Notre rédacteur en chef a fait ici même le procès des gens qui flirtent avec Moscou et forment l’équipage du bateau dernier arrivé. Ce sont ces mêmes défaitistes à l’intelligence mal affermie et au snobisme invétéré, qui s’apitoient sur l’un des « favoris » évincés du Prix Goncourt : le médecin Destouches, en littérature Louis-Ferdinand Céline. Tout comme le lauréat Mazeline, auteur des Loups, M. Destouches alias Céline a publié un volume imposant de par sa masse. Son Voyage au bout de la nuit ne compte pas moins, en effet, de 625 pages. S’il ne fut pas couronné, son chiffre de vente demeure cependant considérable. On a calculé que 7 Céline sont vendus pour un Mazeline.
Mais le goût de la beauté littéraire comme la passion des puissantes enquêtes psychologiques, sont étrangers à ce succès de librairie. Nous nous retrouvons, à peu de choses près, devant un cas semblable à celui de la Garçonne, que ni le style incertain de son auteur, ni ses audaces, en somme timides à côtés de celles d’un Zola ou d’un Lauwrence, ne désignaient impérieusement à l’attention du public. La vérité, c’est qu’une foule aveulie se repaît, dans ce roman, du spectacle de sa propre déchéance. Elle ne voudrait pour rien au monde tenir lieu de terreau d’essai aux disciples de Lénine, ce qui la troublerait dans ses habitudes et son matérialisme. Cela ne lui interdit nullement, en revanche, de vouer de l’admiration à ces pseudo-pamphlétaires dont, rompant avec le conformisme, les livres offrent un tremplin à l’idéal (?) révolutionnaire.
Céline, en couvrant d’opprobre la défense nationale, en salissant tout effort humain vers un plan élevé, en inondant d’un fiel épais et triste l’honnêteté bourgeoise, les humbles dévouements, les rayons, les ombres de la vie médicale, fait passer dans la moelle de beaucoup un frisson où la peur se mêle au plaisir. Frémissement craintif ? Sourde volupté ? Ils seraient embarrassés de le dire tout en subissant volontiers l’influence de ces Danton en miniature et de ces Lénine anémiés qu’ils prennent pour des prophètes. Un œil sur leur compte en banque, bon nombre de bourgeois se repaissent ainsi de littérature extrémiste, avec le sentiment intime de se conduire en grands esprits indépendants.
On l’a bien vu en France, pendant la campagne anti-goncourtiste qui fut la conséquence de l’échec de M. Céline devant l’Académie des Dix. On le voit dans notre propre pays où, non content de s’apitoyer sur le sinistre Léon Nicole, plus d’un intellectuel bolchévisant brandit le Voyage au bout de la nuit. Cet état d’esprit est plus répandu qu’on le pense. Il a son origine dans la conviction, inavouée, qu’une attitude libertaire, consentie sans grand effort, serait de nature, en cas de triomphe de la révolution, à ménager les bonnes grâces socialistes. On ne sait jamais de quoi demain sera fait. Fier courage, vraiment !
Snobisme, crainte de paraître bourgeois, flirt avec les théoriciens d’extrême-gauche, connivence discrète avec les ennemis de la défense du sol natal, sont-ce là les seuls motifs de la vogue de M. Céline ? Je pense qu’il y faut voir encore le penchant contemporain à s’encanailler et, aussi, l’indulgence désormais acquise, dans un certain monde, à ceux qui écrivent la langue verte pour mieux délivrer le lecteur paresseux de toute préoccupation grammaticale. M. Céline est, sans doute, animé de ces pieux (?) sentiments, car son « style » est truffé, aux bons endroits, de tous les barbarismes en vogue et des fautes de français les plus choisies.
Il manifeste une préoccupation visible d’enfreindre les règles élémentaires de la syntaxe, mêlant consciencieusement le discours direct à l’autre, passant sans crier gare de la première à la troisième personne et nous assénant, toutes les fois qu’il le peut, des « nous partîmes à » triomphants.
