« Dans l'oeuvre l'homme parle, mais l'oeuvre donne voix, en l'homme, à ce qui ne parle pas, à l'innommable, à l'inhumain, à ce qui est sans vérité, sans justice, sans droit, là où l'homme ne se reconnaît pas, ne se sent pas justifié, où il n'est plus près où il n'est plus homme pour lui, ni homme devant Dieu ni dieu devant lui-même.»
Maurice Blanchot, L'Espace littéraire
« Vous manquez de tendresse : vous ne voyez que la seule vérité, donc vous êtes injuste. »
Dostoïevski, L'Idiot
Maurice Blanchot, L'Espace littéraire
« Vous manquez de tendresse : vous ne voyez que la seule vérité, donc vous êtes injuste. »
Dostoïevski, L'Idiot
Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit ont pu surprendre. Mais ils garantissaient au lecteur des repères narratifs traditionnels : personnages, suite temporelle. Soit Bardamu, héros d'un roman à la première personne, ou Ferdinand dans les « enfances » du docteur Destouches s'essayant à l'autobiographie. Guignol' s Band, que Céline, à la fin de son séjour au Danemark, abandonne pour Féerie pour une autrefois, présente encore un développement temporel continu. Mais Féerie? Frédéric Vitoux, avec une certaine réserve il est vrai, y voit une chronique (1), Christine Sautermeister « la plaque autobiographique de Céline-Destouches (2) ». Et pour Patrick McCarthy, même si la guerre de 1940 se trouve être la meilleure illustration de l'univers célinien, Céline en fin de compte est un « chroniqueur de la guerre (3) ». Or une chronique, qu'elle se rapporte à des événements d'intérêt général (l'Histoire) ou personnels (l'autobiographie), suppose la chronologie, la linéarité d'une histoire ou d'un récit, et la stabilité du narrateur. Féerie se situe ailleurs, autrement (4).
Que le docteur Destouches, dit Céline, ait dû s'enfuir à la fin de l'Occupation en 1944, qu'il ait dû abandonner son septième étage à Montmartre pour s'exiler en Allemagne puis au Danemark, qu'un mandat d'arrêt, en 1947, l'ait envoyé à la prison de Copenhague, où il écrit Féerie, appartient à l'Histoire, forme la trame historique de Féerie. L'expérience subjective s'inscrit dans l'Histoire, les cruautés et les injustices de la guerre, mais est informée par une pratique narrative autre, « déshistorisante », où sont démantelés espace, temps, sujet.
Les lieux ? Montmartre en 1944, toute la première séquence du livre, dominée par la menace que représentent désormais pour Céline et ses anciens amis - Clémence et son fils, en particulier, gaullistes et traîtres supposés. Montmartre encore, la dernière séquence, dominée par Jules, l'ami cul-de-jatte, violent, jaloux de Céline. Lieu d'un passé révolu, d'avant l'exil, où Céline est déjà guetté, recherché, menacé. Lieu de l'énoncé. Autre lieu, brièvement évoqué dans le souvenir ou le fantasme d'un futur réparateur : la côte d'Émeraude, Saint-Malo. Mais surtout la prison, au Danemark, lieu double : de l'énoncé, au présent, et de renonciation; lieu fondamental de la cellule où le je se donne d'abord comme un corps; espace du corps. De quel corps ? Cul collé au tabouret, croûtes :
Je vais vous montrer mon derrière! Je vous ai prétendu : je suinte!... vous avez de meilleurs yeux que moi ! même là en l'ombre vous devez voir !... Le rouge vif c'est la pellagre... à côté, en sorte de frange ce jaune gris : le lichen (5) !
Je vous apprendrai qu'à fond de fosse, vous qui voulez rire, le corps est pris par le moisi, je veux dire les membres, le tronc, le derme, et les yeux hélas! (p. 53).
La moitié de mes boyaux sont noués, c'est vrai! J'ai presque une demi-fesse partie et un bout de hanche... pourris! (p. 273).
