Nicole Debrie lors des Journées céliniennes de Puget-su-Argens (2009) |
Née en 1928, Nicole Debrie est la première, avec Marc Hanrez, à avoir publié une étude sur Louis-Ferdinand Céline. Psychanalyste, essayiste, poète, elle est membre de la Société des Etudes céliniennes depuis 1979.
Vous avez écrit trois livres sur Céline, je crois…
Oui…
Est-ce que vous pourriez nous les présenter rapidement ?
Oui. J’ai écrit un premier livre sur Céline qui est sorti en 61, l’année de la mort de Céline. Et j’avais été voir Céline d’ailleurs pour lui dire que j’avais l’intention de parler de sa poésie, et c’est ce qui lui avait plu, vraiment ça lui plaisait, ça lui plaisait beaucoup. Et j’étais tellement pétrifiée d’admiration que je ne parlais pas, c’est lui qui me posait des questions, il voulait savoir ce que je lisais. Enfin, il était tout à fait charmant. Et son perroquet est venu me… s’est mis à ramper par terre pour me mordre la botte… (rires) Toto ! (rires) Donc j’ai fait ce premier livre et… Marcel Aymé, qui était un ami de Céline, et qui a aimé mon livre, m’a fait une préface. Il a fait une très gentille préface. Et il était quand même… Il avait pas… C’est pas quelqu’un qui fait des préfaces à tire-larigot, Marcel Aymé. Je lui ai demandé après si il voulait me préfacer mes poèmes, parce que j’écris des poèmes… Et je les auto-édite aussi. Mais il m’a dit : « Écrivez votre préface et je la signerais. » Alors là, j’étais pas d’accord du tout ! (rires) Donc ce premier livre, je l’ai fait en 61… Oui, en 61. Ensuite, comme je faisais des études de psycho… Je suis licenciée de philo, j’ai fait une licence de psycho et je pratiquais la psychanalyse... J’ai écrit un livre sur Céline et les résonances psychanalytiques dans son œuvre, qui est ce gros livre bleu, qui est en quelque sorte ma thèse… Que je voudrais… J’aurais dû l’alléger mais j’avais un tas d’ennuis personnels à l’époque et j’aurais dû bien l’alléger et garder que l’essentiel. C’est sorti en… Je ne m’en rappelle plus… C’est sorti en 90, quelque chose comme ça… En 90. Ensuite, j’ai trouvé que vraiment l’actualité reflétait toutes les critiques de Céline, autant ses critiques littéraires... Parce que dans Bagatelles, il y va pas de main morte contre les gens qui écrivent sans avoir le besoin d’écrire, sans avoir d’inspiration… Le commerce qui envahit tout !... Moi, j’appelle mon quartier Sainte Frusque… (rires) C’est le quartier de Sainte Frusque ! Donc j’ai fait ce troisième livre pour mettre en évidence tout ce qui était en jeu, c’est à dire la poésie, et l’authenticité, l’authenticité dans… Tout ce qui était en jeu, dans ce troisième livre, sur Céline, et sur ses pamphlets, sur tous ses pamphlets. Parce que dans le premier, qui est Mea culpa, qu’il écrit en rentrant d’URSS où il a été voir si les prolos avaient les mêmes chaussures que les patrons… (rires) En rentrant d’URSS, il fait un petit bijou... Mea culpa, c’est un bijou ! En disant : « Le peuple est roi !... Le roi la saute ! il n’a pas de chemise. » Enfin, un pamphlet merveilleux qui s’appelle Mea culpa. Ensuite il a fait ce deuxième pamphlet, qui est Bagatelles… qui est un pamphlet à la fois contre la guerre et contre les juifs qui poussent à la guerre… Et aussi il y a plein de choses dedans, c’est… Il y a tout ce qu’on veut dans Bagatelles pour un massacre…
Vous trouvez plus de poésie dans les pamphlets que dans les romans ?
Ah non ! J’ai pas parlé des romans, c’est vrai… Non, le roman est un grand poème. Voyage au bout de la nuit, c’est un poème continu… Continu. Avec ce sens de l’intériorité qu’avait Céline. Il fait parler l’homme intérieur, hein… Et il dit : « Je voudrais que le lecteur ait l’impression qu’on lui parle à l’oreille… » Et c’est bien ça. Y’a aucune distance entre ce qu’on lit… Le Voyage qu’on lit, hein, y a pas de distance, on l’assimile, on y est… Comme pour toute poésie d’ailleurs réussie, hein… C’est pour ça qu’il touche, il touche n’importe qui d’ailleurs… Céline touche n’importe quelle classe de la société, des gens très modestes, des gens pas cultivés… Ils trouvent du plaisir à lire Céline… Y a pas de ça… Et Mort à crédit… Y a plusieurs romans dans Mort à crédit… Il y en a au moins quatre de romans dans Mort à crédit… Qui est aussi une satire de la famille... Enfin…
Comment vous jugez les romans d’après guerre, à partir de D’un château l’autre ou Féerie ?...
