Les auteurs les plus " instinctifs " seraient-ils ceux dont les lois qui traduisent leur écriture sont les plus évidentes et les plus rationnelles? On pourrait en formuler l'hypothèse après la lecture de la présente étude. Et si oui, ne pourrait-on l'expliquer ainsi : les facteurs exogènes à la pulsion d'écriture : soumission à certaines modes littéraires ou adaptation aux règles de rédaction des genres traités étant absents, le style de l'auteur, libéré de toutes contraintes étrangères, présente alors une certaine régularité, soit dans sa stabilité, soit dans son évolution.
On m'avait affranchi, prévenu... je m'en doutais d'ailleurs... avec Louis-Ferdinand... ce serait pas de la tarte... à compter ses phrases de dingue... (120 000 mots que j'ai dû compter !...) c'est moi qui deviendrai dingue... y aurait rien à piger ! rien à trouver !... et bien ! si, je crois avoir déniché de ci, de là... des choses... mais, à vous de juger...
Voici comment j'ai procédé pour cette étude : elle est principalement basée sur l'analyse des phrases des cinq romans les plus célèbres de l'auteur : Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, D'un château l'autre, Nord et Rigodon.
L'évolution de leurs écritures m'a conduit à me pencher sur deux oeuvres intermédiaires : Guignol's band et Féerie pour une autre fois. La curiosité sur deux des pamphlets : L'école des cadavres et Les beaux draps. Les recherches d'analogies sur des écrits de Rabelais et San Antonio. Mais — aussi curieux que cela puisse paraître — c'est avec Marcel Proust que les comparaisons se sont révélées les plus riches, faisant apparaître à la fois dans certains domaines des oppositions extrêmes (ce qui ne m'étonnera guère) ; mais dans d'autres, des ressemblances profondes. Enfin, au cours de cette dernière partie, j'ai tenté d'aborder quelques aspects psycho-linguistiques des deux écritures : plus spécialement — et très superficiellement — les rapports entre fonctionnements de la pensée, de la mémoire, et écritures.
Voyage au bout de la nuit
Publié en 1932, c'est le premier roman de l'auteur; et qui devait immédiatement lui valoir la célébrité.
La phrase courante mesure 16 mots, valeur banale si nous la comparons à celle d'autres romanciers, par exemple Giono: 15 mots (1) ou Simenon: 14 mots (2). Quant à la phrase longue, elle atteint 65 mots, chiffre différant assez peu de Giono : 57 mots, et de Simenon : 55 mots.
Parmi ces phrases longues : la plus longue mesure : 83 mots, ce qui n'a rien de considérable : c'est une réflexion amère sur la triste complainte chantée par les girls anglaises du cinéma Tarapout où le héros jouait un rôle de figurant (3), une phrase à la syntaxe classique, dont le rythme et les sonorités s'accordent avec bonheur au thème.
Notons cependant que parmi les 192 phrases sélectionnées du Voyage, 21 soit: 11 % :
— se terminent soit par trois points, soit par un point d'exclamation ou un point d'interrogation,
— et de plus appartiennent à une suite d'au moins trois phrases se terminant également par l'une de ces ponctuations.
J'appellerai par la suite micro-phrase ce type de séquence, la longueur moyenne de ces micro-phrases étant d'ailleurs sensiblement inférieure à celles de l'ensemble : 13 mots contre 16 mots.
Néanmoins, tant à la lecture qu'au crible de l'analyse quantitative la, phrase du Voyage ne paraît pas à première vue se distinguer des phrases habituelles d'autres auteurs de romans.
Mort à crédit
Publié quatre années plus tard. La phrase courante mesure seulement : 11 mots.
— la phrase longue : 28 mots
— et la phrase la plus longue : 35 mots
toutes longueurs très inférieures à celle du Voyage.
Mais la proportion de ces phrases terminées par... ou ! ou ? chacune en compagnie d'au moins trois phrases analogues ; la proportion de ce que j'ai appelé les micro-phrases passe de 11 % à 72 %, leur longueur moyenne étant de : 10 mots et celle des autres phrases (28 %) de : 11 mots. On constate donc une rupture très nette entre les phrases de la première et de la seconde oeuvre :
— celles de la seconde relevant en majorité d'une ponctuation bien particulière (micro-phrases),
— et étant sensiblement plus courtes.
