Un demi-siècle après la mort de l’écrivain controversé, "Madame
Céline" habite toujours Meudon. Fantasque et secrète, elle reste la
gardienne des lieux et d’une œuvre… Visite dominicale.
"Qui c’est, celle-là ?", lance parfois en
riant Lucette lorsqu’elle surprend son reflet dans l’un des innombrables
miroirs de sa maison de Meudon, en banlieue parisienne. Elle approche
des 100 ans et conserve cette élégance de s’amuser de tout. On n’est pas
sérieux quand on a bientôt un siècle. Sur la tombe de Louis-Ferdinand
Céline, en 1961, la veuve avait fait graver "Lucette Destouches,
1912-19…". Mais elle a survolé le millénaire avec la légèreté d’une fée.
Cinquante ans qu’elle est "Madame Céline". Dans l’ombre du géant, trop
discrète pour accepter les ponts d’or offerts et figer sa vie sur
papier. Elle préfère le silence : "C’est Céline qui est le plus
important. Moi, je ne suis rien."
Ces prochains
jours, une poignée d’amis vont lui opposer un joli démenti. Elle n’en
sait rien encore, mais David Alliot a rassemblé, dans Madame Céline, route des Gardes*,
les témoignages d’une dizaine de proches. Le portrait impressionniste
de celle qui, pendant vingt-cinq ans, a partagé l’intimité d’un des plus
grands écrivains français du XXème siècle. L’un des plus controversés
aussi, tant les pamphlets antisémites de l’auteur de Voyage au bout de la nuit
sont sulfureux. De Lucette, il disait : "Ma femme, la meilleure âme du
monde, Ophélie dans la vie, Jeanne d’Arc dans l’épreuve, tout en
gentillesse, dons, bienveillance, amour."
L’âme de Meudon
Une
grille bleue écaillée, un jardin en pente raide égayé de tulipes, sur
les hauts de Meudon. La villa Maïtou, un pavillon de style
Louis-Philippe, offre au regard une façade grise, hérissée de fissures.
Des gouttières de guingois. Derrière, c’est un chaos d’herbes folles et
de myosotis. Un univers hitchcockien. Lucette et Céline s’y sont
installés en 1951 au retour de six ans d’exil. Jusqu’à sa mort,
l’écrivain y a alimenté sa légende, ermite dépenaillé entouré de chiens,
de chats et du perroquet Toto. Aujourd’hui, les traces de sa présence
s’estompent : des photos intimes, des portraits punaisés aux panneaux de
liège…
"Cette maison est comme moi… Elle tient le
coup, mais il ne faut plus trop lui en demander!", lance Lucette. De
longs cheveux blancs encadrent son visage étonnamment juvénile. Elle se
tient à demi allongée, dans le salon du rez-de-chaussée où elle ne
descend que pour dîner. Elle a mis du rouge à lèvres. Son pied nu de
danseuse s’échappe d’une couverture. Un chat se faufile. Près de la
fenêtre, une cage abrite Toto 2, le perroquet. "Elle a une spatule pour
le faire taire, mais ne s’en sert jamais", sourit David Alliot, nouveau
membre de "la secte dans la secte" : les derniers visiteurs de Meudon.
Cette poignée de fidèles la protège encore des vautours rôdant autour du
fantôme. Elle les accueille d’un "Raconte, raconte!", gourmande d’une
vie dont elle s’est retirée voilà quinze ans.
Sergine,
qui a connu Lucette en 1936, gère l’intendance et le planning des trois
"anges gardiens" veillant jour et nuit sur elle. Derrière les voilages
de sa chambre, au premier, s’étendent la Seine et Paris. "Voilà quinze
ans qu’immobile elle assiste au spectacle de sa vie", dit Véronique
Robert, son amie depuis les années 1970. Sa mémoire est un oiseau libre
de tout butiner et malaxer : passé, présent, vrai, faux, gens, animaux.
"Vieillir, ce n’est pas grave, c’est juste changer de vêtements",
dit-elle à Véronique. On s’éclipse. Lucette, espiègle : "Il faudra
revenir, on fera un boeuf bourguignon!"
La veuve fidèle
Comme
elle monte la garde sur la villa Maïtou, Lucette veille sur l’oeuvre de
Céline. Il l’a choisie pour cela, pense-t-elle. Elle s’y tient. Très
vite après sa mort paraissent deux Cahiers de l’Herne et un inédit, Le Pont de Londres — Guignol’s Band II.
"Lucette est une veuve assez exemplaire, qui a toujours défendu son
mari et son œuvre", assure François Gibault, son ami et conseil depuis
cinquante ans. "Elle parle de Céline au présent, comme s’il allait
surgir derrière son épaule", note David Alliot. Années 1960… Présenté à
Lucette par l’avocat André Damien, Gibault décrypte avec elle les pattes
de mouche du manuscrit de Rigodon. Chaque dimanche à Meudon, Lucette
ajoute sa fantaisie à ce travail : dîner au champagne, saumon fumé et
foie gras. Mais avant, gymnastique, sauna et bain glacé! En 1969, le
roman paraît. Elle accorde des interviews. Depuis, elle n’a plus été
filmée.
Elle a, en revanche, ouvert sa porte et sa
mémoire aux biographes et céliniens, de Frédéric Vitoux à Henri Godard.
"Correspondances, archives… Elle n’a rien de la veuve abusive qui ne
laisse rien passer", relève David Alliot. "Certes, elle est protégée par
un avocat pénaliste dissuasif! Mais sa seule limite, c’est de ne pas
republier les pamphlets." Fidèle à la volonté de Céline, elle a attaqué
en justice la tentative de réédition des textes antisémites (Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres, Les Beaux Draps).