Oui, alors là, je dois dire qu’il y a une grosse différence entre Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit et les romans d’après guerre, parce que… Céline, à un moment donné, dit : « Comment j’écris ? Je dis “Ah !” à l’entrée de la grotte, et ça me répond. » Voyage et Mort à crédit ont été en quelque sorte dictés. Enfin, il a eu du mal à recueillir ce qui lui était dicté intérieurement, mais c’était dicté. Après, ce sont des chroniques. Ça n’a rien à voir. Avec de temps en temps, et très souvent, des passages de poèmes en prose… Comme quand il dit : « Dans quelques années... » Alors ça c’est formidable ! « …il y aura plus un Céline, il y en en aura des douzaines, ils m’auront volé la carte d’identité, ils en auront fabriqué cinquante, et il y aura cinquante Céline !… » (rires) C’est dans Nord d’ailleurs ça, c’est dans Nord. Mais ce sont des chroniques. Alors, c’est pas pareil.
Ça vous touche moins cette écriture là ?...
Ça touche moins, oui. Ah oui, c’est pas pareil !… C’est pas du tout pareil.
Et ça touche moins le public que Voyage au bout de la nuit, notamment ?
Ah oui !
Qui est plus universel, peut-être…
Ah oui ! Voyage au bout de la nuit… On le compare quelque fois à Proust, Céline. Enfin… Je veux dire qu’on… On les compare pas mais on dit toujours : les meilleurs, c’est Céline et Proust. Mais je trouve tout de même que Proust est quand même réduit à un milieu. Un milieu... Y a des choses merveilleuses dans Proust. Il y a un comique extraordinaire aussi, très très drôle. Mais c’est quand même limité à un milieu. Tandis que Céline, c’est universel, hein… Moi, c’est la différence que je vois entre Proust et Céline. Céline est universel et Proust est quand même limité à un milieu.
Il est universel mais dans toutes ses œuvres, Céline ?
…
Parce qu’on a l’impression quand même que le Voyage au bout de la nuit est beaucoup plus lu que ses autres œuvres...
Oui, certainement. D’ailleurs, c’est quand même son chef d’œuvre, hein… C’est son chef d’œuvre… Avec Mort à crédit aussi, hein… C’est son chef d’œuvre. C’est ses deux chefs d’œuvre. Mais après y a quand même des choses extraordinaires. Dans Féerie pour une autre fois, y a des poèmes en prose. Mais c’est pas pareil… Ça sortait de lui. Je dis : « Je fais “Oh !” et ça répond ». Et il s’était enfermé pour écrire le Voyage. Il s’est enfermé et il a travaillé. (rires) Voilà… Et je voulais ajouter que j’avais été très intéressée par Céline aussi parce que j’ai fait de la danse, jusqu’à vingt ans, et je me suis coupé les extenseurs (rires) du pied droit, ce qui m’a coupé dans mes ambitions de danseuse. (rires)
Est-ce que vous avez travaillé sur la méthode de madame Almanzor ?
Un peu. J’ai fait un petit livret, que je n’ai plus, parce que je… Je ne sais pas… Elle l’a distribué. Lucette, c’est ça.
Qu’est-ce que cette technique avait de particulier ?
Ah !... C’était la fleur qui s’ouvre. (rires) C’était… (rires) C’était un peu naïf. Un petit peu naïf… Et j’aimais beaucoup Lucette, et j’aimais beaucoup y aller… La première fois que j’y suis allée, comme c’était très tard dans la journée, j’ai dormi chez elle. (rires) Elle m’a dit : « N’allez pas prendre le train, là-haut, à Meudon. » Donc, j’ai dormi chez elle. Et j’avais de très bons rapports avec Lucette. Maintenant, ils sont pas bons.
Pour quelle raison, si ce n’est pas trop indiscret ?