Le support de la parole, c'est ce corps en lambeaux, peaux, croûtes, sphacèles, pourriture, Céline n'épargne pas les détails. « Mais c'est plus lui!... c'est plus Ferdinand!... méconnaissable! » (p. 273). Qui? qu'est-ce? déchet, innommable. Corps plus guère humain qui ne fait qu'un avec la chose : « mon tabouret m'adhère au cul, ah! il me lâche pas! Je peux vous le dire! les croûtes!... » (p. 275). Corps animalisé lorsque, en prison, il sort de sa cellule pour prendre l'air. Dix minutes par jour, dans l'hiver baltave, avec les autres prisonniers : « des encagés ! douze à tituber, douze en grilles, qu'emboutent, tourbillonnent pareil! crispent à quatre pattes, rampent piaillent... » (p. 81). N'est-ce pas l'ère animale? «A quatre pattes mômes! C'est tout! quatre pattes! Des soupirs ? l'Ère animale est là! Alors! la Zoologie aux personnes! Rampez ou la mort! » (p. 79). Et Céline aboyant pour avoir un lavement, boyaux noués, pour survivre.
Dire le corps, c'est dire la maladie, la destruction, s'approcher d'un innommable qui touche à la mort. Céline le dit et le redit : « Mais je me suis déjà plaint mille fois... je me plaindrai encore!» (p. 272). Non pas tous les corps ; pas celui de la danseuse, glorieux, glorifié. Mais le sien, celui des autres prisonniers, hurlants, battus, pendus. Dire leurs corps déchus, défaits, castrés, c'est aussi dire ce qui reste de l'homme quand il est en butte à la violence, à la haine; corps marqués par la prison comme lieu de cette violence et métonymie de la guerre et de l'Histoire. Or, quoi de plus innocent que la chair devant les desseins - les hasards - de l'Histoire ?
Si dans Féerie est posé au départ la rapport de l'homme et de l'Histoire, le texte opère une altération et de l'homme et de l'Histoire, déstructure l'un et l'autre. L'homme paradigmatique, dans la vision célinienne, est irresponsables, sans prise aucune sur l'extérieur, réduit à la vulnérabilité de son corps, encore plus impuissant et plus vulnérable dans les limites carcérales. Le rapport de l'Histoire et de l'homme passe par le relais fragile et horrible du corps. Mais un double mouvement va de l'un à l'autre. D'une part le corps est historisé par les maux qu'il subit dans le contexte de la guerre; c'est marqué jusqu'à l'innommable qu'il parle l'Histoire. Mais dans le même temps, par un mouvement inverse, la somatisation joue comme « déshistorisation » : elle élimine l'Histoire en tant que déroulement des faits d'intérêt général participant d'un ordre, d'une causalité, d'une fin, et même d'une politique (Féerie est un roman d'où la politique est absente (6)). Le corps renvoie à l'Histoire, mais à une Histoire gratuite, absurde, porteuse de mal. Au-delà de l'Histoire, il renvoie à l'omniprésence du mal.
Même à s'en tenir à Ferdinand dans l'énoncé - puisque sur fond d'Histoire, c'est son histoire que Céline raconte, nulle part n'est dit ce qu'il a fait, ni la cause de son sort actuel (jalousie grotesque de son septième étage à Montmartre, avec vue à cent kilomètres?...), ni la part qu'il a prise à l'Histoire (sinon qu'il a «joué de la flûte à l'envers », p. 104); mais l'accent est mis très ouvertement sur le mal que lui a infligé l'Histoire, et le corps diminué qu'il est devenu. L'Histoire, présente dans Féerie (histoire de France 1944), ne l'est que sous forme d'éléments isolés, bribes, sans continuité ni causalité : Paris et les alertes, les avions, le climat de suspicion et de haine précédant l'épuration, les noms des contemporains hostiles à Céline (on reconnaît « le môme Nartre », Lauriac, Larengon accompagné d'Eisa, etc.). Données éparses dont on relève l'historicité, qui fonctionnent comme références, non comme referents. La phrase elle-même se morcelle. Comme la suite logique, comme la temporalité, la continuité syntagmatique est brisée;
les ruptures « refusent à la phrase son mouvement en avant dans le temps (7) ». On serait tenté de dire que le texte célinien n'a pas fonction mimétique, et que ni le terme de chronique ni celui d'autobiographie ne sauraient rendre compte de Féerie. Toutefois, Philippe Muray voit dans la fragmentation des données historiques le reflet même de l'Histoire moderne, ce chaos incompréhensible à l'homme (8), et Bernard-Henri Lévy lit dans le texte célinien l'écriture de notre dernière guerre, « la première langue française moderne à être, pour le meilleur et pour le pire, contemporaine d'un temps de guerre, d'ossuaires, de charniers ou de camps de concentration (9) ». C'est tout le problème de la véracité du récit célinien qui se pose. Céline s'est fait un plaisir de brouiller les pistes. S'il lui arrive d'insister sur l'exactitude de ses dires, il annonce aussi bien au début de Féerie (10) :
L'horreur des réalités!
