Le magazine artpress publie, dans son numéro de mai, un compte-rendu du dernier volume des Cahiers Céline (Lettres à Milton Hindus 1947-1949) qui vient de paraître chez Gallimard.
Le 24 juin 1947, à Copenhague, après dix-huit mois de réclusion aux frais de la sorcière, libre, Céline prépare son retour sur la scène littéraire – rédaction de son chef-d'œuvre Féerie pour une autre fois – dans un état de délabrement physique indescriptible. Un épuisement que transcende toutefois allègrement son imaginaire vertigineux. Il écrit à Milton Hindus, conjurant Hadès : « Ma vie physique est un martyre – ma vie mentale, il faut l'avouer, une perpétuelle féerie. » Qu'on se le dise : le guignol... bande !
Pour Céline, cette correspondance avec l'universitaire Milton Hindus est l'occasion de récapituler ce qui fait l'importance objective de son oeuvre face à un admirateur qui présente l'intérêt d'être juif, évidemment, mais aussi américain (Céline pense émigrer en Amérique, qui reste malgré tout dans son esprit le continent d'une certaine innocence physique historique). Aussi multiplie-t-il les formules inoubliables concernant sa technique romanesque. Exemple : « Je fais le trust des diamants vivants du langage parlé. » Ou : « Je suis bien l'émotion avec les mots je ne lui laisse pas le temps de s'habiller en phrases... » Céline taoïste ? « Je ne me trouve bien qu'en présence de rien du tout, du vide. » Ou : « La vérité ne me suffit plus. » Olé ! Il faudrait en parler à Nietzsche. Quant au lecteur, ce dieu du 21 e siècle dont la librairie est le temple funéraire : « Ce qu'il veut le con c'est un miroir pour son âme de con où il puisse s'admirer. D'où le cinéma et les romans d'immenses tirages miroir pour les âmes du plus grand nombre de cons possibles. » N'est-ce pas ?
Mais c'est surtout une conception, paradoxalement biblique, de l'écriture, qui se révèle dans cette cataracte de lettres : « Tout est écrit déjà hors de l'homme. » Ou bien : « Je ne crée rien à vrai dire. » Et : « Tout est fait hors de soi – dans les ondes je pense. » Autrement dit : au commencement était le verbe (ou, plus prosaïquement : « Ça a débuté comme ça ») et l'écrivain doit savoir s'effacer subjectivement au profit de ce magma émotif de mots.
La joie polyphonique de Céline, celle de son style, vient, je crois, de cette découverte mystique qui est aussi un défi. Une joie ? Un rire ? Une « sorcellerire », si l'on veut : un sort à la
mort, la mort scellée, harcelée, morcelée, dardée par un rire rare d'ire et d'or. Or, derrière la violence prophétique théâtrale de Céline (les prophètes, ces poètes courroucés comme disait Victor Hugo), il faut percevoir une sorte de gaieté pulsative enfantine. Sa violence littéraire n'est que trop reconnue, aussi Céline insiste-t-il auprès de Milton Hindus sur la délicatesse secrète qui irradie son style, une flûte (atomique, attention) lui tenant lieu de plume. Exit Voltaire, qu'on associe un peu trop rapidement à Céline aujourd'hui. C'est important : si Voltaire peut être considéré comme une référence pour Céline – sur le plan, disons, intellectuel –, jamais son nom n'apparaît dans l'oeuvre de ce dernier sur le plan littéraire, sinon pour être attaqué, présenté comme l'incarnation de tout ce que Céline réprouve dans l'histoire stylistique du français, Voltaire « trop intelligent » (argument éminemment proustien) et situé « entre Anatole France et Paul Bourget », au sein « d'une France cartésienne ».
UNE SAUVAGERIE PEU RATIONNELLE
Le simple effroi puritain de Voltaire devant Shakespeare suffit, de toute façon, à situer irrémédiablement à part les deux hommes sur le plan de la création, c'est là que je veux en venir. En effet, s'il y a un nom qui revient dans ces Lettres à Hindus, c'est bien celui de Shakespeare. Pour une raison évidente, c'est que cette sauvagerie shakespearienne si peu rationnelle, qui choque tellement Voltaire, cette ivresse incantatoire, c'est précisément celle de Céline, qui se situe d'emblée aux confins de l'horreur (la boucherie de 1914) et de la farce (ce qu'il appelle son tempérament celte, son goût très purcellien pour les légendes, fées, elfes, etc.). Le bruit... et la douceur. Difficile de lire la messe noire rédemptrice du début de Guignols band sans penser à la scène de l'orage du Roi Lear. On peut parler d'un fantastique célinien, à l'opposé de sa réputation, un goût médiéval pour le surnaturel structuré harmoniquement – décanté – par la concision supersonique du français. Rappelons, au passage, que le père de Shakespeare était gantier et que, pour les plus luxueux d'entre eux, à l'époque, les gants sont doublés de dentelle. De dentelle ? On sait que Céline attribuait son raffinement au métier de sa mère, réparatrice de dentelles anciennes, un artisanat dans lequel il puisera ressources symboliques imaginaires pour contrebalancer l'effroyable spectacle du carnage. Conclusion ? La mort peut se retourner comme un gant. Les massacres possèdent leur envers soyeux, secret. Les hurlements de ce monde ouvrent sur un silence musical ouvragé. Ariel et Caliban, précisément une des métaphores favorites de Céline pour exprimer l'abîme qui réside entre lui et ses contemporains, entre l'écrivain et I'espèce humaine en général.
J'ai dû mal entendre ? Céline n'a peut-être jamais souhaité une aryanisation, mais une arielisation... Non ?
1948. Dans l'attente de son extradition en France, Louis-Ferdinand Céline s'est réfugié avec sa femme au sud de Copenhague, au bord de la Baltique, au fond d'un bois. Le ne nom d'origine de la frêle chaumière qui leur sert refuge ? Fandens Hus. À savoir : « La maison du diable ». Il n'y a pas de hasard.
Céline écrit à Hindus : « Je vendrais mon âme au diable – il ne m'attend plus – on lui a dejà tout vendu, soldé ! » Qu'est-ce qu'il dirait aujourd'hui.
Céline ? Un rigodon avec Satan.
Thomas RAVIER
artpress n°389, mai 2012.
Lettres à Milton Hindus (1947-1949), nouvelle édition, Gallimard,
coll. « Les cahiers de la Nrf », 2012.
Commande possible sur Amazon.fr.
Intelligent.
RépondreSupprimer