Je ne sais pas… Ça doit être à cause de Gibault. (rires)
Enfin, ils sont pas mauvais, mais j’en ai pas, quoi, j’en ai pas…La dernière fois qu’on a été la voir, on était très content, on la vue. Elle est couchée, elle ne se lève pas, elle ne se lève pas du tout… Et… On a été content de la voir, et elle aussi a été très contente de nous voir. Bon… Ça s’est bien terminé. Elle peut durer longtemps comme ça… Sans bouger... Elle ne se lève pas.
Je voudrais revenir sur la psychanalyse… Céline s’est intéressé à la psychanalyse…
Beaucoup.
… notamment lors de ses voyages à Vienne.
Oui.
Vous pensez qu’il s’en est servi, dans son œuvre, de cet intérêt pour la psychanalyse ?
…
Des échos, peut-être ?
Peut-être, oui… S’il s’en est servi ?... Je ne pense pas qu’il s’en soit servi. Non. Non, je ne pense pas. Mais il était très intéressé par la psychanalyse.
Par l’inconscient ?
Par l’inconscient, oui. Je cherche une citation qui doit parler de l’inconscient qui est un tyran. Oh ! Je ne sais plus… Ça ne me vient pas… (pages tournées)
Céline parle beaucoup de danse et de musique…
Oui. Il parle de danse. Et… Comme il aimait la danse, il a transmuté son amour de la danse dans son écriture. Et, en particulier, y a des ballets. Y a des ballets dans l’œuvre de Céline. Dans le Voyage au bout de la nuit, vous avez la nourriture qui arrive aux armées. Elle est décrite… C’est une danse. J’avais sélectionné des passages qui étaient vraiment des ballets. (pages tournées) Je suis à vous tout de suite… Parce qu’ils sont trop jolis ceux-là… (pages tournées)
Ce sont donc des extraits tirés de votre ouvrage ?
C’est ça. Par exemple : les objets. Les objets les plus modestes ont leurs mouvements, hein, ont cette espèce de danse. Quand il parle de la… « Elle arrivait aux lignes d’avant-garde la nourriture, honteusement rampante et lourde, en longs cortèges boiteux de carrioles précaires, gonflées de viande, de prisonniers, de blessés, d’avoine, de riz et de gendarmes, et de pinard aussi, en bombonnes le pinard, qui rappellent si bien la gaudriole, cahotantes et pansues. » Vous voyez cette phrase pour décrire la nourriture qui était amenée aux armées, aux soldats ! C’est vraiment une danse. Y a une autre danse. Y a les plaignants noirs, dans Voyage, quand il est en Afrique : « Justiciables et simple public debout, mêlés dans le même cercle, tous sentant fortement l’ail, le santal, le beurre tourné, la sueur safranée. Tous ces êtres semblaient tenir avant tout à s’agiter frénétiquement dans le fictif ; ils fracassaient autour d’eux un idiome de castagnettes en brandissant au dessus de leurs têtes des mains crispées dans un vent d’arguments. » Un vent d’arguments... C’est extraordinaire, hein !? C’est… On les voit, on les sent, on les entend, même on les sent puisqu’il donne l’odeur, hein... Et y avait aussi… Même dans Bagatelles vous avez la danse du vent sur l’eau et la pierre, dans la description de Leningrad, sur la Neva. Alors je cite Céline : « Elle tient toute la ville dans sa main la mer !... diaphane, fantastique, tendue… à bout de bras… tout le long des rives… toute la ville, un bras de force… des palais… encore des palais… Rectangles durs… à coupoles… marbres… énormes bijoux durs… au bord de l’eau blême… A gauche, un petit canal tout noir… qui se jette là… contre le colosse de l’Amirauté, doré sur tranches… chargé d’une Renommée, miroitante, tout en or… Quelle trompette ! en plein mur… Que voici de majesté !... Quel fantasque géant ? Quel théâtre pour cyclopes ?... cent décors échelonnés, tous plus grandioses… vers la mer… Mais il se glisse, piaule, pirouette une brise traître… » Voyez, la danse, hein… « une brise de coulisse, grise, sournoise, si triste le long du quai… une brise d’hiver en plein été… L’eau frise au rebord, se trouble, frissonne entre les pierres… Plus loin, d’autres passerelles frêles, “à soupirs”, entre les crevasses de l’énorme Palais Catherine… puis implacable au ras de l’eau… d’une seule portée terrible… le garrot de la Neva… » Voilà. Voyez, c’est toujours de la danse, hein, mais une danse qui passe, à la fois dans les mots, dans les phrases et dans les images. Alors, évidemment... Et Céline dit une fois qu’il a regretté le plus, c’était de ne pas être musicien. Parce qu’il lui semblait que c’était plus direct. On arrivait à la musique plus directement.