Tous les lieux, noms, personnages, situation, présents dans ce roman, sont imaginaires !
Absolument imaginaires! Aucun rapport avec aucune réalité! (p. 9).
Il n'y a bien sûr aucun lieu de considérer cette déclaration comme plus « vraie » que le roman. Il n'est pas de sens univoque dans Féerie. Nul doute qu'un rapport existe entre le texte de Céline et les conditions historiques de sa production. Il est tout aussi vrai que le texte se tisse de vécu et d'imaginaire. Présent, souvenirs, visions, fantasmes se télescopent - le « délire » de Céline - sous forme de scènes, théâtralisés, et carnavalisés. Persécution véritable ou fantasme de persécution? Récit ou scène fantasmée ?
Céline raconte, exagère, délire et, dans sa cellule, « visionne » « Je peux raconter, je télévise! » (p. 147). Récits ou scènes (s'il y a récit au départ, il se fragmente en scène) présentent les mêmes caractéristiques : exagération jusqu'à l'invraisemblable, à l'horrible, au grotesque, et la même structure : contre Céline victime, tous les autres, agresseurs ou spectateurs sadiques, comme sa vieille amie Clémence venue lui rendre visite, flairant l'hallali prochain, les Baltaves, les gardiens, l'Assesseur nègre qui l'insulte par le soupirail de sa cellule, tous les Français, la France même dont la grande voix mauvaise se répand par les radios :
Les Londons d'ondes s'ils l'avaient belle!... Y avait qu'à écouter les fenêtres!...ce qui se beuglait des rez-de-chaussée!... pas personne plus voyou pendableque moi, 14 avenue Gaveneau, 7e!... [...] Ça se clamait déjà, bavait, friturait!toutes les «Bibici»! de la Fourche à la gare du Nord... au point que lesnouvelles à Rommel passaient après mes exploits ! L'immonde Céline ! le plus fumier numéro boche rêvable croyable ! (p. 263-264).
Mais la référence historique se trouve démantelée par la fantaisie et Destouches-Céline n'est que le support historique et référentiel du corps fantasmé victimal visé par l'agresseur sadique :
Les Radios sont contradictoires... c'est pendu! c'est désossé!... écartelé?...En tout cas le châtiment approche... Une question d'heures... [...] A la microdes vaillants de Londres c'est « empalé »!... New York l'hallali le plus terrible!Le monstre de Montmartre sera haché! (p. 13).
La persécution fortuite, absurde, autorisée par les circonstances de la guerre, oeuvre du Diable (« les catastrophes de l'Histoire ne sont qu'atrabiles du Têtu », p. 168), actualise la haine et la cruauté naturelles à l'homme (jouissance de l'hallali), et, en éliminant une quelconque culpabilité de la victime, elle renvoie à la fatalité du mal. Face à la contingence et au mal, le corps victimal, jusqu'à l'informe. La vision de Céline se complaît dans l'horrible. Morcellement, dépeçage, les supplices sont démultipliés à l'infini :
ils me couperont la langue, ils me crèveront les yeux pour rire, ils me balanceront par la fenêtre, et au trottoir... d'autres fignoleront... [...] Ça se passera devant une foule immense, toute la ville en fête! (p. 24).
Paranoïa de Céline ? goût du morbide ? La sauvagerie des autres s'accompagne d'une jouissance qui suit l'escalade de l'horreur (« les martyres, les Golgothas, c'est des félicités, des Ciels ! », p. 48). On a pu, à propos de ces scènes, parler d'une pulsion sado-masochiste qui rendrait compte à la fois de la cruauté des autres et de la complaisance de Céline à faire « déferler sur lui cette vague de sadisme (11) ». Mais la récurrence des visions de destruction physique ne joue-t-elle pas dans le texte de façon à innocenter Céline qui fait ainsi l'économie d'une confession? Céline châtié de quel crime? Ainsi présentée, la cruauté des autres relève de l'irrationalité, du Désir, non de la Loi. Tel serait donc le fondement - et la mise en question - de la persécution dont Céline est victime.