Ainsi, au début des années 1980, Lucette en fait détruire des éditions
italiennes. "Cela lui valut d’être appelée 'la veuve Pilon' par Libération",
note l’éditeur Marc Laudelout. Des originaux se vendent chez les
bouquinistes. Des éditions clandestines existent. Mais Lucette pose sa
vie en rempart : "Tôt ou tard, ils vont ressurgir en toute légalité.Mais
je ne serai plus là et ça ne dépendra plus de ma volonté",
écrit-elle**.
La danseuse à l’étage
À
85 ans, Lucette a dû accorder un répit à son corps. Jamais, depuis son
entrée au Conservatoire de Paris, soixante-dix ans plus tôt, la danseuse
n’avait dérogé à la discipline, au geste parfait. C’est grâce à cet art
que Céline croise le chemin de Lucette Almanzor. Elle a 23 ans, lui 41.
Fasciné par la légèreté des danseuses, il assiste au cours
d’Alessandri, à Montmartre. "Elles incarnaient tout ce qu’il désirait :
un poème en ondes, face aux hommes si lourds", raconte Christophe
Malavoy, qui prépare un film sur lui. Céline la courtise. "Il ne parlait
pas, il cherchait ma force", écrit Lucette. Par la suite, des dizaines
d’élèves feront le chemin de Meudon pour y suivre la "méthode Almanzor".
"Je les redressais, je leur apprenais à respirer, à être dans leur
corps", confie-t-elle.
Au deuxième étage, on
danse. Finesse du geste. En bas, Céline écrit. Ciselage du texte. Il ne
monte jamais. Aux yeux de Lucette, il reste "comme une fleur" dont elle
doit "sans cesse tenir la tige droite". Maroushka, future danseuse de
Roland Petit, n’a pas 5 ans lorsqu’elle débarque route des Gardes.
Lucette lui donne "la subtilité et l’expression" et répète : "Souris, ne
montre pas que tu as mal." L’art forge aussi l’esprit. À bientôt 100
ans, Lucette dégage cette alchimie : énergie de chair et de sang, grâce
céleste. "Un frisson d’eau sur la mousse", écrit Malavoy, empruntant à
Rimbaud. Elle ne pèse pas. C’est pour cela qu’elle a pu vivre avec
Céline, pense-t-elle.
L’anticonformiste
Avec
l’écrivain et le chat Bébert, Lucette a plongé sans hésiter dans six
ans d’exil : une fuite en Allemagne en 1944 avec les derniers
pétainistes ; une épopée "hallucinatoire" vers le Danemark ; la
clandestinité, la prison ; la vie dans une cabane sur la Baltique… Pour
passer ensuite dix ans au côté d’un Céline malade, reclus. Lucette sort
"brûlée" de cette vie. Puis sort de sa réserve. François Gibault
découvre une femme drôle, une "intelligence à fleur de peau". Avec Bob
Westhoff, l’ex-mari de Sagan, ils font tous trois les quatre cents
coups. "On allait aux autotamponneuses, voir un match de boxe thaïe à
Bangkok." Un jour, leur avion tombe en rade audessus de l’océan Indien.
"Avec des requins sous nos pieds!", se souvient Lucette. En safari à
Zanzibar, prise d’une envie pressante, elle sort de la voiture et se
trouve nez à nez avec un lion. "Il bâillait. Ils n’attaquent pas les
hommes, je crois…"
À Meudon, les dimanches, le
monde entier vient dîner. Des céliniens fascinés d’approcher Lili,
héroïne des romans de son mari, en vrai. Des artistes comme Jean
Dubuffet, Marcel Aymé, Moustaki ou Françoise Hardy. Jean-François
Stévenin la connait depuis vingt ans. Il lui a encore téléphoné vendredi
: "Lucette a toute sa tête, elle est une leçon de vie. Elle illumine
chacun de sa joie de vivre. Elle voit la féérie des choses. Pour mes
quatre enfants, elle est une sorte de grand-mère magique." Des gens de
lettres : les Gallimard, Philippe Sollers ou Marc-Édouard Nabe, qui lui
consacre un roman. Des inattendus : Carla Bruni ou Dominique Rocheteau,
"ému", qui convie Lucette au Parc des Princes. Un autre jour, Gibault
invite une bande de breakdancers qui lui offre un show. Les futurs 2Be3, premier boy’s band français.
"Lucette
est une anticonformiste", sourit Véronique Robert. Avec elle, la
moindre virée à Dieppe, Saint-Malo ou Paris tourne à l’aventure cocasse.
Au BHV, "Madame Céline" s’extasie au rayon cadenas. Au Café de la
Mairie, elle épate les clients avec l’un des premiers portables. Chez
Habitat, elle part à la renverse dans un canapé. Elles rient comme des
gamines. C’était avant. Mais en septembre, elles ont encore inauguré le
restaurant de l’Opéra de Paris. L’une de ses dernières sorties. Lucette
avoue ne rien faire à moitié. "Heureusement que tu n’as pas connu le
bordel!", s’exclamait Céline.
Juliette DEMEY
Le Journal du Dimanche, 29 avril 2012.
* Textes de Sergine Le Bannier, Serge Perrault, Maroushka, François
Gibault, Frédéric Vitoux, Marc Laudelout, Véronique Robert-Chovin, Gang
Peng, Christophe Malavoy et David Alliot. Éditions Pierre-Guillaume de
Roux, 144 p., 16,90 euros. En librairies le 15 mai.
** Céline secret, Véronique Robert avec Lucette Destouches (Grasset, 2001).
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** Céline secret, Véronique Robert avec Lucette Destouches (Grasset, 2001).
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