La danse, c’est aussi la recherche de légèreté. On retrouve ça dans l’éclatement de la phrase chez Céline…
Oui ! La recherche de la légèreté : « Ils étaient lourds ! » Sa grande critique de ses contemporains : « Ils étaient lourds ! » (rires) « Un tiroir-caisse ! Gling ! Gling ! » Et voilà : « Ils étaient lourds ! » (rires) Voilà.
Et bien c’est fini... (rires) C’est fini. (rires)
Propos recueillis par Matthias GADRET et Emeric CIAN-GRANGÉ,
Le 14 octobre 2011, au domicile de Madame Nicole Debrie.
Transcription Emeric Cian-Grangé.
Le Petit Célinien, 18 mai 2012.
BIBLIOGRAPHIE
Études
Études
Montherlant : l'Art et l'Amour, Ed. Emmanuel Vitte, 1960. Céline, Ed. Emmanuel Vitte, 1961. Préface de Marcel Aymé. (réédition en 1982, puis en 1995 aux éditions du Trident)
Il était une fois Céline. Les intuitions psychanalytiques dans l'oeuvre célinienne, Aubier, 1990.
Quand la mort est en colère. L'enjeu esthétique des pamphlets céliniens, Ed. Debrie, 1997.
Communications
« Céline et Dostoïevski », IXè colloque L.-F. Céline, Paris, 1992. « Le lyrisle de Céline ou la quête du poétique dans le prosaïque », Xè colloque L.-F. Céline, Paris, 1994. « L'enjeu esthétique de Bagatelles pour un massacre », XIè colloque L.-F. Céline, Paris, 1996. « Céline et Zola », XIIè colloque L.-F. Céline, Paris, 1998. « Céline et l'individuation », Journées céliniennes, Puget-sur-Argens, 12, 13 et 14 juin 2009.
Poèmes
Reliques, Ed. Debrie.
Communications
« Céline et Dostoïevski », IXè colloque L.-F. Céline, Paris, 1992. « Le lyrisle de Céline ou la quête du poétique dans le prosaïque », Xè colloque L.-F. Céline, Paris, 1994. « L'enjeu esthétique de Bagatelles pour un massacre », XIè colloque L.-F. Céline, Paris, 1996. « Céline et Zola », XIIè colloque L.-F. Céline, Paris, 1998. « Céline et l'individuation », Journées céliniennes, Puget-sur-Argens, 12, 13 et 14 juin 2009.
Poèmes
Reliques, Ed. Debrie.
Merci au Petit Célinien d'avoir mis en ligne cet entretien. Le possibilité de pouvoir écouter Nicole Debrie est très appréciable, on y ressent comme une petite émotion. Je m'étonne néanmoins de ne pas entendre parler d'elle plus souvent. N'aurait-elle rien d'intéressant à dire ?
RépondreSupprimerQuestion anodine : a-t-elle rédigé un témoignage pour ce livre qui vient de paraître, et qui s'appelle Madame Céline ?
Autre question : est-il possible de trouver ses ouvrages facilement ? Une femme qui étudie les pamphlets de Céline, c'est assez rare. Et qui parle de leurs enjeux esthétiques, c'est une chose encore plus rare.
Vous pouvez trouver ses ouvrages sur certains sites de ventes de livres d'occasion, comme Abebooks ou livre-rare-book par exemple.
RépondreSupprimerSon nom ne figure pas dans la liste des témoignages du "Madame Céline".
Grand merci.
SupprimerD'autres entretiens sont-ils prévus ?
Oui, d'autres entretiens sont en préparation...
SupprimerS'il y a quelqu'un qui a dit des choses intéressantes, vraiment intéressantes sur Céline, c'est bien Nicole Debrie
RépondreSupprimerIl est dommage que ces « choses vraiment intéressantes sur Céline » ne soient pas davantage connues. Je vais tacher de me faire un avis sur la question. Merci à vous.
SupprimerJ'ai l'impression que les Gibault, Godard, Vitoux & consorts ont littéralement phagocytés l'univers célinien... Nicole Debrie et Eric Mazet sont pour moi d'authentiques céliniens, émérites, hautement intéressants dans leur regard qu'ils portent sur l'homme et son œuvre... bien bien loin des poncifs débités par les reines d'Angleterre du "show-biz Céline".
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