Je vais revenir sur ces observations au cours de l'examen des trois derniers romans écrits par Céline.
Les trois derniers romans : D'un château l'autre, Nord, Rigodon
Je rappelle ma définition — conventionnelle mais nécessaire — de la phrase, retenue pour toutes mes analyses de textes de Proust à Céline : « La suite de mots comprise entre deux points ; « ou limitée par un point d'interrogation, d'exclamation ou de « suspension si l'auteur a composé en majuscules la première « lettre du mot qui suit l'un de ces trois signes ». La longueur moyenne des phrases (conforme à cette définition) des trois oeuvres s'élève à, pour :
— D'un château l'autre : 158 mots
— Nord : 90 mots
— Rigodon : 162 mots
soit des valeurs considérablement supérieures à celles des deux premières oeuvres ; et qui nous oblige à une analyse plus fine.
C'est une banalité pour les amateurs de Céline que de parler de la rupture entre les écritures du Voyage et de Mort à crédit ; rupture marquée par l'usage systématique dans la seconde oeuvre de ces trois points de suspension, symbole d'un style haché, d'une déconstruction en profondeur de la phrase. Mais, si nous nous en tenions uniquement à l'examen des longueurs de phrases la rupture capitale se produirait entre Mort à crédit et D'un château l'autre.
Voyage et Mort à crédit : phrases de 16 à 11 mots
D'un château l'autre, Nord, Rigodon : phrases de 158 à 162 mots, soit 10 fois plus longues.
L'explication tient à un détail de l'écriture célinienne qui ne semble pas avoir été perçu — ou du moins signalé — par les exégèses de l'oeuvre en question. Les chaînes de séquences que j'ai appelées micro-phrases se retrouvent dans toutes les oeuvres de Céline. Mais, au sein de chacune de ces chaînes, le premier mot de la seconde séquence puis des suivantes :
— commence presque toujours par une lettre majuscule dans les deux premiers romans,
— commence par une lettre minuscule dans les trois derniers romans.
Exemples : Première chaîne de micro-phrase de Mort à crédit :
« II est là dans l'odeur aigre de la mort récente, l'incroyable aigre goût... Il vient d'éclore... Il est là... Il rôde... Il nous connaît, nous le connaissons à présent. (4) »
Première chaîne de micro-phrases D'un Château l'autre :
« Oh j'ai pas très bien commencé... je suis né, je le répète, à Courbevoie, Seine... je le répète pour la millième fois... après bien des allers et retours, je termine vraiment au plus mal... y a l'âge, vous me direz... c'est entendu !… à 63 ans et mèche, […] ... quels yeux ! quels yeux, ce docteur !... il a compris tout de suite mon cas !... il m'a donné de ces gouttes à prendre ! midi et soir !... quelles gouttes !... ce jeune docteur est merveilleux !... (5) »
Pourquoi dans le premier cas la lettre capitale, Il, Il et dans le second des lettres minuscules : je, je... puis les il... il ? Sinon la volonté de l'auteur, dont nous savons toute l'importance qu'il attachait à ces moindres détails, « la moindre virgule me passionne », et le soin qu'il attachait à la conformité entre son manuscrit et les épreuves de l'imprimeur. C'est donc de façon délibérée que l'écrivain a modifié ce facteur d'écriture ; est-ce à cela qu'il songeait affirmant « Avec l'apparition des trois points « Mort à Crédit annonçait déjà la rupture » (6) mais en oubliant que ces fameux trois points figuraient déjà (moins fréquemment c'est vrai) dans le Voyage. Comme si cette rupture devait donc se situer plus tard. Ne serait-ce pas alors — entre autres — la suppression des capitales aboutissant à ces phrases immenses, qui se confondent souvent avec les paragraphes ; bref le démantèlement, la destruction, l'annihilation de la phrase écrite traditionnelle.
De Mort à Crédit a D'un Château l'autre il s'écoule vingt et un ans : de 1936 à 1957 : vingt et une années d'écriture de pamphlets antisémites — de 1937 à 1941 — (j'y reviendrai), mais aussi d'oeuvres de fiction, moins célèbres que les romans étudiés en détail ici.