Que le docteur Destouches, dit Céline, ait dû s'enfuir à la fin de l'Occupation en 1944, qu'il ait dû abandonner son septième étage à Montmartre pour s'exiler en Allemagne puis au Danemark, qu'un mandat d'arrêt, en 1947, l'ait envoyé à la prison de Copenhague, où il écrit Féerie, appartient à l'Histoire, forme la trame historique de Féerie. L'expérience subjective s'inscrit dans l'Histoire, les cruautés et les injustices de la guerre, mais est informée par une pratique narrative autre, « déshistorisante », où sont démantelés espace, temps, sujet.
Les lieux ? Montmartre en 1944, toute la première séquence du livre, dominée par la menace que représentent désormais pour Céline et ses anciens amis - Clémence et son fils, en particulier, gaullistes et traîtres supposés. Montmartre encore, la dernière séquence, dominée par Jules, l'ami cul-de-jatte, violent, jaloux de Céline. Lieu d'un passé révolu, d'avant l'exil, où Céline est déjà guetté, recherché, menacé. Lieu de l'énoncé. Autre lieu, brièvement évoqué dans le souvenir ou le fantasme d'un futur réparateur : la côte d'Émeraude, Saint-Malo. Mais surtout la prison, au Danemark, lieu double : de l'énoncé, au présent, et de renonciation; lieu fondamental de la cellule où le je se donne d'abord comme un corps; espace du corps. De quel corps ? Cul collé au tabouret, croûtes :
Je vais vous montrer mon derrière! Je vous ai prétendu : je suinte!... vous avez de meilleurs yeux que moi ! même là en l'ombre vous devez voir !... Le rouge vif c'est la pellagre... à côté, en sorte de frange ce jaune gris : le lichen (5) !
Je vous apprendrai qu'à fond de fosse, vous qui voulez rire, le corps est pris par le moisi, je veux dire les membres, le tronc, le derme, et les yeux hélas! (p. 53).
La moitié de mes boyaux sont noués, c'est vrai! J'ai presque une demi-fesse partie et un bout de hanche... pourris! (p. 273).
Le support de la parole, c'est ce corps en lambeaux, peaux, croûtes, sphacèles, pourriture, Céline n'épargne pas les détails. « Mais c'est plus lui!... c'est plus Ferdinand!... méconnaissable! » (p. 273). Qui? qu'est-ce? déchet, innommable. Corps plus guère humain qui ne fait qu'un avec la chose : « mon tabouret m'adhère au cul, ah! il me lâche pas! Je peux vous le dire! les croûtes!... » (p. 275). Corps animalisé lorsque, en prison, il sort de sa cellule pour prendre l'air. Dix minutes par jour, dans l'hiver baltave, avec les autres prisonniers : « des encagés ! douze à tituber, douze en grilles, qu'emboutent, tourbillonnent pareil! crispent à quatre pattes, rampent piaillent... » (p. 81). N'est-ce pas l'ère animale? «A quatre pattes mômes! C'est tout! quatre pattes! Des soupirs ? l'Ère animale est là! Alors! la Zoologie aux personnes! Rampez ou la mort! » (p. 79). Et Céline aboyant pour avoir un lavement, boyaux noués, pour survivre.
Dire le corps, c'est dire la maladie, la destruction, s'approcher d'un innommable qui touche à la mort. Céline le dit et le redit : « Mais je me suis déjà plaint mille fois... je me plaindrai encore!» (p. 272). Non pas tous les corps ; pas celui de la danseuse, glorieux, glorifié. Mais le sien, celui des autres prisonniers, hurlants, battus, pendus. Dire leurs corps déchus, défaits, castrés, c'est aussi dire ce qui reste de l'homme quand il est en butte à la violence, à la haine; corps marqués par la prison comme lieu de cette violence et métonymie de la guerre et de l'Histoire. Or, quoi de plus innocent que la chair devant les desseins - les hasards - de l'Histoire ?
