Nous poursuivons la publication de plusieurs témoignages de Bente Johansen-Karild, jeune danoise qui rencontra le couple Destouches pendant leur exil danois. La première partie, "Les Destouches à Copenhague" est à lire ici.
Ma première rencontre avec Louis-Ferdinand Céline par Bente JOHANSEN-KARILD
C’est en mars 1945 que j’ai rencontré pour la première fois Céline, qui était alors un homme beau et charmant. Je venais de fêter mes dix-huit ans et ne connaissais rien à son œuvre. Pour moi, il était l’ami de Karen Marie (1) et quelqu’un dont ma mère avait fait la connaissance avant-guerre. Lui et sa femme Lucette devaient habiter dans l’appartement de Karen Marie. Ils passèrent directement de l’Hôtel d’Angleterre (2) à ce logement. J’allais les voir presque tous les jours, et bientôt « Louis » et « Lucette » remplacèrent « Monsieur » et « Madame » Destouches (3).
Je fréquentais alors le Sortedam Gymnasium (4), où j’obtins mon baccalauréat en juin 1945. Mes loisirs étaient essentiellement consacrés à des activités physiques,, comme cela avait été le cas depuis 1940 : cours de danse classique chez Jonna Beitzel et Poul Gnatt, gymnastique selon la méthode Mensendieck, escrime et surtout équitation, passion que je partageais avec mon père, qui faisait du cheval depuis de nombreuses années.
Bien qu’il eût lui-même possédé plusieurs cheveaux, il ne voulait pas exaucer mon vœu le plus cher : avoir moi-même un cheval. En revanche, il me payait volontiers toutes les leçons de langues que je désirais, qu’il s’agît de français, d’italien ou d’espagnol. Lui-même avait appris le français par la méthode linguaphone. Il comprenait et il lisait cette langue, mais ne la parlait pas couramment, et c’est pourquoi il souhaitait que sa fille fût capable de le faire.
J’assistais à un cours d’espagnol dans Vesterbrogade, près de la place de l’Hôtel de Ville, le 4 mai 1945, lorsqu’on annonça que les troupes allemandes avaient déposé les armes. Je me souviens que nous nous précipitâmes sur la Place de l’Hôtel de Ville pour participer à la liesse générale. À mon retour à Staegers Allé (5), où j’habitais avec mes parents, mon père était descendu chercher quelques bouteilles de champagne à la cave et avait invité nos voisins à fêter l’évenement avec nous. Cette ambiance euphorique que partageait pratiquement toute la population après la libération du Danemark était due surtout, je pense, au fait qu’on croyait qu’il n’y aurait plus jamais de guerre, en tous cas pas en Europe. À nos fêtes de bacheliers frais émoulus, il y avait des soldats anglais, et nous aimions chanter des chansons danoises et anglaises.
Thorvald Mikkelsen |
Je continuais à voir Louis et Lucette presque quotidiennement, et je pensais que maintenant ils pouvaient être sûrs de rester au Danemark aussi longtemps qu’ils le voudraient, mais Madame Lindequist et Knud OtterstrØm, qui leur rendaient souvent visite, en savaient plus que moi, et ils les mirent en contact avec l’avocat Thorvald Mikkelsen. Ma mère et moi, nous étions au courant, mais nous ne l’avons jamais rencontré personnellement.
Dans mes lettres à Louis et à Lucette, au cours de l’été 1945, je leur demande fréquemment s’ils ont des nouvelles de Thorvald Mikkelsen. Je leur écris aussi que ces vacances sont les meilleures que j’ai jamais eues. On m’avait, en effet, confié un hongre pur-sang, Savoy, que j’avais avec moi à la campagne. J’avais ainsi l’impression que mon vœu d’avoir mon propre cheval était exaucé – tout en sachant fort bien que sa propriétaire le reprendrait après son accouchement. Mais il pouvait se passer tant de choses en un an et demi…
Louis et Lucette avaient, l’un et l’autre, montré, dès le début de leur séjour, un réel intérêt à ce que j’approfondisse mes connaissances de français. En plus d’étudier le Larousse, je devais réciter de la poésie, pour me faire aux rythmes et aux sonorités. Sinon, ils n’auraient pas proposé d’échanger plusieurs lettres par semaine !