En fait, « où partons-nous » puisque c’est là l’expression chère à M. Céline ? Où donc tout ce beau langage nous mène-t-il ? Chez des gens d’un attrait nul et dans une société qui répand autour d’elle un tenace relent de pourriture. Et c’est bien là le tort fondamental de ce livre. En dépit de tout ce qu’il y a de « fabriqué », d’artificiellement outrancier dans ce roman, malgré l’aigre rancœur dont il déborde, le vaincu du prix Goncourt n’est pas dépourvu de force ni ne manque de pouvoir évocateur. Voués à des fins moins lamentables, ses efforts eussent abouti à un livre à la tonalité sombre et donc conforme au tempérament de l’auteur, mais d’une certaine puissance massive.
Nous sommes loin de compte. D’un bout à l’autre, le Voyage trahit le désir de faire triste et, aussi, une pénible hantise scatologique. Cela débute par l’habituelle déclamation contre la défense du territoire français en 1914, comme si l’ex-maréchal des logis Destouches avait honte d’avoir été cité pour sa conduite au feu.
Après quoi, le héros démobilisé ayant trouvé emploi en Afrique occidentale, il juge de bon ton de couvrir d’ordure l’effort colonial de la France.
Aux Etats-Unis, il est entretenu par une fille de lupanar, ce qui l’encourage à prononcer de violentes diatribes contre le régime politique du pays. Ensuite, c’est le retour à Paris et l’achèvement approximatif des études de médecine. Suit l’ouverture d’un cabinet de consultation en banlieue. Glorieuse occasion de s’étendre en long et en large sur les tares physiologiques de la clientèle dont nous sont décrits, avec toutes les précisions picturales et olfactives nécessaires, les maladies et les vices. Vraiment, Céline se délecte. Il nage dans la déjection. Bien pis, entre deux offensives contre l’Institut Pasteur et les asiles d’aliénés, il embarque les lecteurs dans les démêlés crapuleux et suprêmement ennuyeux d’une certaine famille Henrouille. Et lorsqu’il ne sait plus comment sortir de ce labyrinthe, il supprime par le suicide ou par la démence les plus embarrassants de ses personnages.
A sa lâche attitude envers la civilisation qui le nourrit et le protège, le Dr Destouches-Céline ajoute d’autres fautes d’ordre littéraire. A vrai dire, le principal défaut de son sale livre est de constituer, ni plus ni moins, une trahison envers la cause romanesque.
Léon Daudet a eu ce mot profond : « Le roman est une clinique ou une féerie. » J’entends bien : le roman peint la vie courante, il n’hésite pas, souvent, à copier, mais avec les ressources de l’art, ce qu’il y a de plus positif et ordinaire autour de nous. Ou bien, s’évadant du naturalisme, s’arrachant à l’ornière quotidienne, il se développera en pleine fantaisie, représentant en couleurs diaprées la beauté des femmes, la variété des fleurs, les figures du désir et de l’amour. Soit ! Mais qu’elle que soit l’orientation du romancier, petit-fils des gens de Médan ou proche parent de M. Edmond Jaloux, il n’est pas dispensé pour autant de la curiosité des valeurs spirituelles ou, si l’on préfère, de l’anxiété morale. Se pencher sur des cobayes tous semblables et voués à l’automatisme, ce n’est pas là la vraie mission de l’écrivain. Les nuances du cœur, les traditions ethniques ou familiales, la délicatesse intérieure, la psychologie tout court doivent le retenir, qu’il soit formé à l’école Zola ou à celle de Giraudoux.
C’est ce dont M. Céline semble se soucier comme poisson d’une pomme. C’est aussi ce qui prive son ouvrage de tout ciel, de toute perspective, de toute résonance prolongée dans la sensibilité du lecteur. Il faut vraiment que les gens d’aujourd’hui craignent terriblement le romancier assez imprudent pour leur tendre un miroir, puisqu’ils font fête à un livre qui ne reflète rien sinon le pire désespoir. Et de ces pages compactes, ce n’est ni le phénol d’une clinique, ni le parfum des contes de fée qui se dégage, mais seulement, entêtante et odieuse, l’odeur de la décomposition.
Jean NICOLLIER
Gazette de Lausanne, 2 février 1933.
Quel bien bel éloge...
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