Si dans Féerie est posé au départ la rapport de l'homme et de l'Histoire, le texte opère une altération et de l'homme et de l'Histoire, déstructure l'un et l'autre. L'homme paradigmatique, dans la vision célinienne, est irresponsables, sans prise aucune sur l'extérieur, réduit à la vulnérabilité de son corps, encore plus impuissant et plus vulnérable dans les limites carcérales. Le rapport de l'Histoire et de l'homme passe par le relais fragile et horrible du corps. Mais un double mouvement va de l'un à l'autre. D'une part le corps est historisé par les maux qu'il subit dans le contexte de la guerre; c'est marqué jusqu'à l'innommable qu'il parle l'Histoire. Mais dans le même temps, par un mouvement inverse, la somatisation joue comme « déshistorisation » : elle élimine l'Histoire en tant que déroulement des faits d'intérêt général participant d'un ordre, d'une causalité, d'une fin, et même d'une politique (Féerie est un roman d'où la politique est absente (6)). Le corps renvoie à l'Histoire, mais à une Histoire gratuite, absurde, porteuse de mal. Au-delà de l'Histoire, il renvoie à l'omniprésence du mal.
Même à s'en tenir à Ferdinand dans l'énoncé - puisque sur fond d'Histoire, c'est son histoire que Céline raconte, nulle part n'est dit ce qu'il a fait, ni la cause de son sort actuel (jalousie grotesque de son septième étage à Montmartre, avec vue à cent kilomètres?...), ni la part qu'il a prise à l'Histoire (sinon qu'il a «joué de la flûte à l'envers », p. 104); mais l'accent est mis très ouvertement sur le mal que lui a infligé l'Histoire, et le corps diminué qu'il est devenu. L'Histoire, présente dans Féerie (histoire de France 1944), ne l'est que sous forme d'éléments isolés, bribes, sans continuité ni causalité : Paris et les alertes, les avions, le climat de suspicion et de haine précédant l'épuration, les noms des contemporains hostiles à Céline (on reconnaît « le môme Nartre », Lauriac, Larengon accompagné d'Eisa, etc.). Données éparses dont on relève l'historicité, qui fonctionnent comme références, non comme referents. La phrase elle-même se morcelle. Comme la suite logique, comme la temporalité, la continuité syntagmatique est brisée;
les ruptures « refusent à la phrase son mouvement en avant dans le temps (7) ». On serait tenté de dire que le texte célinien n'a pas fonction mimétique, et que ni le terme de chronique ni celui d'autobiographie ne sauraient rendre compte de Féerie. Toutefois, Philippe Muray voit dans la fragmentation des données historiques le reflet même de l'Histoire moderne, ce chaos incompréhensible à l'homme (8), et Bernard-Henri Lévy lit dans le texte célinien l'écriture de notre dernière guerre, « la première langue française moderne à être, pour le meilleur et pour le pire, contemporaine d'un temps de guerre, d'ossuaires, de charniers ou de camps de concentration (9) ». C'est tout le problème de la véracité du récit célinien qui se pose. Céline s'est fait un plaisir de brouiller les pistes. S'il lui arrive d'insister sur l'exactitude de ses dires, il annonce aussi bien au début de Féerie (10) :
L'horreur des réalités!
Tous les lieux, noms, personnages, situation, présents dans ce roman, sont imaginaires !
Absolument imaginaires! Aucun rapport avec aucune réalité! (p. 9).
Il n'y a bien sûr aucun lieu de considérer cette déclaration comme plus « vraie » que le roman. Il n'est pas de sens univoque dans Féerie. Nul doute qu'un rapport existe entre le texte de Céline et les conditions historiques de sa production. Il est tout aussi vrai que le texte se tisse de vécu et d'imaginaire. Présent, souvenirs, visions, fantasmes se télescopent - le « délire » de Céline - sous forme de scènes, théâtralisés, et carnavalisés. Persécution véritable ou fantasme de persécution? Récit ou scène fantasmée ?
Céline raconte, exagère, délire et, dans sa cellule, « visionne » « Je peux raconter, je télévise! » (p. 147). Récits ou scènes (s'il y a récit au départ, il se fragmente en scène) présentent les mêmes caractéristiques : exagération jusqu'à l'invraisemblable, à l'horrible, au grotesque, et la même structure : contre Céline victime, tous les autres, agresseurs ou spectateurs sadiques, comme sa vieille amie Clémence venue lui rendre visite, flairant l'hallali prochain, les Baltaves, les gardiens, l'Assesseur nègre qui l'insulte par le soupirail de sa cellule, tous les Français, la France même dont la grande voix mauvaise se répand par les radios :
Les Londons d'ondes s'ils l'avaient belle!... Y avait qu'à écouter les fenêtres!...ce qui se beuglait des rez-de-chaussée!... pas personne plus voyou pendableque moi, 14 avenue Gaveneau, 7e!... [...] Ça se clamait déjà, bavait, friturait!toutes les «Bibici»! de la Fourche à la gare du Nord... au point que lesnouvelles à Rommel passaient après mes exploits ! L'immonde Céline ! le plus fumier numéro boche rêvable croyable ! (p. 263-264).
