Dans son Mort à crédit, Louis-Ferdinand Céline évoque Le voyage dans la Lune du cinéaste français Georges Méliès. En 1902, flanqué de sa grand-mère et de son chien, il s'enfilait en boucle ce premier film de science-fiction de tous les temps au Théâtre Houdin, boulevard des Italiens à Paris. L'histoire ne révèle pas ce qu'en pensait le chien, mais le Céline de huit ans (alors nommé Destouches) s'en régalait. À l'âge adulte, il déclarait connaître encore le film par cœur. L'auteur du Voyage au bout de la nuit, élevé à coups de taloches, avait besoin d'enchantements. Méliès, roi des chimères, inventeur des effets spéciaux et des trucages du septième art, était là pour lui...
Faut dire qu'il y a 110 ans, Le voyage dans la Lune relevait de la super-superproduction. Treize minutes d'action. Du jamais vu ! Et qui trouvait le tour d'expédier des savants barbus sur la Lune. L'obus lancé par un canon géant crevait l'oeil de notre satellite. Cette grimace astrale devait devenir iconique. Méliès l'ignorait et s'éclatait. Ses Sélénites, habitants lunaires à la dégaine d'oiseaux diablotins, explosaient sous les coups de parapluie des visiteurs, au milieu des champignons. Jules Verne et H. G. Wells avaient inspiré le cinéaste. Son film porte le sceau de l'humour et de la poésie.
Méliès avait acheté le Théâtre Houdin en 1888, et l'illusionnisme était sa grande affaire. Après qu'il eut assisté tout ébahi à la première projection publique des films des frères Lumière, au Grand Café le 28 décembre 1895, sa vocation changea de cap. Dès l'année suivante, Méliès projeta des films au Théâtre Houdin, puis construisit son propre studio à Montreuil, en devenant cinéaste et producteur. Son imagination fertile, son sens de la débrouille et de la scène firent le reste. Il allait enfanter le spectacle cinématographique
Le fameux Voyage dans la Lune, joué par des artistes du music-hall, des Folies Bergères, des danseurs et saltimbanques, se nourrissait d'effets inventés sur le tas. Qu'à cela ne tienne! La géniale féerie fut vite piratée par les Américains, puis plagiée à tire-larigot. Appelons ça un franc succès!
Hugo, le récent film en 3D de Martin Scorsese (cinq Oscar), inspiré de la vie de Georges Méliès, montrait des images en couleurs du Voyage dans la Lune. Le cinéaste américain les avait obtenues de Lobster Films, fondation française qui dégote et restaure des films anciens depuis plus de 25 ans. Son plus haut fait d'armes: la résurrection du chef-d'oeuvre de Méliès en bleu, banc, rouge.
Rares étaient les versions couleur des films de Méliès. Peintes à la main qu'elles étaient, les 13 374 images du Voyage par une petite armée d'ouvrières. Plus onéreuses du billet que les autres, ces copies aux teintes délavées faisaient le délice des bourgeois. Céline, enfant de la misère, n'eut droit qu'au noir et blanc.
La postérité aussi, car Le voyage en couleurs fut longtemps considéré comme perdu.
Qu'une version ait été retrouvée et acquise en 1993 par Lobster Films à la Cinémathèque de Barcelone tenait déjà de l'improbable. Reconstituer la pellicule agglutinée flirtait avec l'impossible.
Pourtant, au dernier Festival de Cannes, Le voyage dans la Lune en couleurs retrouvées était bel et bien lancé avec paillettes et flonflons sur une Croisette émue. Petit miracle devant nos yeux révélés, sur une musique originale de Air.
Or voici que l'obus rouge sur lune jaune du Voyage se pose à Montréal dès le 20 avril — franchement, ça ne se rate pas — au cinéma Excentris. Le classique restauré se voit assorti du documentaire Le voyage extraordinaire de Serge Bromberg et Éric Lange, fiers équipiers de Lobster Films. Ce film raconte, images d'archives et témoignages à l'appui, la vie de Georges Méliès aux 500 courts métrages muets, dont 300 disparus (il brûla lui-même les pellicules de son studio de Montreuil au moment de sa ruine, alors jugé dépassé). Bientôt marchand de jouets à la gare Montparnasse, puis redécouvert par des cinéphiles, Méliès flotte désormais mythique sur la planète cinéma, et sur la lune aussi.
Le documentaire évoque également l'aventure inouïe de la restauration du Voyage en couleurs, la plus complexe de l'histoire du cinéma. Ce n'est qu'en 2010 que la technologie, un appareil photo numérique de trois millions de pixels, fut au point pour servir la cause. Deux fondations, Technicolor et Groupama Gan, s'en mêlèrent. Les images manquantes furent coloriées d'après la version noir et blanc, en recréant sur ordinateur le procédé original au flou si poétique.
J'ai appelé Éric Lange. « Pour moi, c'était la quête du Graal inaccessible, le Voyage en couleurs », disait-il. Pendant deux ans, image par image, avec Bromberg, Lange avait décollé le soir chez lui, après une plongée dans un bain acide, chaque image ou fragment d'image, dûment photographiée. Des milliers d'heures, mais il n'a pas compté. C'est une histoire de passion, voyez-vous ! « Mais le vrai mérite en revient à Méliès », disait-il. Moi, je voyais plutôt une chaîne de fous passionnés nous entraîner sur une lune éborgnée, où l'homme a marché depuis en cherchant en vain, mais le film corrige tout ça, ses mystérieux Sélénites.
Odile TREMBLAY
Le Devoir, 14 avril 2012.
Très beau documentaire, que j'ai regardé avec d'autant plus d'intérêt que vers l'année 1954, alors que j'étais en colonie de vacances, on nous projetait ce film en noir et blanc... et cela nous plaisait beaucoup.
RépondreSupprimer