Dans les années 1950, un jeune Américain juif, Milton Hindus, cherche à comprendre Céline pour l'avoir admiré. Fiasco. Ce professeur à l'université de Chicago qui reconnaissait à l'auteur du « Voyage » d'avoir donné à la littérature « un frisson nouveau » finit par exécrer l'écrivain français. La haine serait-elle contagieuse ?
L'histoire avait pourtant bien commencé. Début 1947, il lui envoie des lettres enthousiastes et de menus cadeaux. Il souhaite mener une véritable croisade en sa faveur afin qu'on reconnaisse son « génie littéraire » et que soit réédité « Mort à crédit ». Céline, alors durement éprouvé par son incarcération, crevant de froid et d'oubli dans sa baraque au Danemark, ne peut négliger une telle aubaine : « Vous faites merveille. Vous me faites revivre aux USA. C'est le miracle. »
Milton Hindus entreprend alors le grand voyage. Trois semaines auprès du maître à l'observer, à retranscrire ses vaticinations, palinodies et autres gracieusetés. Mais l'admiration vieillit vite. Le 11e jour, premières escarmouches : « Céline est une vipère » ; le 23e : « Il m'a rendu aussi fou que lui » ; le 24e : « Juifs et aryens… tous les mêmes ». Le rideau est tiré, la scène jouée. Mais le professeur n'a pas saisi son rôle.
Géant estropié
Il est vrai que Céline n'a jamais tenu en estime l'université, grande pourvoyeuse de fumée et de « ratés ». Afin de se venger, le professeur publie « Le Géant estropié ». Le 23 août 1949, Céline lui répond : « Je ne vous ai fait aucun mal et vous m'assassinez. » Il l'accuse de l'avoir trahi, menace de lui intenter un procès et se plaint au président de la Brandeis University, où Hindus enseigne.
Tel était Céline, retors, rusé, grossier mais aussi délicat prosateur. Paul Morand l'avait pressenti : « Céline n'a pas d'amis, sur terre ni au ciel. » Le lecteur doit demeurer son seul confesseur. C'est pourquoi l'essentielle valeur de ces missives réside dans le dévoilement d'un art poétique, d'une profession de foi, d'un attachement filial pour la langue française. De telles confidences préfigurent le génial « Entretiens avec le professeur Y ».
Au-delà des échanges musclés, on apprend comment Céline cisèle les mots, les agence, les ajoure pour les « brancher sur l'émotion » et les rendre enfin vivants. Passionnantes également, les révélations sur la musicalité de son écriture : « Je saurais s'il le fallait faire danser les alligators sur la flûte de Pan. » Sans doute s'agit-il là d'une des plus instructives correspondances sur les chausse-trapes littéraires et l'infini labeur d'un « style » : « Forcer le rêve dans la réalité, […] tout est fait hors de soi - dans les ondes je pense. C'est un labeur bien ouvrier - ouvrier dans les ondes. »
Certes, d'autres écrivains ont été plus aimables et coopératifs, mais aucun n'a su écrire plus juste et plus fort. Céline nous a fait passer d'un siècle à l'autre. Ce n'est pas rien. Les chevaux, quand ils sont de bonne race, ne se prêtent qu'à l'impétuosité. Céline le plus intime, il est là, dans ce combat amoureux avec les mots.
Isabelle BUNISSET
Sud-Ouest, 18 mars 2012.
« Lettres à Milton Hindus, 1947-1949 », de Louis-Ferdinand Céline, nouvelle édition présentée et annotée par Jean-Paul Louis, éd. Gallimard, 304 p., 27 €.
Commande possible sur Amazon.fr.
L'histoire avait pourtant bien commencé. Début 1947, il lui envoie des lettres enthousiastes et de menus cadeaux. Il souhaite mener une véritable croisade en sa faveur afin qu'on reconnaisse son « génie littéraire » et que soit réédité « Mort à crédit ». Céline, alors durement éprouvé par son incarcération, crevant de froid et d'oubli dans sa baraque au Danemark, ne peut négliger une telle aubaine : « Vous faites merveille. Vous me faites revivre aux USA. C'est le miracle. »
Milton Hindus entreprend alors le grand voyage. Trois semaines auprès du maître à l'observer, à retranscrire ses vaticinations, palinodies et autres gracieusetés. Mais l'admiration vieillit vite. Le 11e jour, premières escarmouches : « Céline est une vipère » ; le 23e : « Il m'a rendu aussi fou que lui » ; le 24e : « Juifs et aryens… tous les mêmes ». Le rideau est tiré, la scène jouée. Mais le professeur n'a pas saisi son rôle.
Géant estropié
Il est vrai que Céline n'a jamais tenu en estime l'université, grande pourvoyeuse de fumée et de « ratés ». Afin de se venger, le professeur publie « Le Géant estropié ». Le 23 août 1949, Céline lui répond : « Je ne vous ai fait aucun mal et vous m'assassinez. » Il l'accuse de l'avoir trahi, menace de lui intenter un procès et se plaint au président de la Brandeis University, où Hindus enseigne.
Tel était Céline, retors, rusé, grossier mais aussi délicat prosateur. Paul Morand l'avait pressenti : « Céline n'a pas d'amis, sur terre ni au ciel. » Le lecteur doit demeurer son seul confesseur. C'est pourquoi l'essentielle valeur de ces missives réside dans le dévoilement d'un art poétique, d'une profession de foi, d'un attachement filial pour la langue française. De telles confidences préfigurent le génial « Entretiens avec le professeur Y ».
Au-delà des échanges musclés, on apprend comment Céline cisèle les mots, les agence, les ajoure pour les « brancher sur l'émotion » et les rendre enfin vivants. Passionnantes également, les révélations sur la musicalité de son écriture : « Je saurais s'il le fallait faire danser les alligators sur la flûte de Pan. » Sans doute s'agit-il là d'une des plus instructives correspondances sur les chausse-trapes littéraires et l'infini labeur d'un « style » : « Forcer le rêve dans la réalité, […] tout est fait hors de soi - dans les ondes je pense. C'est un labeur bien ouvrier - ouvrier dans les ondes. »
Certes, d'autres écrivains ont été plus aimables et coopératifs, mais aucun n'a su écrire plus juste et plus fort. Céline nous a fait passer d'un siècle à l'autre. Ce n'est pas rien. Les chevaux, quand ils sont de bonne race, ne se prêtent qu'à l'impétuosité. Céline le plus intime, il est là, dans ce combat amoureux avec les mots.
Isabelle BUNISSET
Sud-Ouest, 18 mars 2012.
« Lettres à Milton Hindus, 1947-1949 », de Louis-Ferdinand Céline, nouvelle édition présentée et annotée par Jean-Paul Louis, éd. Gallimard, 304 p., 27 €.
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Excellent article, qui sonne juste et vrai.
RépondreSupprimerMerci de l'avoir porté à notre connaissance