— en 1 944 : Guignol' s Band I,
— en 1947 : Guignol's Band II, dit aussi : Le Pont de Londres,
— en 1952 : Féerie pour une autre fois I,
— en 1954 : Féerie pour une autre fois II, dite aussi : Normance.
Peut-on à travers ces quatre oeuvres déceler le moment du passage des capitales aux minuscules, de la mutation. La première page de la première oeuvre, Guignol's Band I, démarre par une chaîne de micro-phrases, chacune commençant par une majuscule ; tout comme dans Mort à Crédit :
« Braoum ! Vraoum !... C'est le grand décombre !... Toute la rue qui s'effondre au bord de l'eau !... C'est Orléans qui s'écroule et le tonnerre au Grand' Café !... Un guéridon vogue et fend l'air !... Oiseau de marbre !... virevolte, crève la fenêtre en face à mille éclats !... Tout un mobilier qui bascule, jaillit des croisées, s'éparpille en pluie de feu !... Le fier pont, douze arches, titube, culbute au limon d'un seul coup ! La boue du fleuve tout éclabousse !... brasse, gadouille la cohue qui hurle étouffe déborde au parapet !... Ça va très mal... »
Mais dans la dernière page de la même oeuvre une partie seulement de micro-phrases commence avec des majuscules, l'autre avec des minuscules : respectivement 7 fois (22 %) et 25 fois (78 %).
« Dehors tout de suite les gens se rassemblent... ça nous fait encore un esclandre... on en sort jamais ! on parlemente avec Pépé ! elle fait exprès que, les «gens nous regardent ! elle veut rien comprendre ! on la raisonne, Sosthène l'embrasse... elle comprend rien... que c'est pour l'affaire des masques !... enfin elle comprend un petit peu... elle consent mais faut qu'on [..] puis au comptoir... d'abord une grande boîte de candy, puis deux cigares de la Havane... puis trois sacs de marschmallows, puis un flacon d'eau de Cologne... Ah ! ça allait presque à peu près... Non ! elle veut encore des toffees... c'est une vampire !... Pour payer il faut qu'on sorte tout ! là tous nos ronds ! Sosthène et moi ! Y a juste tout juste ! Elle me prend mes derniers pennies ! Ah ! enfin elle veut bien « go home »... mais elle est pas contente pour ça... elle part en boudant... elle nous dit même pas au revoir... »
Prenons la dernière oeuvre avant le Château : Normance. La première chaîne de l'oeuvre comprend 12 micro-phrases avec majuscules (11 %), 96 avec minuscules (89 %) :
« Raconter tout ça après... c'est vite dit !... c'est vite dit !... On a tout de même l'écho encore... brroumn !... la tronche vous oscille... même sept ans passés... le trognon !... le temps n'est rien, mais les souvenirs !... et les déflagrations du monde !... les personnes qu'on a perdues... les chagrins... les potes disséminés... gentils... méchants... oublieux... les ailes des moulins... et l'écho encore qui vous secoue... Je serais projeté dans la tombe avec !... Nom de brise ! j'en ai plein la tête !... plein le buffet... Brrroum !... je ressens... j'accuse... je vibre des os, là dans mon lit... mais je vous perds pas !... je vous rattraperai de ci, de là... tout est là ! le caractère !... des loques aux bourrasques ! on peut le dire ! broum !... je vous le dis, ils m'ont remonté là-haut... Je vous disais ils m'ont reporté comme […] cabine de l'ascenseur !... heureusement que cette bon Dieu de cabine était stoppée au "cinquième " !... plus bas elle me tuait ! j'avais pris qu'un plongeon de six mètres !... j'aurais pu me casser tous les membres... et me fendre une seconde fois le crâne !... ils me demandaient »
Et dans la dernière chaîne, aucune micro-phrase avec majuscule contre toutes les autres (soit 42) en minuscules.
