le dos ? C’est à dire la direction de sa clinique de chirurgie ? Quel culot !… Par contre, ne dirigeais-tu pas la conscience de certaines bonnes amies de l’entourage de la famille ? Ça oui !
Non, Louis, tel ils t’ont connu les autres, après, même ceux de la fin, tel tu étais déjà à vingt ans ! Effarant de curiosité, versatile, blagueur, grossier, irritable, mythomane et génial ! Et paradoxal. Ne t’ai-je pas entendu dire à plusieurs reprises dans ton cinquième de la rue Girardon en 1941-1942 : « Moi, je prouverai que Hitler est juif ! »
Quelle instabilité ! A peine entré dans un cinéma, dans un café, que sorti ! A peine tenant une fille qu’il en fallait une autre, et souvent sans y toucher. A peine écrite une demi-page ? le style, le destinataire et l’idée changeaient, mêlant le meilleur et le pire.
« L’enfant du peuple transporté soudain dans un milieu au-dessus de sa condition. » Non, Monsieur Poulet, vous ne l’avez pas connu. Louis Destouches a toujours été près du peuple, mais au-dessus de la « condition ». Là où il respirait, c’était pour tous autour de lui, du peuple ou de la « condition », une stupéfaction, un saisissement, une admiration. Edith la première était subjuguée.
Comédien, oui, Bardamu carnaval, tu étais un comédien né. Avec un cerveau moins rempli et moins brillant, tu aurais fait un excellent acteur. Et ceux qui comme moi te pénétraient, voyaient à ton visage, à tes yeux légèrement rieurs, à une petite moue des lèvres, que tu ne croyais pas un mot de ce que tu nous racontais ! mon ironique !… Quand devant moi, à Meudon, tu montrais à tes visiteurs le banc de bois sur lequel s’asseyait ta mère pour ravauder, je n’ai rien dit, mais je riais en dedans. Vieux farceur, va !
Céline, dans le Robert Poulet, crache sur « ses » familles, et cela fait joliment bien, trente ans après ! Il continue son rôle, le comédien ; on le lui fera jouer jusqu’au bout, jusqu’au bout de la vie !
Après avoir fini tard son bachot, Louis Destouches n’a pu faire sa médecine à Rennes que par son mariage avec Edith. Oui. Mais hors du conformisme. On l’aimait ainsi.
Et quand diplôme en poche il s’installa médecin de quartier, en 1925, place des Lices à Rennes, je le vois toujours me montrant les jolis petits rideaux tuyautés de son cabinet, et me disant : « Dehors, vieux, il y a la liberté ! »
Louis, le jour où ton premier client est entré dans la salle d’attente, tu pris la liberté par la porte de service. Ce n’est pas tout à fait vrai, car tu es resté deux ou trois mois « installé », mais c’est une image à ton image.
Et personne n’a rien dit ! ni jugé. Toi parti, ce n’était pas une « incartade » comme on l’écrit, c’était du Céline, et du vrai. Sans applaudir, on a essuyé. Et ton vieil ami t’écrivait et tu lui répondais. Que n’ai-je gardé tous tes papiers !
Epoque de l’écriture du « Voyage », 1930. Il m’écrit, et celle-là, je l’ai conservée ! « Bonne santé, vieux, bonne broche toujours ? Voici l’âge de la redoutable ! Affectueusement à toi. Louis. »
A 36 ans l’âge de la « redoutable » !… Impuissance ? Conséquences des longues journées de dévouement au dispensaire de la rue Fanny à Clichy ? Conséquence des soirées de la rue Lepic où après le frugal repas, chez la mère Marie – à l’eau – Louis se mettait à écrire.
Elisabeth était grande, belle, sculpturale. Il l’avait connue à Genève, cette danseuse américaine. Elle a été sa compagne plus de trois années. Il lui a dédié le « Voyage ». Elle le méritait bien, car tandis qu’il écrivait et jetait à terre ses feuillets jaunes, nous attendions qu’il s’endorme pour les assembler.
Nous n’imaginions pas que c’était le manuscrit du « Voyage au bout de la nuit », de chaque nuit ! que nous tenions ainsi entre nos mains.
Louis, dis-moi, si c’est bien moi, vieux de 14, qui ai ramassé sur le plancher de ta chambre la page du Colonel : « Lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort… ils s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours. »
Ou est-ce Elisabeth l’Américaine qui a épinglé la page de Molly : « Il le souvient de ses gentillesses, de ses jambes longues et blondes et magnifiques déliées et musclées, des jambes nobles. La véritable aristocratie humaine, on a beau dire, ce sont les jambes qui la confèrent, par d’erreur. »
Et nous n’avions pas lu, ou si peu. C’était si mal écrit. Et je frémis à la pensée que pour un peu, pour un rien, tout ce « Voyage » se serait perdu feuille à feuille, dans les poubelles de la rue Lepic !
Gloire de la littérature française. Gloire à toi, Louis-Ferdinand, de nous avoir montré un nouveau chemin. Rappelle-toi l’étonnement, l’effarement, la…
Marcel BROCHARD
Donc Brochard n'a pas gardé les lettres de Céline , sauf un billet, et un envoi sur la thèse, pas sur Voyage et les autres... Donc, il n'a fréquenté Céline qu'entre 1919 et 1921. Au retour d'exil de Céline, Brochard écrira une lettre pour reprendre contact avec lui, l'ayant perdu de vue depuis la publication de Voyage... Il se souvient d'une Elizabeth Craig "grande" alors qu'elle était petite... il dira même à la télévision avoir couché avec elle. Alors qu'elle n'avait aucun souvenir de l'avoir rencontré, aucun souvenir de son visage. Céline, à Meudon, se moquait des obsession sexuelles de Brochard. Son texte confirme la chose. Il se fait gloire d'avoir dévoilé la non trépanation et le milieu familial plutôt petit bourgeois de Céline, mais il n'était pas le seul à corriger ces fables céliniennes. Son témoignage est bien décevant et sa vantardise le rend sujet à caution. Céline ne lui écrivit pas du Danemark alors qu'il écrivait à tous ses amis. Curieux personnage que ce Brochard...
RépondreSupprimerJ’ai une lettre certes courte de LFC à Marcel Brochard en provenance de Filande
SupprimerMerci pour ce temoignage
RépondreSupprimermonsieur l anonyme
RépondreSupprimerBROCHARD connaissait bien Céline ,vous parlez de vantardise ! diable ; il ne l 'était pas
de quel droit vous permettez vous de parler de Brochard ! à quel titre ! dévoilez vous
cesvalex : sa petite fille
Merci pour ce témoignage très émouvant et plein d'affection , sans hypocrisie ou faux semblants , Céline n'aurait pas aimé .
RépondreSupprimerLe voyage fut dédié à Molly , je n'y avais pas pensé , et c'est une belle idée .
Le plus grand roman du XX ème siècle.