La
chose est des plus étranges. A force de se poser l’éternelle question
du statut, voire de la légitimité – comment peut-on ? - de
Louis-Ferdinand Céline dans le paysage littéraire (et autre) français,
on a fini par rendre Céline obligatoirement aimable, génial,
« incontournable » comme on dit chez les cuistres. Ce qui est aussi
déplorable, au fond, que de le figer en « écrivain maudit ».
On peut oser sans problème ne pas aimer
Proust, Gide, voire l’intouchable Camus. Personne ne vous conteste ce
droit. Vous pouvez même les détester, il s’agit de goûts littéraires.
Mais Céline, on ne peut pas. On ne peut plus. A la déclaration simple :
« je n’aime pas Céline » est systématiquement accolée une suite tacite
mais Ô combien assourdissante, « parce qu’il est antisémite ». Je n’aime
pas Céline parce-qu’il-est-antisémite : c’est ce qu’on appelle en
linguistique (Antoine Culioli) un « énoncé indissociable ». Avec Roland
Barthes on parlerait d’holophrase. La première proposition (pourtant
principale) « je n’aime pas Céline », comme elle est a priori considérée
par votre interlocuteur comme subordonnée à la seconde (même non dite)
« parce qu’il est antisémite », en devient du coup impossible. « Je
n’aime pas Céline » est impossible (à dire, à écrire, à penser) puisque
c’est une phrase tronquée, la seule phrase possible étant « je n’aime
pas Céline parce qu’il est antisémite ».
Cette situation énonciative est
extraordinaire et ne fonctionne – que je sache – que pour Céline parmi
les écrivains à aura sulfureuse. On peut dire « je n’aime pas Aragon ».
Cela se comprend, on n’entend pas forcément, en sens tacite ou
subliminal, « parce qu’il est stalinien ». Plus troublant, on peut dire
« je n’aime pas Drieu et Brasillach ». On vous suppose a priori un rejet
littéraire, lié éventuellement au style rigide de l’un, ampoulé de
l’autre (ou quelqu’autre raison) mais pas « parce qu’ils sont
antisémites ». Dans ce cas, la phrase fait sens, elle est possible. On
peut donc ne pas aimer Drieu ou Brasillach. Mais pas Céline.
On devine bien que le glissement n’est
en rien linguistique. Louis-Ferdinand Céline est le syntagme d’une
passion française jamais expurgée : l’Occupation, la Collaboration. Il
en fallait un. C’est lui. On peut aisément deviner pourquoi. D’abord
c’est, assurément, le plus grand – et de loin – des écrivains
« collabos ». Et puis les deux (grands) autres sont morts en 1945. Lui a
continué à vivre, à écrire, à parler, à susciter encore et encore mille
polémiques.
A force de ressasser « le débat » de la
légitimité de ses écrits – comme symptôme du mal forclos depuis 45 – on a
fini par faire de Céline l’écrivain obligé, génial, in-critiquable. A
force de se demander s’il faut le lire, voire le publier, il est partout
(sans jeu de mots douteux), à foison. Même ses pamphlets prétendument
« interdits » sont accessibles par un clic de souris.
Il y a peu (disons une vingtaine
d’années), la situation était exactement inverse. Il fallait un certain
courage pour dire « j’aime Céline » (« Ah bon ! Et pourtant, avec toutes
ces horreurs qu’il a écrites !... »). Il fallait se préparer un
argumentaire littéraire solide et même dans ce cas … Aujourd’hui, c’est
pour dire « je n’aime pas Céline » qu’il faut un vrai courage ! (« Ah !
Vous en êtes encore là !!... Pffff ! »). Et là, plus besoin
d’argumentaire bien préparé : quoi que vous disiez – vos arguments
fussent-ils les plus brillants du monde – ne perdez pas votre temps ! Si
vous n’aimez pas Céline c’est forcément parce qu’il est …
Inutile de vous dire que l’entreprise
d’énoncer « je n’aime pas Céline » devient carrément indécente si – par
le hasard des naissances et des filiations – vous vous appelez Barack
(Avi qui plus est) … Ça fait souci : une partie de la population
française, et au-delà, est exclue sans espoir de retour (Kherem et
Chamata) du droit de dire une phrase, éventuellement (peut-être ?...)
d’exprimer une opinion littéraire (littéraire mon œil … vous savez bien
que c’est parce que …). Peut-on un instant imaginer un « Barack » … qui
n’aime pas Céline parce qu’il déteste les logorrhées diariques, les
successions incessantes de points d’exclamation, les imprécations en
enfilades interminables, les pantalonnades épistolaires pitoyables, la
« jactance pantinoise » systématique, le cynisme érigé en univers etc. ?
Que non ! On sait bien, au fond du fond, pourquoi « en réalité », il
n’aime pas Céline ! Et ses raisons ne peuvent pas être littéraires !
C’est là, sûrement, le nœud de
l’affaire. Rien, de tout ce qui se dit sur Céline, ne peut être vraiment
littéraire. Je veux dire exclusivement littéraire, pas entaché de
considérations autres, d’arrière-pensées plus ou moins décelables.
Tenez. Si je vous dis, là, maintenant,
je n’aime pas Céline. Ben voyons ! On s’en doutait ! Comment peut-il
aimer Céline puisque Céline est …
Si je vous dis là, maintenant, j’aime
Céline. Ben voyons ! Pour qui il nous prend ? S’il aimait Céline, déjà,
il n’écrirait pas cet article. Et puis comment peut-il aimer Céline
puisque Céline est …
Alors je ne vous dis rien d’autre que ce
que j’ai dit. Tout énoncé sur Céline est frappé d’une interdiction
énonciative. Je me tais.
Enfin presque.
Avi BARACK
La cause littéraire, 8 mai 2012.
Professeur de philosophie à Rome (Italie)
Travaille à un essai sur les grandes possessions démoniaques (Loudun, Morzine)
Psychanalyste en formation didactique
Travaille à un essai sur les grandes possessions démoniaques (Loudun, Morzine)
Psychanalyste en formation didactique
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