« Comme ça ! culot ! tout est permis !... mais elle est à portée, ganache !... pang ! direling ! direling ! j'y arrache sa cloche !... ah, tout de même ! et j'y envoie loin !... aux pavés qu'elle va !... cogne !... rebondit !... Toiselle court après !... si elle court !... allait au métro, c'est tout !... et l'air était bourré de papiers, voilà !... par tornades ! des papiers à moi ! et des autres ! qu'on voyait plus le trottoir en face !... je maintiens !... que c'était du danger extrême !... que les sirènes allaient revenir... non ! pas les sirènes, les avions !... et que je devais téléphoner ! que j'ai même essayé, au " Poste "... et que les flics ont pas voulu !... voilà les faits, exactement... »
Une lecture de survol de l'ensemble de ces deux oeuvres semble confirmer ces résultats prélevés aux deux extrémités de chacune. Ce serait donc progressivement, presque insensiblement, que Céline serait passé pour les premières lettres de ses micro-phrases de la majuscule à la minuscule ; cette évolution se produisant à l'intérieur de chaque oeuvre, puis d'une oeuvre à la suivante comme le schématise la figure 1 (page 00). Et tout sera alors prêt pour l'écriture du Château et de ses suivants. Tout sera prêt : l'écriture : totalement libérée après la rupture linguistique qu'annonçait l'auteur ; le sujet : les aventures tragicomiques du personnel politique de Vichy, que n'a pas oublié
le lecteur de 1957 ; la tolérance : (sinon le pardon) des Français indignés par les positions politiques et surtout racistes de l'auteur. Tout est prêt pour un nouveau succès commercial.
D’une œuvre l’autre
Comment néanmoins — en écartant l'obstacle du passage des majuscules aux minuscules — mesurer l'évolution quantitative de l'écriture célinienne ?
François RICHAUDEAU
Communication et langages n°61, 3ème trimestre 1984, pp. 53-75.
Notes
1. Voir Richaudeau (François), «Les phrases de Jean Giono», In Communication et langages, n°56, 1983.
2. Voir Richaudeau (François), « Simenon, une écriture pas si simple qu'on le penserait », in Communication et langages, n° 53, 1982.
3. Page 365, Pléiade I.
4. Pléiade, T. I, p.512.
5. Pléiade, T. II., p. 3.
6. Rapporté par Henri Godard dans sa notice de l'édition de la Pléiade, T. I.
On m'avait affranchi, prévenu... je m'en doutais d'ailleurs... avec Louis-Ferdinand... ce serait pas de la tarte... à compter ses phrases de dingue... (120 000 mots que j'ai dû compter !...) c'est moi qui deviendrai dingue... y aurait rien à piger ! rien à trouver !... et bien ! si, je crois avoir déniché de ci, de là... des choses... mais, à vous de juger...
Voici comment j'ai procédé pour cette étude : elle est principalement basée sur l'analyse des phrases des cinq romans les plus célèbres de l'auteur : Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, D'un château l'autre, Nord et Rigodon.
L'évolution de leurs écritures m'a conduit à me pencher sur deux oeuvres intermédiaires : Guignol's band et Féerie pour une autre fois. La curiosité sur deux des pamphlets : L'école des cadavres et Les beaux draps. Les recherches d'analogies sur des écrits de Rabelais et San Antonio. Mais — aussi curieux que cela puisse paraître — c'est avec Marcel Proust que les comparaisons se sont révélées les plus riches, faisant apparaître à la fois dans certains domaines des oppositions extrêmes (ce qui ne m'étonnera guère) ; mais dans d'autres, des ressemblances profondes. Enfin, au cours de cette dernière partie, j'ai tenté d'aborder quelques aspects psycho-linguistiques des deux écritures : plus spécialement — et très superficiellement — les rapports entre fonctionnements de la pensée, de la mémoire, et écritures.
LES RESULTATS BRUTS DES 5 GRANDS ROMANS
Voyage au bout de la nuit
Publié en 1932, c'est le premier roman de l'auteur; et qui devait immédiatement lui valoir la célébrité.
La phrase courante mesure 16 mots, valeur banale si nous la comparons à celle d'autres romanciers, par exemple Giono: 15 mots (1) ou Simenon: 14 mots (2). Quant à la phrase longue, elle atteint 65 mots, chiffre différant assez peu de Giono : 57 mots, et de Simenon : 55 mots.