Mais la référence historique se trouve démantelée par la fantaisie et Destouches-Céline n'est que le support historique et référentiel du corps fantasmé victimal visé par l'agresseur sadique :
Les Radios sont contradictoires... c'est pendu! c'est désossé!... écartelé?...En tout cas le châtiment approche... Une question d'heures... [...] A la microdes vaillants de Londres c'est « empalé »!... New York l'hallali le plus terrible!Le monstre de Montmartre sera haché! (p. 13).
La persécution fortuite, absurde, autorisée par les circonstances de la guerre, oeuvre du Diable (« les catastrophes de l'Histoire ne sont qu'atrabiles du Têtu », p. 168), actualise la haine et la cruauté naturelles à l'homme (jouissance de l'hallali), et, en éliminant une quelconque culpabilité de la victime, elle renvoie à la fatalité du mal. Face à la contingence et au mal, le corps victimal, jusqu'à l'informe. La vision de Céline se complaît dans l'horrible. Morcellement, dépeçage, les supplices sont démultipliés à l'infini :
ils me couperont la langue, ils me crèveront les yeux pour rire, ils me balanceront par la fenêtre, et au trottoir... d'autres fignoleront... [...] Ça se passera devant une foule immense, toute la ville en fête! (p. 24).
Paranoïa de Céline ? goût du morbide ? La sauvagerie des autres s'accompagne d'une jouissance qui suit l'escalade de l'horreur (« les martyres, les Golgothas, c'est des félicités, des Ciels ! », p. 48). On a pu, à propos de ces scènes, parler d'une pulsion sado-masochiste qui rendrait compte à la fois de la cruauté des autres et de la complaisance de Céline à faire « déferler sur lui cette vague de sadisme (11) ». Mais la récurrence des visions de destruction physique ne joue-t-elle pas dans le texte de façon à innocenter Céline qui fait ainsi l'économie d'une confession? Céline châtié de quel crime? Ainsi présentée, la cruauté des autres relève de l'irrationalité, du Désir, non de la Loi. Tel serait donc le fondement - et la mise en question - de la persécution dont Céline est victime.
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Micheline BESNARD (Ohio State University)
Littérature, n°60, 1985. Corps empêché, corps énoncé. pp. 19-30.
Notes
1. Frédéric Vitoux, Céline, Belfond, 1978, p. 171.
2. Christine Sautermeister, « Pitreries et dérobades dans Féerie pour une autre fois », Revue
des Lettres modernes, 1979-4, p. 94.
3. Patrick McCarthy, Céline, New York, Vicking Press, 1975.
4. C'est précisément sa différence, au niveau des structures narratives qui fait que Féerie a généralement été considéré comme un échec. La confusion entre le narrateur et l'homme, le roman et la vie, ont amené des critiques à voir dans les perturbations de la narration les traces d'un esprit perturbé, d'un épuisement du talent que l'on reconnaissait à Céline dans ses deux premiers romans. Pour l'attitude générale de la critique devant Féerie, voir J.-P. Dauphin, Les Critiques de notretemps et Céline, Gamier, 1976, et J. H. Matthews, The Inner Dream : Céline as Novelist, Syracuse, University Press, 1978.
5. Féerie pour une autre fois, I, Gallimard, coll. Folio, 1952, p. 52. Toutes les références à Féerie seront tirées de cette édition et données dans le texte.
6. Comme le remarque Patrick McCarthy, pour Céline (comme pour les pamphlétaires), la politique est une question de morale et de religion, non pas un art de gouverner. « Politics is a
matter of morality and religion, never of statecraft... This explains why the pamphleteers adopt their curious unpolitical stance » (op. cit., p. 142). Dans Féerie, loin de toute politique, la guerre apparaît à la fois comme une manifestation du mal, et comme l'hallucination du romancier (« The second world war is very explicable as a novelist's hallucination », p. 240. « This unpolitical view of war follows on the unpolitical depiction of society in Mort à crédit », p. 235).
