Il avait atteint, à son âge d’homme, les limites du désespoir contemporain, mais si les cris farouches, la négation du destin humain, l’antisémitisme le plus résolu peuplent et remplissent ses livres, ce n’est pas sous le coup d’une fougue incontrôlée. Le désespoir, la satire féroce, la condamnation, sans doute, les eut-il pour compagnons de chevet et de vie. Toutefois, il ne les subit pas en homme qui n’en peut plus et cède. Il les conduisit à sa guise, les dirigea comme on guide une troupe de choc : ce que la guerre d’aujourd’hui nomme, cédant au vertige de l’anglicisme, un commando.
C’est que Céline éprouva au plus haut degré la conviction de la décadence historique de sa patrie et qu’il reporte sur ses créatures romanesques ce sentiment aigu de l’irrémédiable. Il annonçait, sarcastiquement, la défaite dans ce livre prophétique (1939), qui a pour titre L’École des cadavres, lequel succédait à ce torrentiel pamphlet anti-israélite : Bagatelles pour un massacre (1938). Les Beaux draps (1941) insistait sur l’enrichissement et le bas embourgeoisement de la masse.
Médecin pratiquant en France et aux colonies, puis chef de dispensaire dans la banlieue de Paris, Céline dénonçait avec la même furieuse violence les ravages de l’alcool. Je passe de la passion vichyssoise de Céline et sur ce portrait à peine déguiser de Laval tel qu’il apparaît dans D’un château l’autre (1957). Je passe, non à cause d’une attitude qui était pure affaire personnelle, mais parce que ce second Voyage était loin de valoir le livre extraordinaire : Le Voyage au bout de la nuit qui, en 1932, d’une façon démoniaque et, aussi, saisissante, assît la réputation de Louis-Ferdinand Céline.
C’est que ce pamphlet d’acier, ce tir à boulets rouges, s’ils expriment la révolte dégoûtée, écoeurée, d’un médecin (un temps exerçant en Afrique), n’en pouvant plus d’indignation devant la médiocrité humaine et la déchéance d’un certain monde médical, c’est que cette charge furieuse nous en dit plus sur l’homme qui l’écrivit que ses autres « nausées ». On y découvre, entre deux traversées de marais, où la boue fait « floc-floc » sous les pas, un être qui ne prône pas seulement – par bravade – la scatologie et l’ordure, mais qui est capable de coucher sur le papier des pensées exquises.
Ravissantes clairières pratiquées dans la forêt pestilentielle.
Tenez, voilà un aveu que Barrès devait recueillir dans son Journal : « Nous crevons d’être sans légende, sans grandeur, sans mystère. » L’absurdisme ricanant de Céline n’atteint donc pas toujours à l’écrasant nihilisme sartrien.
On a voulu voir dans le style « furibard », passez moi le mot, de Céline, comme un reflet accentué et modernisé de la verve rabelaisienne. Jugement téméraire. Si la langue des diatribes céliniennes emprunte curieusement à l’argot, il lui manque ce lustre, cette santé, que seul pouvait communiquer à sa prose le grand Rabelais acquis tout à la fois au rire et à la raillerie sociale et humaine. Céline ne riait guère. Il pratiquait moins le truculent jet de venin que la douche au pus.
Pourtant quel grand imagier lorsqu’il le veut bien, lorsqu’il évoque ces nuits sans issue où il rôdait : « Ayant atteint la porte, à l’octroi, on passe devant le bureau moisi où végète un petit employé vert. C’est tout près, alors ; les chiens de la zone sont à leur poste d’aboi. Sous un bec de gaz, il y a des fleurs quand même, celles de la marchande qui attend toujours là, les morts qui passent d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre. Le cimetière, un autre encore à côté, et puis le boulevard de la Révolte. Il monte avec toutes ses lampes, droit et large, en plein dans la nuit. C’est ma rue. »
Cette rue que le docteur Destouches ne parcourra plus en cherchant, avec colère et tristesse, à établir si le malheur des hommes vient d’eux-mêmes ou naît de leur condition dans la vie sociale.
Jean NICOLLIER
Gazette de Lausanne, 5 juillet 1961.
Auteur de « Bagatelles pour un massacre », de « Mort à crédit » et du « Voyage au bout de la nuit », le médecin Louis Destouches dit « Louis-Ferdinand Céline », a été frappé d’une crise cardiaque dans le pavillon de Meudon où il habitait. Il s’en va à 66 ans.
Photo Le Petit Célinien
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