Parmi ces phrases longues : la plus longue mesure : 83 mots, ce qui n'a rien de considérable : c'est une réflexion amère sur la triste complainte chantée par les girls anglaises du cinéma Tarapout où le héros jouait un rôle de figurant (3), une phrase à la syntaxe classique, dont le rythme et les sonorités s'accordent avec bonheur au thème.
Notons cependant que parmi les 192 phrases sélectionnées du Voyage, 21 soit: 11 % :
— se terminent soit par trois points, soit par un point d'exclamation ou un point d'interrogation,
— et de plus appartiennent à une suite d'au moins trois phrases se terminant également par l'une de ces ponctuations.
J'appellerai par la suite micro-phrase ce type de séquence, la longueur moyenne de ces micro-phrases étant d'ailleurs sensiblement inférieure à celles de l'ensemble : 13 mots contre 16 mots.
Néanmoins, tant à la lecture qu'au crible de l'analyse quantitative la, phrase du Voyage ne paraît pas à première vue se distinguer des phrases habituelles d'autres auteurs de romans.
Mort à crédit
Publié quatre années plus tard. La phrase courante mesure seulement : 11 mots.
— la phrase longue : 28 mots
— et la phrase la plus longue : 35 mots
toutes longueurs très inférieures à celle du Voyage.
Mais la proportion de ces phrases terminées par... ou ! ou ? chacune en compagnie d'au moins trois phrases analogues ; la proportion de ce que j'ai appelé les micro-phrases passe de 11 % à 72 %, leur longueur moyenne étant de : 10 mots et celle des autres phrases (28 %) de : 11 mots. On constate donc une rupture très nette entre les phrases de la première et de la seconde oeuvre :
— celles de la seconde relevant en majorité d'une ponctuation bien particulière (micro-phrases),
— et étant sensiblement plus courtes.
Je vais revenir sur ces observations au cours de l'examen des trois derniers romans écrits par Céline.
Les trois derniers romans : D'un château l'autre, Nord, Rigodon
Je rappelle ma définition — conventionnelle mais nécessaire — de la phrase, retenue pour toutes mes analyses de textes de Proust à Céline : « La suite de mots comprise entre deux points ; « ou limitée par un point d'interrogation, d'exclamation ou de « suspension si l'auteur a composé en majuscules la première « lettre du mot qui suit l'un de ces trois signes ». La longueur moyenne des phrases (conforme à cette définition) des trois oeuvres s'élève à, pour :
— D'un château l'autre : 158 mots
— Nord : 90 mots
— Rigodon : 162 mots
soit des valeurs considérablement supérieures à celles des deux premières oeuvres ; et qui nous oblige à une analyse plus fine.
LE PASSAGE DES MAJUSCULES AUX MINUSCULES
C'est une banalité pour les amateurs de Céline que de parler de la rupture entre les écritures du Voyage et de Mort à crédit ; rupture marquée par l'usage systématique dans la seconde oeuvre de ces trois points de suspension, symbole d'un style haché, d'une déconstruction en profondeur de la phrase. Mais, si nous nous en tenions uniquement à l'examen des longueurs de phrases la rupture capitale se produirait entre Mort à crédit et D'un château l'autre.
Voyage et Mort à crédit : phrases de 16 à 11 mots
D'un château l'autre, Nord, Rigodon : phrases de 158 à 162 mots, soit 10 fois plus longues.
L'explication tient à un détail de l'écriture célinienne qui ne semble pas avoir été perçu — ou du moins signalé — par les exégèses de l'oeuvre en question. Les chaînes de séquences que j'ai appelées micro-phrases se retrouvent dans toutes les oeuvres de Céline. Mais, au sein de chacune de ces chaînes, le premier mot de la seconde séquence puis des suivantes :
— commence presque toujours par une lettre majuscule dans les deux premiers romans,
— commence par une lettre minuscule dans les trois derniers romans.