7. Allen Thiher, « Le " je " célinien : ouverture, extase et clôture »,Australian Journal of French
Studies, 1976, vol. 13, p. 54.
8. Philippe Muray, Céline, Seuil, 1981. Mais l'insistance sur l'horreur ne rend pas compte de la « féerie », précisément, non négligeable dans ce roman. Et ces fragments d'horreur ne caractérisaient-ils pas déjà la guerre dans Candide ? Une telle conception de l'Histoire, sans Providence, sans vouloir, relève du discours carnavalesque. Voir à ce sujet Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon, Corti, 1974, p. 470.
9. Bernard-Henri Lévy, « Comme un paladin d'ordure et de vérité », Nouvel Observateur, 17 octobre 1981 (à propos du livre de Philippe Muray sur Céline).
10. On pourrait appliquer à Féerie ces remarques de Bakhtine à propos de Dostoïevski : « On
ne trouve jamais chez Dostoïevski de représentation objective du milieu, des moeurs, de la nature, des choses, rien de ce qui pourrait servir de point d'appui à l'auteur lui-même » (Michaïl Bakhtine, Poétique de Dostoïevski, Seuil, 1970, p. 70).
11. Yannick Mancel, « Sémiotiques de la folie et de l'écriture dans Féerie pour une autre fois », Revue des Lettres Modernes, 1974-4.
2. Christine Sautermeister, « Pitreries et dérobades dans Féerie pour une autre fois », Revue
des Lettres modernes, 1979-4, p. 94.
3. Patrick McCarthy, Céline, New York, Vicking Press, 1975.
4. C'est précisément sa différence, au niveau des structures narratives qui fait que Féerie a généralement été considéré comme un échec. La confusion entre le narrateur et l'homme, le roman et la vie, ont amené des critiques à voir dans les perturbations de la narration les traces d'un esprit perturbé, d'un épuisement du talent que l'on reconnaissait à Céline dans ses deux premiers romans. Pour l'attitude générale de la critique devant Féerie, voir J.-P. Dauphin, Les Critiques de notretemps et Céline, Gamier, 1976, et J. H. Matthews, The Inner Dream : Céline as Novelist, Syracuse, University Press, 1978.
5. Féerie pour une autre fois, I, Gallimard, coll. Folio, 1952, p. 52. Toutes les références à Féerie seront tirées de cette édition et données dans le texte.
6. Comme le remarque Patrick McCarthy, pour Céline (comme pour les pamphlétaires), la politique est une question de morale et de religion, non pas un art de gouverner. « Politics is a
matter of morality and religion, never of statecraft... This explains why the pamphleteers adopt their curious unpolitical stance » (op. cit., p. 142). Dans Féerie, loin de toute politique, la guerre apparaît à la fois comme une manifestation du mal, et comme l'hallucination du romancier (« The second world war is very explicable as a novelist's hallucination », p. 240. « This unpolitical view of war follows on the unpolitical depiction of society in Mort à crédit », p. 235).
7. Allen Thiher, « Le " je " célinien : ouverture, extase et clôture »,Australian Journal of French
Studies, 1976, vol. 13, p. 54.
8. Philippe Muray, Céline, Seuil, 1981. Mais l'insistance sur l'horreur ne rend pas compte de la « féerie », précisément, non négligeable dans ce roman. Et ces fragments d'horreur ne caractérisaient-ils pas déjà la guerre dans Candide ? Une telle conception de l'Histoire, sans Providence, sans vouloir, relève du discours carnavalesque. Voir à ce sujet Anne Ubersfeld, Le Roi et le bouffon, Corti, 1974, p. 470.
9. Bernard-Henri Lévy, « Comme un paladin d'ordure et de vérité », Nouvel Observateur, 17 octobre 1981 (à propos du livre de Philippe Muray sur Céline).
10. On pourrait appliquer à Féerie ces remarques de Bakhtine à propos de Dostoïevski : « On
ne trouve jamais chez Dostoïevski de représentation objective du milieu, des moeurs, de la nature, des choses, rien de ce qui pourrait servir de point d'appui à l'auteur lui-même » (Michaïl Bakhtine, Poétique de Dostoïevski, Seuil, 1970, p. 70).
11. Yannick Mancel, « Sémiotiques de la folie et de l'écriture dans Féerie pour une autre fois », Revue des Lettres Modernes, 1974-4.
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