J.C.Johansen, frère de Bente en uniforme des "Brigades danoises" |
Hormis nombre de banalités, les lettres portaient sur la question de savoir quand Karen Marie et mon frère (6) rentreraient au Danemark. Nous n’avions pas vu mon frère depuis décembre 1943, lorsqu’on lui avait conseillé de fuir en Suède – à part une brève rencontre à Elseneur, le 5 mai, lors de son passage comme soldat de la « brigade daoise » (7). Nous attendions naturellement son retour avec impatience, Céline notamment à cause de son « or ».
Céline écrit lui-même que « l’or rend fou ». J’ai toujours été étonné que ces pièces d’or qui devaient mettre Céline à l’abri du besoin pour un temps, où qu’il allât dans le monde, aient occupé l’esprit des lecteurs au point de donner lieu à tant d’articles et de conjectures plus ou moins fantaisistes. J’ai toujours su que mon frère était la seule personne qui pût nous renseigner correctement, mais ce n’est qu’en octobre 2001 que lui et moi, avons trouvé le temps de passer en revue, et de façon détaillée, le cours des événements.
Mon frère se souvient que c’était à l’automne de 1943, en septembre ou en octobre, qu’il avait entrepris de se rendre à Strøby Egede pour y enterrer les pièces d’or que ma mère et Madame Madsen-Mygdal (8) avaient gardées en dépôt. Tout devait indiquer qu’il partait en excursion, et c’est pourquoi il avait une musette en toile pour ses affaires personnelles. Il se rappelle que malgré la large bandoulière, il était très pénible de porter les deux boîtes entourées de vêtements : il y avait, en effet, 15 minutes de marche de Staegers Allé jusqu’à la station de train de banlieue Peter Bangsvej (il n’osait pas emprunter le tramway, où il y avait de fréquents contrôles).
Il pris donc le train jusqu’à la station Valby, d’où partaient des cars pour Køge. Là, il dut changer de car pour poursuivre jusqu’à Strøby Egede (9).
Il était le seul à assumer cette mission, donc le seul à savoir où se trouvaient exactement les pièces d’or. À partir de mai 1945 , il est dans le sud du Jutland pour garder la frontière entre le Danemark et l’Allemagne. Le 10 juillet, il est libéré de ses obligations à la « brigade danoise ». Il se souvient d’avoir fait la route en compagnie d’une patrouille militaire anglaise jusqu’à Odense, où il passe la nuit chez des parents. Le 10 juillet, il prend le train pour Copenhague. Le 12 juillet, il renoue avec ses vieux amis.
Donc, il ne s’est pas rendu à Strøby Egede avant le 13 ou le 14 juillet.
Seule ma mère était présente lorsqu’il a déterré les louis d’or(j’étais sans doute sortie faire du cheval). Très vraisemblablement, c’est peut-être le lendemain qu’ils ont été ramenés à Staegers Allé et placés dans le coffre-fort où se trouvait déjà la ceinture fourrée de pièces d’or.
Mon frère se souvient qu’il est allé, avec ma mère ou avec moi, deux ou trois fois, dans l’appartement de Karen Marie, où il a rencontré Céline, qui ne savait pas que ce jeune homme avait, en 1943, risqué sa vie pour mettre son « or » en sûreté, ce « trésor » qui, dans l’imagination de beaucoup, a pris des proportions extravagantes, mais qu’un garçon de 15 ans avait pu transporter !
Le 25 octobre 1945, mon frère s’embarquait sur un navire et commençait ainsi la carrière qui allait le mener autour du monde comme capitaine de la marine marchande auprès de plusieurs compagnies. En 1955-1956, il fut attaché au Commerce Royal Groenlandais. On le voit, sur une photographie, tenant sur ses genoux son propre fils, avec son petit frère Niels et Juanita, la fille de Karen Marie.
Bente KARILD
Traduction de François Marchetti.
Notes
1- Karen Marie Jensen (1905-1997)
2- L’hôtel le plus chic de Copenhague, sur Kongens Nytorv (la Nouvelle Place du Roi).
3- Céline m’avait certainement vue lors d’un passage à Copenhague en 1935, ce qui explique son attitude paternelle envers moi. (Note de Bente Karild)
4- Lycée réputé du quartier de Østerbro.
5- Rue du quartier de Frederiksberg.
6- J.C. Johansen, né le 11 janvier 1928.
7- Volontaires danois basés en Suède et combattant aux côtés des Alliés contre l’Allemagne nazie.
8- Amie de Karen Marie Jensen.
9- De Copenhague à Køge, il y a environ40 km, et de Køge à Strøby Egede, 8 km.
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