Exemples : Première chaîne de micro-phrase de Mort à crédit :
« II est là dans l'odeur aigre de la mort récente, l'incroyable aigre goût... Il vient d'éclore... Il est là... Il rôde... Il nous connaît, nous le connaissons à présent. (4) »
Première chaîne de micro-phrases D'un Château l'autre :
« Oh j'ai pas très bien commencé... je suis né, je le répète, à Courbevoie, Seine... je le répète pour la millième fois... après bien des allers et retours, je termine vraiment au plus mal... y a l'âge, vous me direz... c'est entendu !… à 63 ans et mèche, […] ... quels yeux ! quels yeux, ce docteur !... il a compris tout de suite mon cas !... il m'a donné de ces gouttes à prendre ! midi et soir !... quelles gouttes !... ce jeune docteur est merveilleux !... (5) »
Pourquoi dans le premier cas la lettre capitale, Il, Il et dans le second des lettres minuscules : je, je... puis les il... il ? Sinon la volonté de l'auteur, dont nous savons toute l'importance qu'il attachait à ces moindres détails, « la moindre virgule me passionne », et le soin qu'il attachait à la conformité entre son manuscrit et les épreuves de l'imprimeur. C'est donc de façon délibérée que l'écrivain a modifié ce facteur d'écriture ; est-ce à cela qu'il songeait affirmant « Avec l'apparition des trois points « Mort à Crédit annonçait déjà la rupture » (6) mais en oubliant que ces fameux trois points figuraient déjà (moins fréquemment c'est vrai) dans le Voyage. Comme si cette rupture devait donc se situer plus tard. Ne serait-ce pas alors — entre autres — la suppression des capitales aboutissant à ces phrases immenses, qui se confondent souvent avec les paragraphes ; bref le démantèlement, la destruction, l'annihilation de la phrase écrite traditionnelle.
De Mort à Crédit a D'un Château l'autre il s'écoule vingt et un ans : de 1936 à 1957 : vingt et une années d'écriture de pamphlets antisémites — de 1937 à 1941 — (j'y reviendrai), mais aussi d'oeuvres de fiction, moins célèbres que les romans étudiés en détail ici.
— en 1 944 : Guignol' s Band I,
— en 1947 : Guignol's Band II, dit aussi : Le Pont de Londres,
— en 1952 : Féerie pour une autre fois I,
— en 1954 : Féerie pour une autre fois II, dite aussi : Normance.
Peut-on à travers ces quatre oeuvres déceler le moment du passage des capitales aux minuscules, de la mutation. La première page de la première oeuvre, Guignol's Band I, démarre par une chaîne de micro-phrases, chacune commençant par une majuscule ; tout comme dans Mort à Crédit :
« Braoum ! Vraoum !... C'est le grand décombre !... Toute la rue qui s'effondre au bord de l'eau !... C'est Orléans qui s'écroule et le tonnerre au Grand' Café !... Un guéridon vogue et fend l'air !... Oiseau de marbre !... virevolte, crève la fenêtre en face à mille éclats !... Tout un mobilier qui bascule, jaillit des croisées, s'éparpille en pluie de feu !... Le fier pont, douze arches, titube, culbute au limon d'un seul coup ! La boue du fleuve tout éclabousse !... brasse, gadouille la cohue qui hurle étouffe déborde au parapet !... Ça va très mal... »
Mais dans la dernière page de la même oeuvre une partie seulement de micro-phrases commence avec des majuscules, l'autre avec des minuscules : respectivement 7 fois (22 %) et 25 fois (78 %).
« Dehors tout de suite les gens se rassemblent... ça nous fait encore un esclandre... on en sort jamais ! on parlemente avec Pépé ! elle fait exprès que, les «gens nous regardent ! elle veut rien comprendre ! on la raisonne, Sosthène l'embrasse... elle comprend rien... que c'est pour l'affaire des masques !... enfin elle comprend un petit peu... elle consent mais faut qu'on [..] puis au comptoir... d'abord une grande boîte de candy, puis deux cigares de la Havane... puis trois sacs de marschmallows, puis un flacon d'eau de Cologne... Ah ! ça allait presque à peu près... Non ! elle veut encore des toffees... c'est une vampire !... Pour payer il faut qu'on sorte tout ! là tous nos ronds ! Sosthène et moi ! Y a juste tout juste ! Elle me prend mes derniers pennies ! Ah ! enfin elle veut bien « go home »... mais elle est pas contente pour ça... elle part en boudant... elle nous dit même pas au revoir... »
Prenons la dernière oeuvre avant le Château : Normance. La première chaîne de l'oeuvre comprend 12 micro-phrases avec majuscules (11 %), 96 avec minuscules (89 %) :
« Raconter tout ça après... c'est vite dit !... c'est vite dit !... On a tout de même l'écho encore... brroumn !... la tronche vous oscille... même sept ans passés... le trognon !... le temps n'est rien, mais les souvenirs !... et les déflagrations du monde !... les personnes qu'on a perdues... les chagrins... les potes disséminés... gentils... méchants... oublieux... les ailes des moulins... et l'écho encore qui vous secoue... Je serais projeté dans la tombe avec !... Nom de brise ! j'en ai plein la tête !... plein le buffet... Brrroum !... je ressens... j'accuse... je vibre des os, là dans mon lit... mais je vous perds pas !... je vous rattraperai de ci, de là... tout est là ! le caractère !... des loques aux bourrasques ! on peut le dire ! broum !... je vous le dis, ils m'ont remonté là-haut... Je vous disais ils m'ont reporté comme […] cabine de l'ascenseur !... heureusement que cette bon Dieu de cabine était stoppée au "cinquième " !... plus bas elle me tuait ! j'avais pris qu'un plongeon de six mètres !... j'aurais pu me casser tous les membres... et me fendre une seconde fois le crâne !... ils me demandaient »
Et dans la dernière chaîne, aucune micro-phrase avec majuscule contre toutes les autres (soit 42) en minuscules.
« Comme ça ! culot ! tout est permis !... mais elle est à portée, ganache !... pang ! direling ! direling ! j'y arrache sa cloche !... ah, tout de même ! et j'y envoie loin !... aux pavés qu'elle va !... cogne !... rebondit !... Toiselle court après !... si elle court !... allait au métro, c'est tout !... et l'air était bourré de papiers, voilà !... par tornades ! des papiers à moi ! et des autres ! qu'on voyait plus le trottoir en face !... je maintiens !... que c'était du danger extrême !... que les sirènes allaient revenir... non ! pas les sirènes, les avions !... et que je devais téléphoner ! que j'ai même essayé, au " Poste "... et que les flics ont pas voulu !... voilà les faits, exactement... »
Une lecture de survol de l'ensemble de ces deux oeuvres semble confirmer ces résultats prélevés aux deux extrémités de chacune. Ce serait donc progressivement, presque insensiblement, que Céline serait passé pour les premières lettres de ses micro-phrases de la majuscule à la minuscule ; cette évolution se produisant à l'intérieur de chaque oeuvre, puis d'une oeuvre à la suivante comme le schématise la figure 1 (page 00). Et tout sera alors prêt pour l'écriture du Château et de ses suivants. Tout sera prêt : l'écriture : totalement libérée après la rupture linguistique qu'annonçait l'auteur ; le sujet : les aventures tragicomiques du personnel politique de Vichy, que n'a pas oublié
le lecteur de 1957 ; la tolérance : (sinon le pardon) des Français indignés par les positions politiques et surtout racistes de l'auteur. Tout est prêt pour un nouveau succès commercial.
L'EVOLUTION DES MACRO-PHRASES CELINIENNES
D’une œuvre l’autre
Comment néanmoins — en écartant l'obstacle du passage des majuscules aux minuscules — mesurer l'évolution quantitative de l'écriture célinienne ?
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François RICHAUDEAU
Communication et langages n°61, 3ème trimestre 1984, pp. 53-75.
Notes
1. Voir Richaudeau (François), «Les phrases de Jean Giono», In Communication et langages, n°56, 1983.
2. Voir Richaudeau (François), « Simenon, une écriture pas si simple qu'on le penserait », in Communication et langages, n° 53, 1982.
3. Page 365, Pléiade I.
4. Pléiade, T. I, p.512.
5. Pléiade, T. II., p. 3.
6. Rapporté par Henri Godard dans sa notice de l'édition de la Pléiade, T. I.
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